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« L'endoctrinement des masses entretient l'ignorance et l'obéissance » - Chris Hedges

publié le 24/03/2025 Par  Chris Hedges

Les attaques contre les collèges et les universités américaines - l'administration  Trump a averti que quelque soixante collèges pourraient perdre  des fonds fédéraux s'ils ne parvenaient pas à sécuriser les campus vis-à-vis des étudiants juifs, et a d'ores et déjà  retiré un financement de 400 millions de dollars à l'université de Columbia - n'ont absolument rien à voir avec la lutte contre l'antisémitisme. Ce prétexte n'est d'autre qu'un écran de fumée, une façade pour un programme beaucoup plus vaste et plus insidieux. L'objectif, dont des projets visant à  supprimer le ministère de l'Éducation et à  mettre fin à tous les programmes relatifs à la diversité, l'équité et l'inclusion (DEI), est de transformer le système éducatif, de la maternelle aux études supérieures, en une machine d'endoctrinement.

Les régimes totalitaires aspirent à exercer un contrôle absolu sur les institutions qui assurent la transmission des idées, en particulier les médias et l'Éducation. Les narratifs qui remettent en question les mythes sur lesquels le pouvoir absolu fonde sa légitimité - dans notre cas, les faits historiques qui ternissent le caractère sacré de la suprématie de l'homme blanc, du capitalisme et du fondamentalisme chrétien - sont effacés.

Il ne peut y avoir de réalité collective. Il ne peut y avoir d'autres points de vue possibles. L'histoire doit être figée. Il ne peut y avoir de réinterprétation ou la moindre recherche. Elle doit être cristallisée sous forme de mythe pour conforter une idéologie dirigeante et une hiérarchie politique et sociale prédominantes. Tout autre paradigme du pouvoir et de l'interaction sociale est synonyme de trahison.

« L'une des menaces les plus sérieuses auxquelles une hiérarchie de classe peut être confrontée est l'existence d'un excellent système scolaire public accessible à tous », écrit Jason Stanley dans  Effacer l'histoire.

La doctrine politique qui perçoit cette menace avec le plus d'acuité - et qui associe l'hostilité à l'égard de l'enseignement public au soutien à la hiérarchie de classes - est une certaine forme de libertarianisme de droite, une idéologie qui considère le libre marché comme étant le fondement de la liberté des hommes. Ces libertariens s'opposent aux réglementations gouvernementales et à pratiquement toutes les formes de services publics, y compris l'enseignement. L'objectif politique de cette variante de l'idéologie libertarienne est de démanteler les services publics.

En ce qui concerne l'enseignement public, ce démantèlement est soutenu tant par les oligarques que par les élites économiques, qui estiment que la démocratie menace leur pouvoir, et que les impôts requis menacent leur richesse. Les écoles publiques sont le service public démocratique fondamental. Il est donc parfaitement logique que les opposants à la démocratie, y compris les mouvements fascistes et de tendance fasciste, s'associent aux libertariens de droite pour en saper l'institution.

J'ai enseigné  Une histoire populaire des États-Unis de  Howard Zinn dans la salle de classe d'une prison du New Jersey. Le livre de Zinn est l'une des principales cibles de l'extrême droite. En 2020, lors de la conférence de la Maison-Blanche sur l'histoire américaine, Trump a dénoncé  Zinn en déclarant : « Nos enfants sont formés à partir de tracts de propagande, comme ceux de Howard Zinn, qui visent à leur inspirer de la honte à l'égard de leur propre histoire ».

Howard Zinn fait voler en éclat les mensonges qui ont servi à glorifier la conquête des Amériques. Il permet aux lecteurs de voir les États-Unis du point de vue des Amérindiens, des immigrants, des esclaves, des femmes, des dirigeants syndicaux, des socialistes persécutés, des anarchistes et des communistes, des abolitionnistes, des militants anti-guerre, des leaders des droits civiques et des pauvres. Il présente les témoignages de  Sojourner Truth,  Chief Joseph,  Henry David Thoreau,  Frederick Douglass,  W.E.B. Du Bois,  Randolph Bourne,  Malcolm X et  Martin Luther King Jr. Pendant mon cours, j'entendais les étudiants murmurer « merde » ou « on nous a menti ».

