14/04/2025 francesoir.fr  14min #274874

 Marine Le Pen condamnée à une peine d'inéligibilité pour détournement de fonds publics

Affaire Rn-Le Pen : Une mise en perspective

Daniel Godet

Marine Le Pen

Le jugement rendu le 31 mars par le tribunal correctionnel de Paris sur le volet RN de l'affaire des assistants parlementaires européens est conforme dans l'ensemble aux réquisitions de novembre dernier : prison ferme et exécution provisoire de l'inégibilité. Les peines sont ainsi plus lourdes que celles du Modem début 2024. Surtout, elles obèrent la 3e candidature de Le Pen aux présidentielles, normalement en 2027.

Cette affaire, relative à des faits anciens (2004-2016), porte sur l'utilisation des allocations de frais pour assistants parlementaires, régies par le règlement intérieur du Parlement Européen. Ce dernier prévoit que sont seules remboursables les tâches relevant exclusivement et directement de l'activité de parlementaire européen. Les investigations de l'office européen anti-fraude (OLAF) et des juges d'instruction français ont montré que nombre d'assistants du RN travaillaient en fait pour le parti en France : ils étaient même pour certains sur l'organigramme 2015 du parti. Comme pour le Modem et LFI, le président du Parlement a saisi la justice française. Cette dernière a lancé des poursuites sur le chef de détournement de fonds publics.

La présente analyse vise – de façon neutre vis-à-vis du parti et de son leader concernés – à mettre en perspective le jugement aux plans européens et français, et à l'analyser au regard du droit positif.

Perspective européenne : une affaire montée en épingle occultant bien des vicissitudes bruxelloises ?

  • Le règlement du Parlement Européen est-il bien réaliste ? Un chinese wall entre affaires européennes et affaires politiques intérieures est-il bien une exigence raisonnable ? Les parlementaires sont issues de partis politiques nationaux. Du coup, la règle d'exclusivité et de caractère direct de l'activité de l'assistant au profit des sujets européens ne reflète guère la réalité du fonctionnement des partis : sur les sujets européens, se mêlent des travaux aux niveaux national et européen : l'européen ne peut – n'en déplaise aux esprits les plus européistes – être entièrement sécable et distinct de la vie dudit parlementaire au sein de son parti politique. Le règlement peut au fond refléter une vision européenne où les partis des États-membres auraient vocation à disparaître.
  • Pour la France, 3 partis ont été épinglés. Peut-on pour autant considérer que les autres partis sont exempts de tout reproche ? Ou est-ce l'effet d'une absence de dénonciation, ou d'une absence de toute vérification de la part de la présidence du Parlement ou de l'OLAF pour avoir une vision globale du sujet sur les partis français ? On notera que 2 sur 3 des partis incriminés ont une position peu favorable à la construction fédérale européenne accélérée telle qu'elle est menée actuellement.
  • Hors de ces cas français, il n'y a pas de contentieux civil ou pénal comparable qui fasse les gros titres. Est-ce à dire que le Parlement européen et l'OLAF n'ont pas décelé d'anomalies dans les dépenses des parlementaires non français ? Ou bien qu'il n'y a pas eu de dénonciation ni d'enquête OLAF ? À noter, par exemple, que les nombres d'assistants parlementaires semblent bien plus élevés dans les pays à relativement bas salaire (Europe de l'Est notamment) que dans les 6 pays "historiques" de l'UE, jusqu'à plus de 3 fois. Ces données de 2011 seraient à actualiser ; elles donnent néanmoins l'impression que les effectifs y sont ‘gonflés' pour saturer les allocations de frais (plus de 30 000€ par mois actuellement), d'où des questions légitimes sur les tâches réalisées par ces effectifs pléthoriques.
  • Il y a des cas de corruption de parlementaires européens, autrement plus scandaleux que l'usage inapproprié des remboursements de frais, qui sont révélés, sans que grand-chose ne se passe ensuite : ainsi, dans le ‘Qatargate', révélé en 2021, des parlementaires (dont une vice-présidente du Parlement) et assistants parlementaires ont été pris en flagrant délit de détention de valises de billets et autres pots-de-vin.
  • De même apparait en janvier dernier un « Greengate » où la Commission aurait accordé des subventions à des ONG environnementales pour promouvoir son « Green New Deal » de 2019 au sein du Parlement Européen, un détournement budgétaire reconnu inapproprié par Serafin, le Commissaire au budget ; assez comparable par nature à celui de l'assistance parlementaire, mais en pire (lobby de la Commission sur le Parlement), il est d'un montant bien supérieur : il s'agirait de 15M€ de subventions sur la seule année 2024.
  • Plus généralement, des litiges potentiels européens considérables sont mis sous le tapis. Il en va ainsi de la négociation directe par Mme von der Leyen de l'acquisition de € 70 milliards d'injections Covid 19 (dont la plupart ont été ou seront jetés), court-circuitant les fonctionnaires en charge, sans titre pour le faire, et malgré un lien d'intérêt via son mari. Dans ce litige, la présidente de la Commission refuse de s'expliquer, de communiquer ses échanges de SMS avec le patron de Pfizer, malgré les demandes de la Cour des comptes et de la médiatrice européennes. L'inaction du Parlement européen dans cette matière est totale : il s'est prononcé, avec une écrasante majorité, contre une demande de transparence à la Commission.
  • Ukraine : probabilité de centaines de millions (voire des milliards) d'euros de détournements à l'« occasion » du versement des dizaines de milliards d'aide civile et militaire au pays : la corruption, déjà extrême à la veille des évènements actuels, n'a pu qu'y empirer. Est-ce que des moyens et des procédures adaptés y sont consacrés ?

