03/03/2025 ssofidelis.substack.com  25min #270514

 Soit Zelensky «conclut un accord», soit les États-Unis «s'en lavent les mains», avertit Trump

Le camp pro-guerre a gagné - pour l'instant

Par  Thomas Fazi, le 3 mars 2025

Au lendemain du clash Trump-Zelenskyy, les faucons de la guerre ont de nouveau le vent en poupe.

La visite de Zelensky à la Maison Blanche vendredi n'était censée être qu'une simple formalité, destinée à finaliser l'accord minier très controversé entre les États-Unis et l'Ukraine (dont le libellé final a déjà été  rendu public) et à servir de première étape vers un règlement négocié de la guerre. Mais elle s'est transformée en une débâcle sans précédent : une confrontation houleuse entre Zelenskyy, Trump et Vance s'est déroulée devant les caméras du monde entier.

La confrontation a eu lieu au terme d'une conversation tendue mais cordiale de cinquante minutes devant les caméras. La question des garanties de sécurité, qui n'avait pas été résolue avant la conférence de presse, a persisté en arrière-plan : Zelenskyy a exigé de Trump un soutien explicite en matière de sécurité en échange des ressources (et comme condition préalable à tout futur accord de paix), vraisemblablement un engagement à intervenir directement au nom de l'Ukraine en cas de nouvelle action militaire de la Russie - demande que Trump a systématiquement rejetée.

Les tensions ont soudainement éclaté lorsque le vice-président JD Vance a déclaré à Zelenskyy que seule la diplomatie pourrait mettre un terme à la guerre. "Quel genre de diplomatie ?", a rétorqué Zelenskyy. Parlant en même temps que le président ukrainien, Vance a déclaré au dirigeant en visite qu'il était "irrespectueux" de sa part de venir au bureau ovale et de faire valoir avec insistance son point de vue devant les médias américains et lui a ensuite demandé s'il avait remercié Trump pour son leadership.

"Vous avez assez parlé. Vous ne gagnez pas", lui a dit Trump à un moment donné. "Vous pourriez être plus reconnaissant. Vous n'avez pas les cartes en main". "Je ne joue pas aux cartes", a répondu Zelenskyy. "Je suis très sérieux, Monsieur le Président. Je suis un président en guerre".

"Vous jouez surtout avec la Troisième Guerre mondiale", a répondu Trump. "Et ce que vous faites est extrêmement irrespectueux envers le pays, ce pays, qui vous a soutenu bien plus que ce que bien des gens auraient fait". Et Vance de renchérir : "Avez-vous remercié une seule fois votre interlocuteur au cours de cette réunion ? Non".

Finalement, Trump a mis fin au numéro dans son style typiquement Trumpien:

"Très bien, je pense que nous en avons assez entendu. Qu'en pensez-vous ? Ça va être de la grande télévision. Je vous le garantis". Quelques minutes plus tard, Trump a écrit sur Truth Social que Zelensky "pouvait revenir dès qu'il serait prêt à négocier la paix".

Le 𝕏 message de Zelensky, publié peu après sur Twitter, se voulait plus conciliant :

"Merci l'Amérique, merci pour votre soutien, merci pour cette visite. Merci @POTUS, merci au Congrès et au peuple américain. L'Ukraine a besoin d'une paix juste et durable, et c'est exactement ce à quoi nous travaillons".

Mais il faudra plus que de la communication pour combler le fossé entre les deux présidents, si tant est que ce soit possible. Ce show médiatique sans précédent a déjà eu des répercussions mondiales considérables, soulevant de nombreuses questions quant à son impact potentiel sur le déroulement du conflit en Ukraine et son éventuelle résolution.

Avant toute analyse des implications, on peut toutefois se poser la question suivante : étant donné la nature inhabituelle et quasiment sans précédent de cette confrontation publique dans l'histoire de la diplomatie, fallait-il y voir une sorte de "préméditation" ? Et si oui, de la part de qui ? Ou s'agissait-il d'une crise spontanée, résultat de tensions croissantes et d'exigences inconciliables ? La réponse pourrait être lourde de conséquences pour les négociations futures et la perception globale des protagonistes.