Zinn explique clairement que les forces militantes organisées ont ouvert un espace démocratique pour la société américaine. Aucun de ces droits démocratiques - l'abolition de l'esclavage, le droit de grève, l'égalité des femmes, la Sécurité sociale, la journée de travail de huit heures, les droits civiques - ne nous a été donné par une classe dirigeante bienveillante. Il a fallu se battre, faire preuve d'abnégation. En bref, Howard Zinn explique comment fonctionne la démocratie.

Le livre de Zinn était révéré dans ma minuscule salle de classe de la prison. Il était révéré parce que mes élèves comprenaient au plus profond d'eux-mêmes comment le privilège blanc, le racisme, le capitalisme, la pauvreté, la police, les tribunaux et les mensonges colportés par les puissants détruisaient leurs sociétés et leurs vies. Pour la première fois, grâce à Zinn, ils ont pu entendre les voix de leurs ancêtres. Il a écrit l'Histoire, pas le mythe. Non seulement il a instruit mes élèves, mais il leur a donné les moyens d'agir. J'avais toujours admiré Howard Zinn. Après ce cours, je l'ai révéré à mon tour.

Lorsqu'il enseignait au Spelman College, un établissement d'enseignement supérieur réservé aux femmes noires à Atlanta, Zinn s'est impliqué dans le mouvement des droits civiques. Il a fait partie du Comité de coordination non violent des étudiants. Il a défilé avec ses étudiants pour réclamer les droits civiques. Le président de Spelman n'a pas apprécié. « J'ai été licencié pour insubordination »,  se souvient Zinn. « En l'occurrence, c'était bien ça ».

L'Éducation est censée être subversive. Elle donne aux élèves la capacité et le langage nécessaires pour poser des questions relatives aux hypothèses et aux idées dominantes. Elle remet en question les dogmes et les idéologies. Elle peut, comme l'écrit Zinn, « contrecarrer la mystification qui légitime la mainmise du gouvernement ». Elle  fait entendre la voix des marginalisés et des opprimés afin de respecter la pluralité des points de vue et des vécus. Lorsque l'Éducation est efficace, elle permet de développer l'empathie et la compréhension, le désir de réparer les erreurs historiques et d'améliorer la société. Elle favorise l'intérêt général.

L'Éducation n'est pas seulement une question de connaissances, c'est aussi une source d'inspiration. Elle est synonyme de passion. Elle repose sur la conviction que ce que nous faisons dans la vie a de l'importance. Comme l'écrit James Baldwin dans son essai Le processus créatif, elle permet d'aller « au cœur de chaque réponse afin de mettre en lumière la question qu'elle cache ».

Je pue, donc je suis - par M. Fish

Les attaques de la droite contre des programmes tels que la théorie critique de la race ou le DEI ( Diversité, équité, inclusion), comme le souligne Stanley dans son livre, « déforment délibérément ceux-ci pour faire croire que ceux dont les points de vue sont enfin pris en compte - comme les Noirs américains, par exemple - bénéficient d'une sorte de privilège illicite ou d'un avantage indu. Ils ciblent donc les Noirs américains qui se sont élevés à des postes de pouvoir et d'influence et tentent de les délégitimer comme ne méritant pas leur place. L'objectif ultime est de justifier une prise de contrôle des institutions pour en faire des armes de guerre contre l'idée même de démocratie multiraciale ».

Voilà des décennies que le niveau d'intégrité dans l'enseignement supérieur public ainsi que sa qualité sont mis à mal aux États-Unis, comme le démontre Ellen Schrecker dans son livre  The Lost Promise (La promesse perdue : les universités américaines dans les années 1960). Les manifestations sur les campus universitaires dans les années 1960, souligne Schrecker, ont permis aux « ennemis de l'université libérale » de s'attaquer à ses « fondements idéologiques et financiers ».

Les frais de scolarité, autrefois peu élevés, voire gratuits, ont  grimpé en flèche, entraînant avec eux une dette étudiante considérable. Les législateurs des États et le gouvernement fédéral ont réduit le financement des universités publiques, les obligeant à rechercher le soutien des entreprises et à rabaisser la plupart des enseignants au statut d'auxiliaires mal payés, souvent privés d'avantages sociaux et n'ayant aucune sécurité de l'emploi. Selon la Fédération américaine des enseignants, près de 75 % des cours dispensés dans les établissements d'enseignement supérieur sont assurés par des auxiliaires, des chargés de cours à temps partiel et des enseignants à temps plein non titularisés et qui sans aucun espoir de l'être.