Le zèle de la présidence du Parlement Européen à dénoncer en 2015 les atteintes au régime des frais d'assistance par des parlementaires correspond-il aux priorités objectives de l'Union Européenne en matière d'éthique et d'emploi des fonds publics ? Ou s'agit-il d'une distraction ? Ou d'une volonté de mettre au pas tout ou partie des parlementaires ?

Perspective française : de multiples questions sur l'objet des poursuites et leur traitement par la justice

  • Il faut noter le montant in fine limité des détournements identifiés par la justice, moins de 5M€ au total pour les 3 partis, répartis sur une dizaine années ; l'ampleur des moyens mis sur ces trois enquêtes (près de 10 ans entre saisines et jugements) correspond-elle à une priorité de politique pénale explicite ? En ferait-on autant avec un élu régional français qui financerait son action au sein de son parti avec des "frais" au titre de sa région ?
  • La compétence du tribunal, avec le principe de séparation des pouvoirs (art 16 de la DDHC de 1789) respecté par la jurisprudence de la Cour de Cassation jusqu‘au 15 mars 2016, n'est pas évidente. Elle se fonde sur un arrêt de sa chambre criminelle du 27 juin 2018 qui a assimilé les parlementaires à des fonctionnaires « chargés d'une mission de service public » pour les inclure dans le champ de l'art 432-15 du Code pénal – une extension osée en droit pénal, sans grande base légale, contribuant à la « république des juges » : elle nécessiterait à tout le moins une revue du Conseil constitutionnel.
  • Est-il normal, logique, équitable de traiter séparément chacun des partis, aboutissant ainsi pour des faits comparables à des jugements successifs par des tribunaux différents ? Entre le Modem et le RN, les jugements de 2024 et 2025, respectivement, sont différents en tout point pour les peines prononcées : sont-ils cohérents avec la différence des faits ? Pourquoi le cas LFI semble-t-il aussi loin d'un jugement (pas encore de mise en examen) ?
  • A quelle logique la sévérité de la justice pénale obéit-elle ? Quelle est sa cohérence transversale ? Est-il par exemple, compréhensible qu'un tribunal exonère de peine de prison le père (haut magistrat !) qui a « proposé » sa fille mineure sur le web, ou les auteurs répétés de délits du quotidien, tandis que les accusés du RN ont ‘droit' à de la prison sans avoir commis de détournement de fonds à titre privé.
  • De nombreux sujets à caractère pénal impliquant des gouvernants demeurent sous le tapis, grâce au contrôle de l'action publique (y compris via le processus de nomination aux postes de procureurs), voire à l'empathie du corps social des magistrats. Ce alors que jamais sous la Ve république autant de ministres et de parlementaires de la majorité ont été sous le coup de procédures pénales. Ces dernières progressent à un rythme notoirement lent.