Certains ont suggéré que ce tacle public à Zelensky était un coup de pub soigneusement orchestré par Trump, laissant entendre que l'accord sur les ressources aurait pu être un simple stratagème pour attirer le président ukrainien à Washington. Selon ce récit, Trump aurait eu recours à cet affront public pour forcer les Républicains bellicistes encore indécis à retirer leur soutien au président ukrainien (si tel est le cas, cela a fonctionné. On peut citer la volte-face de Lindsey Graham) ou peut-être, plus globalement, pour "démythifier" Zelensky aux yeux du public américain (et occidental) - une forme de déprogrammation après des années de propagande occidentale le présentant comme un homme d'État à la Churchill luttant pour la liberté et la démocratie contre l'expansionnisme russe - pour justifier son exclusion des négociations, voire sa démission.

Si tel était l'objectif, en fonction du public cible, ce fut soit un succès partiel, soit un échec complet. Alors que l'affrontement semble avoir 𝕏 modifié la perception du public à l'égard du président ukrainien aux États-Unis et même érodé le soutien dont il bénéficiait parmi les médias grand public américains - CNN  ayant déclaré que Zelensky

"doit soit réparer miraculeusement cette rupture, soit survivre d'une manière ou d'une autre sans l'Amérique, soit enfin quitter le pouvoir et laisser quelqu'un d'autre prendre la relève - ce dernier choix étant peut-être le plus évident",

elle a produit l'effet inverse en Europe, galvanisant le soutien au président ukrainien et exacerbant les tensions transatlantiques, du moins à première vue.

Cette stratégie pourrait également être interprétée comme une condition préalable à l'arrêt total du financement de l'Ukraine, ou la menace de le faire, forçant ainsi Zelensky à négocier sur la base des conditions américano-russes. Après tout, le soutien des États-Unis reste crucial pour les capacités de combat de l'Ukraine. Outre la fourniture d'armes et de munitions, les États-Unis continuent d'apporter un soutien essentiel dans des domaines tels que les communications par satellite, principalement par le biais du système Starlink d'Elon Musk, qui joue un rôle vital dans le maintien de la connectivité de l'Ukraine sur le champ de bataille.

En outre, l'Ukraine reste fortement dépendante du financement américain, principalement par le biais de l'USAID, ne serait-ce que pour maintenir les fonctions étatiques essentielles telles que les salaires du secteur public, les services sociaux, etc. Si les États-Unis venaient à interrompre leur soutien, les fonctions de l'État ukrainien risqueraient effectivement de s'effondrer, et l'Europe n'a tout simplement pas les moyens de combler un tel vide, en particulier en ce qui concerne les infrastructures essentielles telles que les connexions par satellite. En effet, avant la visite de Zelenskyy, le département d'État a déjà mis fin à un programme de l'USAID dont l'objectif était de contribuer à la restauration du réseau électrique ukrainien.

On pourrait spéculer à l'infini sur les motivations de Trump, mais dans le fond, on peut douter de cette version de la mise en scène. Pendant la majeure partie des 50 minutes de conversation, Trump s'est montré plutôt cordial, tandis que Zelenskyy a fait monter la pression sur la fin, semblant irrité par les remarques de Vance concernant les réticences de l'Ukraine à s'engager sur la voie diplomatique. Il est bien sûr possible que le plan de Trump et Vance ait précisément consisté à provoquer Zelenskyy en soulevant certains sujets sensibles devant les caméras. Après tout, Zelenskyy avait déjà été moqué à plusieurs reprises tout au long de la journée (y compris par Trump lui-même) pour ne pas porter de costume, de sorte que les tensions étaient déjà palpables.

