Par René Naba
Dernière mise à jour le 17 mars 2025
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Harry St. John Bridger Philby, né le 3 avril 1885 à Badulla-Ceylan, mort le 30 septembre 1960 à Beyrouth-Liban, également connu sous les noms de Jack Philby ou Sheikh Abdullah, a été un espion britannique, explorateur et ornithologue. Son fils Kim Philby a été un célèbre agent britannique, agent double pour le compte de l'Union soviétique (affaire Burgess Mac Lean).
L'insolite dialogue entre Ibn Saoud et Sir John Philby, alias Cheikh Abdallah
En ce mois de Mai 1930, sous une chaleur caniculaire, la Ford noire cheminait lentement sur la piste sablonneuse qui reliait La Mecque à Taif, dans la province occidentale d'Arabie, les deux membres de la garde royale se sont placés devant le véhicule tenant la porte.
A l'intérieur du véhicule, le Roi, de retour du pèlerinage, demeurait pensif, voire soucieux. Comme son silence se prolongeait, son compagnon John Philby s'empresse de prendre la parole : « Majesté, comptons sur l'aide de Dieu ».
Abdel Aziz se retourne vers son compagnon anglais, revêtu de la coiffe traditionnelle bédouine et répond laconiquement : « Oui, en effet ». Puis poussant un soupir, avoue tout à trac : « J'aurai aimé récolter quelques sous lors de la saison du pèlerinage cette année. Mais visiblement nous sommes en plein marasme. La situation est stagnante ».
Le Roi du Hedjaz et du Najd se plongea à nouveau dans un silence profond, fixant le chauffeur indien, proche de son conseiller. Le Roi n'aimait pas faire état de ses soucis. Mais la colère, cette fois, était incompressible. « Que s'est-il passé dans le Monde pour que les fidèles n'accomplissent pas leur pèlerinage cette année » ?
Philby sourit, puis s'est mis à expliquer au Roi la conjoncture économique mondiale : Le monde a changé effectivement. Le Monde est en pleine crise économique aux Etats Unis et en Europe. Les faillites sont nombreuses (après le krach boursier de 1929). Le commerce est en récession. Ceci s'est répercuté sur l'ensemble du Monde, frappant tous les secteurs, y compris le pèlerinage.
Philby a eu l'impression que le Roi ne saisissait pas l'importance de ses propos. L'anglais résume alors son propos : « Majesté, ce qui vous contrarie est le fait que les revenus du pèlerinage ont été moindres cette année que les années précédentes ».
Puis éclatant de rire, comme pour dérider le Roi, Philby affirme : « Il y a une solution à tout. Il existe un moyen de se procurer de l'argent. Beaucoup plus d'argent que les revenus du pèlerinage ».
Intéressé par cette perspective, le Roi répond instantanément : « Comment ? » se retournant vers son conseiller assis à l'arrière de la voiture, à côté de son aide de camp indonésien Abdel Rahman, un homme présent dans tous les déplacements du Roi, indispensable pour ses connaissances techniques et son expertise mécanique de la voiture ;
S'exprimant avec son accent hachémite, Philby répond : « Majesté, vous dormez au-dessus d'un trésor enfoui sans vous en rendre compte. Sous terre, dans le désert, une mer de pétrole qui commence à Kirkouk (nord de l'Irak) et se termine au sud de la Perse. Je n'ai aucun doute que la province orientale d'Arabie fait partie intégrante de cette mer ».
Percevant l'intérêt d'Ibn Saoud à ces propos, Philby ajoute aussitôt : « Si vous donnez l'autorisation, je pourrai conclure des contrats qui rapporteraient des millions de livres sterling, en contrepartie de la concession autorisation l'extraction du pétrole ».
Abdel Aziz paraissait très intéressé par cette explication, songeant à la perspective aux pièces sonnantes et trébuchantes qui allaient se déverser dans son escarcelle. Puis, se ravisant, « Tes amis sont demeurés deux ans sur place, sans rien trouver, assurant qu'ils n'avaient pas trouvé du gaz dans la région d'Al Qatif ».
Réponse de Philby : « Ne te préoccupe pas de mes amis. Je suis mieux informé sur eux que toi. Que veux-tu ? des pièces d'or et de l'argent. Je t'assure que tu seras en mesure de percevoir des millions, en contrepartie de la signature d'un document conférant l'exclusivité de la prospection pétrolière.