Les établissements publics, qui accueillent 80 % des étudiants du pays, souffrent d'un  manque chronique de financement et de ressources de base. Même dans les grandes universités de recherche, l'enseignement supérieur s'est transformé en formation professionnelle, qui n'est plus un vecteur d'apprentissage, mais un outil de mobilité économique. Cette attaque conduit les écoles d'élite, dont les frais de scolarité peuvent dépasser 80 000 dollars par an, à accueillir les riches et les privilégiés et à exclure les pauvres et la classe ouvrière. Schrecker écrit :

«  Le système universitaire actuel fonctionne essentiellement comme un facteur de reproduction d'un statu quo de plus en plus inéquitable, et on voit mal comment, à défaut d'une pression extérieure en faveur d'une éducation gratuite et universelle, il pourrait être restructuré pour servir un objectif plus démocratique. »

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Les sociétés totalitaires n'enseignent pas aux étudiants comment penser, mais ce qu'il faut penser. Elles forment des étudiants qui sont incultes sur le plan historique et politique, aveuglés par une amnésie historique imposée. Elles cherchent à produire des valets et des partisans conformistes, et non des critiques et des rebelles. C'est pour cette raison que les universités d'arts libéraux n'existent pas dans les États totalitaires.

 PEN America a recensé près de 16 000 interdictions de livres dans les écoles publiques du pays depuis 2021, un nombre, écrit PEN, « jamais atteint depuis l'ère de la chasse aux sorcières du Maccarthysme des années 1950 ». Ces livres comprennent des titres tels que L'Œil le plus bleu de Toni Morrison, La Couleur pourpre d'Alice Walker et Maus, le roman graphique sur l'Holocauste d'Art Spiegelman.

Comme nous le rappellent Socrate et Platon, la plus importante activité humaine n'est pas l'action, mais la contemplation, faisant ainsi écho à la sagesse ancrée dans la philosophie orientale. Il est impossible de changer le monde si nous ne le comprenons pas. En absorbant et en critiquant les philosophes et les réalités du passé, nous devenons des penseurs indépendants au présent. Nous pouvons alors formuler nos propres valeurs et croyances, souvent en opposition avec ce que ces anciens philosophes préconisaient. La capacité à penser, à poser les bonnes questions, constitue cependant une menace pour les régimes totalitaires qui cherchent à inculquer une obéissance aveugle à l'autorité.

Les civilisations sans conscience sont des friches totalitaires. Elles reproduisent et adoptent des idées mortes, comme le montre la peinture murale de José Clemente Orozco intitulée «  L'épopée de la civilisation américaine », où des squelettes en toges académiques donnent naissance à des bébés squelettes.

« Avant de prendre le pouvoir et d'établir un monde conforme à leurs doctrines, les mouvements totalitaires suscitent un monde mensonger et cohérent qui, mieux que la réalité elle-même, satisfait les besoins de l'esprit humain ; dans ce monde, par la seule vertu de l'imagination, les masses déracinées se sentent chez elles et se voient épargner les coups incessants que la vie réelle et les expériences réelles infligent aux êtres humains et à leurs attentes », écrit  Hannah Arendt dans «  Les Origines du totalitarisme » :

« La force de la propagande totalitaire - avant que les mouvements aient le pouvoir de faire tomber un rideau de fer pour empêcher qui que ce soit de troubler, par la moindre parcelle de réalité, la tranquillité macabre d'un monde entièrement imaginaire - repose sur sa capacité à couper les masses du monde réel. »

Aussi grave que soit la situation, le pire est encore à venir. Le système éducatif national va droit à l'abattoir, où il sera démembré et privatisé. Les entreprises qui réalisent des profits grâce au système des écoles à charte et des universités en ligne - dont la préoccupation première n'est certainement pas l'Éducation - remplacent les vrais enseignants par des instructeurs non syndiqués et mal formés.

Les étudiants, à défaut de recevoir un enseignement, apprendront par cœur et seront gavés des tropes familiers des manuels scolaires autorisés - des péans à la gloire de la suprématie blanche, de la pureté nationale, du patriarcat et du devoir de la nation d'imposer ses « vertus » à d'autres par la force. Cet endoctrinement de masse va non seulement entretenir l'ignorance, mais aussi l'obéissance. Et c'est justement le but.

Texte traduit et reproduit avec l'autorisation de Chris Hedges.
Source :  Scheerpost - 11/03/2025

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