L'inverse est cependant également possible : que l'impasse ait été "provoquée" par Zelenskyy lui-même, peut-être pour contraindre Trump à s'engager publiquement à poursuivre le financement de la guerre, à offrir des garanties de sécurité plus fermes ou, chose plus réaliste, à jeter le discrédit sur Trump afin de justifier son opposition à un accord de paix entre les États-Unis et la Russie. En mettant en scène sa confrontation avec Trump, Zelensky aurait pu tenter d'envoyer un message clair au public national et international, renforçant à la fois sa position sur la nécessité d'un soutien occidental durable pour l'Ukraine et en présentant sa résistance à un éventuel accord de paix comme une question de principe plutôt que comme une manœuvre politique.

Cela peut sembler un peu tiré par les cheveux, mais force est de constater à quel point Zelensky est investi dans un prolongement de la guerre : si le conflit prenait fin, sa carrière politique serait probablement terminée et, plus radicalement, sa vie même pourrait être en danger. Il faut également tenir compte de l'éventualité que Zelensky ait subi des pressions de la part de certains membres de l'establishment européen, également favorables à la poursuite de la guerre, pour qu'il adopte une position inflexible, voire pour qu'il "humilie" Trump. Après tout, le lendemain même, Zelensky 𝕏 écrivait ce qui suit sur X :

"Il va être difficile [de poursuivre la guerre] sans le soutien des États-Unis. Mais nous ne nous laisserons pas abattre, nous ne renoncerons ni à notre liberté ni à notre peuple. Nous avons vu comment les Russes nous ont envahis et ont tué tant de gens. Personne ne veut d'une nouvelle invasion. Si nous ne pouvons pas être admis à l'OTAN, nous avons besoin de garanties de sécurité claires de la part de nos alliés américains.

L'Europe est prête à faire face aux imprévus et à contribuer au financement de notre grande armée. Nous avons également besoin des États-Unis pour définir les garanties de sécurité : de quel type, de quelle ampleur et à quel moment. Une fois ces garanties en place, nous pourrons envisager la diplomatie avec la Russie, l'Europe et les États-Unis. Faire la guerre n'est pas une solution à long terme et nous n'avons pas assez d'armes pour vaincre l'ennemi".

En d'autres termes, il s'agit de doubler la mise sur la stratégie ratée de "la paix de force" qui est à l'origine du bourbier ukrainien. C'est la pire stratégie possible pour l'Ukraine - plus la guerre durera, plus la position de l'Ukraine se détériorera - mais pas nécessairement pour Zelensky.

Bien sûr, il est tout à fait possible qu'aucune des deux parties n'ait "planifié" cet événement et qu'il ne s'agisse en réalité que d'une crise publique inattendue. Quoi qu'il en soit, nous n'en saurons probablement jamais rien. Ce qui compte désormais, ce sont les retombées politiques et leur impact potentiel sur l'évolution du conflit. Avant d'aborder cet aspect, il est toutefois nécessaire d'analyser les arguments avancés par les deux parties lors du bras de fer survenu dans le Bureau ovale, car ils apportent un éclairage précieux sur la façon dont les faux récits continuent de façonner la réalité du conflit.

Une grande partie de ce que Trump et Vance ont dit à Zelensky était factuellement et même éthiquement correct : l'Ukraine est en train de perdre la guerre, elle manque sérieusement d'effectifs et négocier un accord le plus tôt possible est la meilleure option, car la poursuite de la guerre ne peut que nuire à la capacité de négociation de l'Ukraine. Impossible de ne pas être d'accord avec cela.

Mais, là encore, le discours de Trump sur l'Ukraine a omis de nombreux éléments clés de l'histoire, en ne présentant la guerre que comme une conséquence de l'administration Biden ("Si j'avais été président, la guerre n'aurait jamais eu lieu"), plutôt que comme l'aboutissement d'un projet impérial américain vieux de plusieurs décennies, impliquant plusieurs administrations - comme la plupart des projets impériaux - depuis au moins deux décennies. Y compris la première administration Trump.