Philby, non seulement portait la tenue bédouine, mais se faisait appeler « Abdallah ». Abdel Aziz sourit : « Wallah ya Abdallah, Zayn. Parfait Que Dieu t'accorde ses bienfaits. Mais si tu me fournissais sur le champ un million de livres. Tu parles de plusieurs millions de livres, j'en veux un sur le champ et je te donne tous les documents que tu souhaites et même plus ».
L'Ami
Philby était connu en Arabie sous le nom d'Abdallah, mais également par le qualificatif d'al Hajj ou de Sahib (l'ami) et était un conseiller singulier : Diplomate, officier, négociateur et intermédiaire, historien, géographe, mais aussi et surtout espion.
Diplômé de Cambridge, il était polyglotte. Outre l'anglais, il parlait couramment les langues suivantes : français, allemand, arabe, hindi, perse. En Inde, il apprit les langues vernaculaires : l'Urdû, et le Baloutche. De tendance libérale dans sa jeunesse, il aura une inclination marquée vers le socialisme à l'âge adulte. Au seuil de la vieillesse, fasciné par la montée en puissance d'Adolf Hitler, il soutiendra que le chef nazi est un être mystique qui communique avec l'au-delà.
Durant son séjour en Inde, Philby s'est impliqué dans l'étude des religions, particulièrement la religion musulmane. Il apprit le Coran au Cachemire, s'appliquant à en mémoriser les versets.
Mais sa plus grande découverte a été sa rencontre avec Abdel Aziz Ibn Saoud, le fondateur de la dynastie wahabite, en dépit des critiques et des récriminations réciproques qui ont émaillé leurs relations. Pendant 35 ans, une admiration mutuelle unissait les deux hommes depuis leur première rencontre à Ryad au Palais Ad Dyr, le 39 Novembre 1927. L'admiration que portait Philby au Saoudien a évolué vers une attraction réciproque.
Abdel Aziz voyait en Philby tout ce qui lui manquait en termes de connaissance du monde extérieur, au-delà du désert, son univers indépassable à l'époque. Pour Abdel Aziz, Philby était tout à la fois un conseiller, un directeur, un professeur. Pour Philby, Abdel Aziz représentait ce qu'il cherchait depuis longtemps : un roi courageux qui a engagé un combat pour unifier son peuple. Au fil du temps, Philby considérait Abdel Aziz comme le nouveau Cyrus le Grand.
…… (((Figure majeure du Monde antique, Cyrus II dit Cyrus le Grand, est le fondateur de l'Empire perse, de la dynastie des Achéménides, régnant d'environ 559 à 530 av JC Son règne a été marqué par des conquêtes d'une ampleur sans précédent : après avoir soumis les Mèdes, il a placé sous sa domination le royaume de Lydie, et les cités grecques d'Ionie, puis l'Empire néo-babylonien, (comprenant alors la Mésopotamie, la Syrie, les cités phéniciennes et la Judée). Il trouva la mort au cours d'une campagne militaire contre les Massagètes. Son règne marque un tournant dans l'histoire du monde antique, puisqu'il signe la fin de l'ère des grands royaumes mésopotamiens et une nouvelle étape dans la construction d'empires multinationaux, son empire lui survivant deux siècles.))) …
L'espion
Philby a été dépêché auprès d'Ibn Saoud en sa qualité d'espion, sa mission première. L'officier anglais a accompli cette mission de la meilleure façon possible, servant pleinement les intérêts de son pays en combattant l'influence turque dans la péninsule arabique. La liquidation de l'influence turque dans cette zone a sonné le glas de la présence turque dans le Monde arabe, préludant à l'effondrement de l'empire ottoman et du califat.
Si Philby s'était contenté de cette mission, il aurait bénéficié en Occident d'un prestige comparable à celui du Colonel T. E Lawrence, l'officier de liaison britannique durant la Grande révolte arabe 1916-1918. Mais Philby ne s'est pas contenté de ce rôle. Considéré comme un dissident, Londres a accusé Philby de s'être rebellé contre sa politique, tantôt mercenaire des Arabes, tantôt mercenaires des Américains. La stigmatisation à son encontre s'est amplifiée par la suite du fait du role de son fils, Kim Philby, en tant qu'agent soviétique ;
Il est étrange que l'Empire que Philby a servi durant sa jeunesse ne lui a jamais pardonné sa déviance. La Grande Bretagne l'a marginalisé et espionné, avant de procéder à son arrestation et de le projeter dans l'oubli.