Les épisodes clés incluent : la "révolution de couleur" initiée par les États-Unis en 2004 (Bush Jr 1-2), l'annonce par l'OTAN lors du sommet de Bucarest de son intention d'admettre l'Ukraine parmi ses membres (Bush 2), le coup d'État fomenté par les États-Unis en 2014 (Obama 2), la montée en puissance de l'armée ukrainienne et son intégration de facto dans les structures de l'OTAN (Trump 1), et l'escalade finale menant à l'invasion de la Russie en 2022 (Biden). En bref, cette guerre ne peut être attribuée à une seule administration américaine, bien qu'il soit clair que l'administration Biden porte une responsabilité particulièrement lourde. La véritable cause s'inscrit dans le cadre plus large de l'État impérial américain, un système qui transcende les administrations successives et reste pour l'essentiel cohérent dans sa quête de domination géopolitique.

Cette structure impériale, façonnée par des intérêts militaires, économiques et stratégiques de longue date, a perpétué des politiques exacerbant les conflits, souvent indépendamment du parti au pouvoir. Par conséquent, si chaque administration peut introduire ses propres nuances et actions spécifiques, la responsabilité globale incombe aux mécanismes de l'impérialisme américain qui persistent à alimenter les conflits internationaux. En effet, même la décision de Trump de mettre fin à cette guerre pourrait être considérée comme l'aboutissement logique de ce projet impérial, qui semble désormais prêt à être abandonné, car nombre de ses objectifs - mais pas tous - ont été atteints. Parmi ceux-ci figurent le déclin économique de l'Europe, son découplage géopolitique de la Russie et la dépendance énergétique totale du continent au profit des États-Unis.

Mais, évidemment, Trump ne peut pas l'admettre, ce serait trop accablant pour l'image globale des États-Unis. Après tout, ce ne serait pas la première fois que les États-Unis s'impliquent dans un conflit militaire et tentent ensuite de faire volte-face sans en assumer la responsabilité : Vietnam, Irak, Afghanistan... la liste est interminable. Ce qui explique la position quelque peu paradoxale de Trump et Vance, qui déclarent à Zelensky que la guerre a détruit son pays tout en exigeant sa "gratitude" pour le soutien financier et militaire apporté par les États-Unis, soutien qui, à bien des égards, a permis à la guerre de s'étendre.

De plus, reconnaître les origines profondes de la guerre en Ukraine contraindrait Trump à admettre que, lors de son premier mandat, il a également joué un rôle clé dans l'escalade du conflit : en 2017, son administration a été la première à fournir à l'Ukraine, déjà engagée depuis trois ans dans une guerre meurtrière contre les séparatistes pro-russes à l'est, des armes létales, en approuvant la vente de Javelins, des missiles antichars mobiles. Auparavant, l'administration Obama s'était montrée réticente à fournir à l'Ukraine une aide létale, préférant lui apporter une assistance à caractère non létal. Trump s'en est même vanté lors de l'échange dans le Bureau ovale : "Obama vous a donné une couverture et nous vous avons donné des Javelins", a-t-il rappelé à Zelensky.

Les États-Unis ont ainsi considérablement contribué à l'intensification de la guerre civile en Ukraine, exacerbant encore les tensions entre les États-Unis et la Russie. Les Javelins fournis par les États-Unis ont été effectivement utilisés pour infliger de lourdes pertes aux Russes de souche dans l'est du pays, amplifiant ainsi le conflit. Entre 2016 et 2020, les États-Unis ont fourni une aide financière et militaire substantielle à l'Ukraine, pour un montant total d'environ 1,95 milliard de dollars, afin de renforcer ses capacités militaires.

Ce soutien avait pour but de renforcer les capacités militaires de l'Ukraine et d' "améliorer l'interopérabilité avec les forces de l'OTAN", signe que Washington était prêt à traiter l'Ukraine comme un membre de facto de l'OTAN, indépendamment de son statut officiel. Parallèlement, les États-Unis et d'autres pays occidentaux, opérant hors de l'OTAN, ont armé, formé et coordonné l'armée ukrainienne, et ont réaffirmé leur engagement en faveur de l'adhésion de Kiev à l'Alliance occidentale. Comme l'écrit Warwick Powell, professeur adjoint à l'université du Queensland :

"Avec le soutien des États-Unis, les forces armées ukrainiennes (AFU) sont devenues la plus grande armée terrestre d'Europe, entraînée selon les normes de l'OTAN et dotée d'un nombre croissant d'équipements de l'OTAN/des États-Unis. Entre 2015 et fin 2021, les AFU ont connu une expansion et une modernisation considérables, devenant la plus grande armée terrestre d'Europe en dehors de la Russie. [...] Fin 2021, l'Ukraine disposait de la plus grande armée de terre permanente non russe d'Europe, parfaitement préparée à un conflit de grande ampleur. L'administration Trump a joué sa partition dans ce processus".

De plus, l'administration Trump s'est également retirée unilatéralement du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire de 1987 en 2019. Craignant que cela n'augmente le risque d'une première frappe américaine, Moscou a cherché à obtenir de nouvelles mesures de restrictions mutuelles et des moratoires sur le déploiement de missiles. Washington a rejeté les propositions russes. Les États-Unis ont également commencé à organiser des exercices militaires près des frontières de la Russie. Ainsi, en mai 2020, l'OTAN  a mené un exercice de manœuvre de tirs réels en Estonie, à 110 km de la Russie.

Zelensky a été élu en 2019 sur la promesse d'apporter la paix au Donbass en mettant en œuvre les accords de Minsk, une série d'accords négociés par la France et l'Allemagne pour mettre fin au conflit dans l'est de l'Ukraine, comprenant notamment des réformes constitutionnelles en Ukraine accordant une forme d'autonomie à certaines régions du Donbass. Zelenskyy a, semble-t-il, pris son mandat au sérieux. Cependant, dès le début, les nationalistes d'extrême droite ont opposé une violente résistance à la mise en œuvre des accords de Minsk, allant jusqu'à  menacer de tuer Zelensky et sa famille.

Seul un acteur puissant aurait pu contenir les extrémistes, comme le gouvernement américain. Pourtant, celui-ci n'a jamais apporté de soutien substantiel au programme de paix. Comme l'a  prédit le grand et regretté Stephen F. Cohen en octobre 2019, Zelensky ne pourra "mener à bien les négociations de paix à moins que l'Amérique ne le soutienne" contre "le mouvement quasi fasciste" qui menace littéralement son existence.

Autre fait notable, Trump n'a pas levé les sanctions imposées à la Russie par Obama, ni fait le nécessaire pour réintégrer la Russie au G8.

En bref, Trump lui-même a joué un rôle central dans la situation actuelle. Zelensky en est parfaitement conscient, tout comme il sait que ce sont les administrations américaines successives qui ont mené l'Ukraine sur la voie de la confrontation avec la Russie, poussant ses dirigeants à adopter une posture de plus en plus belliqueuse, et menant finalement à la guerre. Pourtant, Zelensky ne peut pas non plus reconnaître cette réalité historique, car cela remettrait en cause le récit de "l'invasion non provoquée".

Voilà pourquoi ses propres remarques dans le bureau ovale regorgeaient également d'omissions et de mensonges flagrants. Aaron Maté les a magistralement démystifiés dans un  article récent :

"Pour faire valoir qu'il n'y a pas de négociation possible avec Poutine, Zelensky a invoqué un accord, négocié par la France et l'Allemagne, que lui et Poutine ont signé à Paris le 9 décembre 2019. Le pacte prévoyait un échange de prisonniers, que Poutine aurait ignoré, selon Zelensky. "Il [Poutine] n'a pas procédé à l'échange de prisonniers. Nous avons signé un accord d'échange, mais il ne l'a pas appliqué", a déclaré Zelensky.