Quant aux monarchies arabes, dont Philby a favorisé l'émergence, elles ne se sont pas préoccupées de lui à la fin de sa vie. Elles ont été irritées par les vives critiques qu'il leur avait adressées, notamment le fait d'avoir renié leurs valeurs premières. Les monarchies arabes l'ont accablé, le surchargeant d'accusations, dont certaines se sont avérées.
Au décès de Cheikh Abdallah -Philby- à l'hôpital de l'Université américaine de Beyrouth, le 30 septembre 1960, dix personnes étaient présentes à ses obsèques. Parmi eux, son épouse baloutche, Rosy, son fils Kim et les porteurs du cercueil qui l'ont enterré au cimetière musulman de Bachoura, à Beyrouth.
Aucun représentant des ambassades d'Arabie saoudite, d'Irak, de Jordanie et du Royaume Uni n'était présent… Comme si Philby n'avait joué aucun rôle dans l'émergence de ces pays… Comme s'il ne les avait jamais servi.
Le bagarreur
Philby avait parfaitement assimilé la mentalité tant occidentale qu'arabe, connaissant parfaitement els qualités et les défauts de ces deux mondes.
A ce titre, il a été constamment tiraillé entre ces deux cultures. Il a veillé à être fidèle avec ceux avec lesquels il était lié par ses origines, en même temps qu'avec ceux avec lesquels il a partagé et vécu leurs aspirations. Mais il n'a donné satisfaction ni aux uns, ni aux autres. Il en a conclu qu'il valait mieux privilégier ses propres intérêts.
Philby a mené une vie austère, animé d'un caractère rugueux à la recherche constante de nouveaux défis. Détestant le mensonge, la tromperie et la supercherie, il se dressera, dès la fin de la Première Guerre mondiale contre la politique anglais en Orient.
L'opposition de Philby à la politique britannique en Orient a conduit à son éviction, sans que cela n'entraine pour autant une rupture définitive avec son pays d'origine.
Philby a su mettre à profit ses états de service et son réseau relationnel au service de ses propres intérêts. Parmi ses connaissances figuraient « Monty », un proche parent, le Maréchal Bernard Montgomery, le vainqueur de la bataille d'Al Alamein, ainsi que Valentine Vivian, adjoint au chef du M16, le service de renseignement britannique, Arnold Wilson, membre du parlement britannique, ancien gouverneur civil d'Irak. Un réseau international aussi varié qu'antinomique : Allen Dulles, directeur de la CIA, le Pandit Nehru, premier ministre d'Inde, David Ben Gourion, premier ministre d'Israël et le tortionnaire nazi Adolf Eichmann.
Philby était conscient de la nécessité de tisser pareil réseau dans son intérêt personnel. Il a été l'un des premiers à repérer Ibn Saoud, pressentant que le chef de tribu saoudien allait s'imposer dans la péninsule arabique et a misé sur lui.
Le rebelle
Les difficultés de Philby avec ses supérieurs éraient provoquées par son insistance à vanter les mérites d'Ibn Saoud et à la soutenir, le considérant comme « Le cheval gagnant ». Mais les arguments de Philby en faveur du Roi saoudien ne trouvèrent guère d'échos favorables auprès de ses supérieurs hiérarchiques.
Le renforcement des Saoudiens extrémistes ne constituait pas, en effet, le principal objectif des Anglais qui considéraient l'instrumentalisation des Saoudiens comme une manœuvre tactique destinée à affaiblir les Turcs. Mais à la fin de la Première Guerre mondiale, les objectifs de la Grande Bretagne avait radicalement changé.
Ainsi Lord George Curzon ne considérait plus comme prioritaire l'anéantissement d'Ibn Rachid en Irak, considéré désormais comme pouvant faire office comme pierre d'achoppement aux visées wahabites dans le sud de l'Irak et l'Emirat de Transjordanie.
Philby n'avait cure de ses manigances. Il plaidait constamment en faveur d'Ibn Saoud, considérant que le Roi saoudien était le plus apte à défendre les intérêts de la Grande Bretagne au Moyen orient.
L'argumentaire de Philby était le suivant : La réunification de la Péninsule arabique sous l'égide du Roi Abdel Aziz offrira à Londres la possibilité de disposer d'un solide allié dans la zone. Une configuration davantage favorable à la Grande Bretagne, qu'une constellation d'alliés locaux faibles et vulnérables.