"Zelensky ne disait pas la vérité. Il a lui-même 𝕏 assisté à une cérémonie le 29 décembre 2019 pour célébrer le retour des prisonniers ukrainiens libérés dans le cadre de son accord avec Poutine. Puis, en avril 2020, son bureau  s'est félicité de la libération d'un troisième groupe de prisonniers.

"Et ce n'était pas sa seule affirmation mensongère. En affirmant que l'on ne peut pas faire confiance à Poutine, Zelensky a omis de mentionner son propre bilan en matière de diplomatie avec Moscou. [...]

"L'invasion russe a contraint Zelensky à mettre de côté toute hostilité aux négociations, qui ont abouti aux pourparlers d'Istanbul de mars-avril 2022. Alors que Zelensky affirme désormais qu'il est impossible de négocier avec la Russie, ses propres représentants à Istanbul expriment un point de vue bien différent.

"'Nous avons réussi à trouver un compromis très concret' se souvient Oleksandr Chalyi, membre éminent de l'équipe de négociation ukrainienne, en décembre 2023. 'Nous étions très proches, de la mi-avril à la fin avril, de conclure notre guerre par un règlement pacifique'. Poutine, a-t-il ajouté, 'a tout fait pour conclure un accord avec l'Ukraine'.

"𝕏 Selon l'ancien conseiller de Zelensky, Oleksiy Arestovich, qui a également participé aux négociations, 'les initiatives de paix d'Istanbul ont été très constructives" et, si l'Ukraine a 'fait des concessions', a-t-il déclaré, 'la Russie en a fait bien plus. Cela ne se reproduira plus jamais'. La guerre en Ukraine,  a conclu Arestovich, 'aurait pu prendre fin avec les accords d'Istanbul, et plusieurs centaines de milliers de personnes pourraient encore être en vie'.

"Les États-Unis et le Royaume-Uni  ont saboté les  pourparlers d'Istanbul en  refusant de fournir à l'Ukraine des garanties de sécurité et en encourageant plutôt Zelensky à continuer les combats. La décision de Zelensky de se plier à leurs diktats explique en partie pourquoi il cherche désespérément à obtenir des garanties de sécurité de la part de Trump".

Ainsi, les deux parties sont, en quelque sorte, prisonnières de leurs propres faux récits sur la guerre. Par conséquent, les deux parties sont incapables d'engager une conversation honnête et nuancée sur les origines du conflit et les solutions potentielles. Cette cécité auto-imposée ne fait qu'aggraver la crise. En effet, reconnaître la vérité sur le conflit n'est pas seulement une question d'exactitude historique, mais aussi un enjeu crucial pour le "processus de paix". Du point de vue de la Russie, un règlement à long terme nécessite une réforme du système international pour empêcher à l'avenir des guerres par procuration entre grandes puissances et des conflits comme celui-ci. Pour y parvenir, il faudra toutefois repenser en profondeur le rôle des États-Unis dans le monde et réévaluer de manière critique leurs actions jusqu'à présent.

D'où la question la plus urgente : comment le face-à-face Trump-Zelenskyy peut-il influer sur le cours de la guerre et les négociations de paix en cours ? Jusqu'à présent, cela n'augure rien de bon. L'affrontement à Washington a eu pour résultat d'encourager l'attitude agressive et belliciste des dirigeants européens, dont la plupart se sont rués sur les réseaux sociaux pour publier une déclaration 𝕏 copiée-collée de soutien indéfectible à l'Ukraine et d'engagement en faveur d'"une paix juste et durable" - un appel à la poursuite de la guerre. Puis, dimanche, ils se sont réunis à Londres pour proposer leur "plan de cessez-le-feu" alternatif, qui comprend quatre points clés :

  • L'Europe maintiendra l'aide militaire à l'Ukraine et augmentera la pression économique sur la Russie.
  • Tout règlement futur devra inclure l'Ukraine à la table des négociations, la souveraineté et la sécurité de l'Ukraine étant primordiales.
  • La capacité de défense de l'Ukraine sera renforcée (par les Européens) afin de dissuader toute future agression et invasion de la part de la Russie.
  • Le Royaume-Uni et d'autres pays engageront des effectifs pour une couverture terrestre et aérienne pour garantir la paix, à condition que les États-Unis apportent un soutien important.

Les conséquences seront tragiques pour l'Ukraine : la guerre d'usure va s'éterniser, avec à la clé de nouvelles pertes territoriales et un bain de sang encore plus insensé. L'idée de mettre en œuvre un cessez-le-feu assorti de "garanties de sécurité" européennes sous la forme d'un déploiement de troupes européennes (c'est-à-dire de l'OTAN) sur le terrain entraînerait non seulement une intensification extrêmement dangereuse des hostilités, augmentant le risque d'affrontement direct entre les forces russes et celles de l'OTAN, mais surtout, elle serait catégoriquement rejetée par la Russie.

La Russie a toujours déclaré qu'elle ne voit pas de cessez-le-feu viable sans un cadre de négociations plus large, et a clairement indiqué qu'elle n'acceptera en aucun cas le déploiement de troupes de l'OTAN en Ukraine. Si la Russie a déclenché cette guerre, c'était avant tout pour empêcher l'Ukraine de devenir un État-garnison de l'OTAN, que ce soit de jure ou de facto.

La Russie rejettera donc la fausse "proposition de paix" de l'Europe, qui sera à son tour utilisée par les Européens comme preuve que les Russes ne sont pas disposés à négocier. En d'autres termes, c'est le scénario idéal pour prolonger la guerre, du moins sur le court terme, ce qui est le résultat escompté par les dirigeants européens et le régime ukrainien actuel. Les Européens ont réussi à faire dérailler les négociations de paix de Trump, du moins pour l'instant, conformément à mes prédictions

J'ai analysé en détail les motivations politiques, voire psychologiques, de ce comportement irresponsable des dirigeants des pays européens  d'autres régions, je ne vais donc pas revenir sur ces points ici. Cependant, un élément supplémentaire mérite d'être pris en compte : il se peut que les Européens n'agissent pas seuls, mais de concert avec des factions de l'État américain de la Sécurité nationale et de l'establishment démocrate, qui ont également tout intérêt à faire échouer les pourparlers de paix et à se servir des Européens pour faire obstacle à Trump.

Quoi qu'il en soit, force est de souligner que Trump porte sa propre responsabilité. Il est bien sûr tout à fait possible que les Européens aient tenté de détourner les "négociations de paix" même sans rupture officielle des relations entre l'Ukraine et les États-Unis vendredi, mais on peut affirmer sans l'ombre d'un doute que ces derniers leur ont grandement facilité la tâche. Voilà pourquoi, au lendemain de l'altercation dans le bureau ovale, je n'ai pas rejoint le chœur des critiques de la guerre par procuration entre les États-Unis et l'OTAN qui célébraient l'humiliation de Zelensky et affirmaient qu'il s'agissait d'une "victoire" pour la Russie.

Bien au contraire, ce qui s'est passé ne contribuera pas à l'objectif de paix en Ukraine : en plus d'enhardir les faucons européens, cela révèle le caractère imprévisible et carrément imprudent de la diplomatie trumpienne. Rien de tout cela n'est propice à la paix. J'ai d'ailleurs lu  une interview du politologue et analyste russe Sergey Markov dans un magazine danois, dans laquelle il exprime en substance le même point de vue :

"Psychologiquement, on peut sans doute se réjouir que l'Occident soit divisé. Mais à bien y réfléchir, cette situation est plus risquée pour la Russie. Nous voulons un accord de paix, mais nous constatons que l'Ukraine veut continuer à se battre. Pour le Kremlin, un 'accord de paix' signifie la paix selon les conditions russes. L'Ukraine devra faire des compromis sur tous les points. La stratégie semblait fonctionner : Trump parvenait à faire pression sur l'Ukraine. Mais à la Maison Blanche, Zelensky a soudainement durci le ton, un revirement défavorable au Kremlin".