L'exaspération de Philby était telle qu'il conseillait secrètement Ibn Saoud de s'emparer de Haël, en prévision d'un assaut sur le Hedjaz. Cette correspondance secrète a été découverte en 1924. Philby n'a pas eu d'autres choix que de démissionner de son poste de directeur des services de renseignements britanniques pour la Palestine.
Philby a alors fait acte d'allégeance à Ibn Saoud, prenant le risque d'être accusé de sédition. Mais le temps a donné raison à Philby : Haël est tombée aux mains d'Ibn Saoud, et, par effet de domino, les villes du Hedjaz les unes après les autres.
Philby s'est alors installé à Djeddah, dans la province occidentale du Royaume, ville portuaire sur la Mer Rouge, devenant un homme de commerce, Concessionnaire de multiples marques et produits : voiture, tracteurs, appareils radio, jouets pour enfants. En fait son activité commerciale servait de couverture à sa véritable mission : l'espionnage.
Philby était devenu, en fait, le conseiller occulte d'Ibn Saoud pour la politique étrangère et la vérification des comptes publics du Royaume, son émissaire pour des missions spéciales.
Plus concrètement, Philby était chargé d'établir les fondements d'une solide assise au trône wahabite, après avoir jeté les bases. Pour le trône d'Irak et de Jordanie.
Le concessionnaire : le déjeuner de Philby avec Francis Butler Loomis au restaurant Symposium à Londres
La plus importante contribution de Philby au Roi Abdel Aziz a été son rôle dans le lancement de la prospection pétrolière de Dammam, province orientale du Royaume, dans la décennie 1930.
Le 11 juillet 1932, Philby a été invité à déjeuner au restaurant Symposium à Londres par Francis Butler Loomis, ancien sous-secrétaire d'état aux Affaires étrangères des Etats Unis, promu à la fonction de Directeur exécutif de la Compagnie Standard Oil of California (SOCAL).
L'Américain fait à Philby l'offre suivante : 50.000 Livres sterling or par mois en contrepartie des droits exclusifs de prospection du pétrole, avec en supplément à Philby, à titre personnel, des royalties substantiels, en sus d'un salaire de la firme américaine. Une offre en Or.
Cette bouffée d'oxygène est intervenue alors que le Royaume saoudien traversait une grave crise économique. Les revenus du pèlerinage étaient réduits de moitié du fait du Krach boursier de 1929, atteignant moins de deux millions de livres sterling par an. Pris de panique, les commerçants thésaurisaient de l'or, craignant un effondrement de la monnaie saoudienne.
Lors de la venue de la délégation américaine à Djeddah, le Roi Abdel Aziz, en compagnie de ses fils, a réservé un accueil royal à ses hôtes, n'hésitant pas à danser en leur honneur la danse du sabre, la danse traditionnelle saoudienne réservée aux hôtes de marque.
Les choses ont alors rapidement changé lorsqu'il a été constaté que l'Arabie Saoudite détenait les plus importantes réserves pétrolières du Monde.
Ce fut alors un basculement total du Royaume wahabite : Dans sa forme, dans son âme, dans ses valeurs, sa force, son positionnement international et ses intérêts.
Le Royaume du Najd était mort. Sur ses débris, un nouveau royaume lui a succédé, animé d'un état de sauvagerie.
Épilogue ! L'état de sauvagerie
Le sabre qui strie la bannière saoudienne sous-tendant le premier verset du Coran, illustre plus que le pétrole, plus que l'Islam, plus que tout, la dynastie wahhabite.
Si l'Islam assure une prééminence spirituelle du Royaume sur les autres pays arabes et musulmans, le pétrole une rente de situation matérielle à l'Arabie, le sabre demeure toutefois la marque de fabrique de la Famille Al Saoud. Le garant de sa survie.
Le Coran relève de l'ordre de la prophétie divine, le sabre permet le maintien de l‘ordre terrestre de la dynastie saoudienne, à tout le moins sur le territoire du Royaume. C'est par le sabre que la famille Al Saoud a assuré sa domination sur les autres tribus de la péninsule arabique et réunifié le Royaume.
C'est par le sabre qu'elle assure sa domination sur les sujets du royaume. C'est par le sabre qu'elle tranche les violations à l'ordre public et assure la paix sociale.
René Naba
NOTES :
La source originale de cet article est madaniya.info
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Par René Naba