Qu'il s'agisse d'une manœuvre mise en scène par Trump qui se serait retournée contre lui, qu'il ait été manipulé par Zelensky ou qu'il s'agisse simplement d'un événement spontané, le fait est que Trump a, pour l'instant du moins, perdu le contrôle du processus de négociation. Mais la vraie question est de savoir s'il a jamais eu un plan cohérent pour mettre fin au conflit.

Après tout, dans les jours qui ont précédé sa rencontre avec Zelensky, Trump et d'autres responsables de l'administration ont envoyé des messages très contradictoires sur l'avenir du conflit : Trump  a parlé de l'accord proposé entre les États-Unis et l'Ukraine sur les matières premières comme d'un accord qui donnerait à l'Ukraine "beaucoup d'équipements, des équipements militaires et le droit de continuer à se battre", tandis que son secrétaire à la Défense, Pete Hegseth, 𝕏 a déclaré que l'Europe devra à l'avenir continuer à fournir à l'Ukraine une aide militaire. Parallèlement, Trump a exprimé à plusieurs reprises son soutien à l'idée de "soldats de la paix" européens en Ukraine, malgré l'opposition déclarée de la Russie.

On peut donc se demander si les négociations entre les États-Unis et la Russie partaient sur de bonnes bases, d'autant que, du point de vue de la Russie, la paix implique non seulement d'accepter le contrôle de la Russie sur les territoires annexés (ce que Trump semblait prêt à concéder), mais aussi de mettre fin à l'expansion de l'OTAN. Comme l'a récemment 𝕏 déclaré le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Riabkov, pour la Russie, un accord à long terme pour le conflit ukrainien nécessite une réforme profonde du système international afin d'éviter que des guerres par procuration entre grandes puissances et des conflits comme celui-ci ne se reproduisent, en Ukraine et ailleurs.

Pour cela, l'équilibre mondial des pouvoirs doit être redéfini et, surtout, une nouvelle architecture de sécurité européenne doit être mise en place, l'Occident devant enfin reconnaître les intérêts de la Russie en matière de sécurité et, plus généralement, la nature multipolaire du monde actuel. Rien n'indique que la Russie et les États-Unis soient sur le point de trouver un accord sur ces grandes questions géopolitiques, ce qui requiert bien sûr également la coopération de l'Europe. Comme l'a fait remarquer Markov, "Trump et Poutine ne sont d'accord que sur environ 20 %".

Dans ce contexte, l'issue actuelle n'est peut-être pas si négative du point de vue de Trump : les États-Unis peuvent se sortir du bourbier ukrainien tout en poursuivant leur rapprochement avec la Russie, en se tournant vers la Chine et l'Asie-Pacifique, tout en rejetant la responsabilité de l'échec des négociations de paix sur Zelensky et les Européens. Pendant ce temps, en poursuivant la guerre par procuration en Ukraine, l'Europe s'assure de rester économiquement et géopolitiquement à l'écart de la Russie dans un avenir plus ou moins proche, mais accroît ainsi sa dépendance économique continue vis-à-vis des États-Unis. Dans l'ensemble, ce n'est pas un si mauvais accord pour Washington.

En d'autres termes, comme 𝕏 le suggère le chercheur en géopolitique Brian Berletic, ce qui est présenté dans les médias comme un "clivage transatlantique" sans précédent ressemble en réalité davantage à une "division du travail", dans laquelle les Européens maintiennent la pression sur la Russie tandis que les États-Unis concentrent leur attention sur la Chine.

Bien sûr, l'Ukraine ne peut soutenir indéfiniment une guerre d'usure, même avec le soutien de l'Europe. La réalité finira par s'imposer et les négociations reprendront inévitablement. Mais pour l'instant, la guerre - et la dangereuse menace d'une escalade OTAN-Russie - se poursuit.

Site web :  thomasfazi.net Twitter :  @battleforeurope Son dernier livre s'intitule  The Covid Consensus (co-écrit avec Toby Green)

Thomas Fazi

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