Le jugement du 31 mars suscite de nombreuses interrogations

  • La sévérité du jugement – prison sans sursis et inégibilité avec exécution provisoire pour une affaire sans enrichissement personnel, ni emplois fictifs, relative à des règles irréalistes du Parlement européen, et l'écart avec les peines infligées au Modem, ne peuvent qu'étonner.
  • L'exécution provisoire de l'inégibilité : elle a deux conséquences, outre la perte par Le Pen de son mandat de conseiller départemental dès que le préfet aura pris son arrêté ad hoc au vu du jugement du 31 mars :
  • Sans toucher le mandat parlementaire en cours de Le Pen, elle peut prévenir les velléités de censurer le gouvernement en place, puisque des législatives anticipées pourraient s'ensuivre à compter de mi-2025, sans possibilité pour elle de s'y présenter.
  • La durée de 5 ans va au-delà de la date des présidentielles ; en elle-même, sauf décision contraire d'ici-là en appel ou cassation, elle empêche la candidature de Le Pen en 2027 ; en tout état de cause, elle rend complexe la préparation de la présidentielle de 2027 pour le RN, 1er parti de France, et Le Pen, créditée par les sondages de plus d'un tiers des suffrages en 2027.

Cette exécution provisoire s'inscrit d'ailleurs dans un ensemble d'actions de toutes natures contre les partis souverainistes au sein de l'UE (Cf. Roumanie, Hongrie, Slovaquie, Allemagne, Autriche).

  • La motivation de cette exécution provisoire est peu rigoureuse, voire bizarre, et ouvre la voie à une large réforme de l'arrêt (cf. en documentation jointe l'analyse des membres du club des juristes).
  • Mise en avant (p 35-36) des lois actuelles datant de 2017, inspirant la décision, alors que non applicables aux faits, qui sont antérieurs.
  • Nécessité de l'exécution provisoire pour que le « droit au recours » de Le Pen ne se transforme pas en un « un droit acquis à la lenteur de la justice » (p45) : où en est donc le vieux principe : « nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude » ?
  • « Gravité particulière » de l'« opposition » du RN « aux institutions européennes » (p33) : un fort relent politique.
  • Reproche de ne pas avoir participé à la manifestation de la vérité (p43-44) ? Illégitime, car chacun a le droit de ne pas s'autoincriminer.
  • Risque de récidive ? Le risque découlerait du refus d'admettre les faits, en soi un argument spécieux (p41-42). Mais il est virtuel pour Le Pen qui n'est plus parlementaire européen, ni chef de parti.
  • Trouble ordre public ? "le trouble majeur à l'ordre public, en l'espèce le fait que soit candidate, voire élue… à l'élection présidentielle une personne déjà condamnée en première instance, et pourrait l'être définitivement" (p45) ? Cela signifierait qu'un jugement de première instance en vaudrait un définitif, un non-sens ! Ce "trouble" évité en crée un autre : plus d'un tiers des électeurs, selon les enquêtes actuelles, seraient privés de leur liberté de choix à la présidentielle de 2027, un résultat contraire à l'art. 6 de la DDHC de 1789. Par ailleurs, l'élu local Alliot est épargné par l'exécution provisoire, à cause des municipales de 2026 ! Le Tribunal manifeste ainsi une détermination à empêcher l'élection de Le Pen.
  • Réserve d'interprétation du Conseil constitutionnel non mise en œuvre : « apprécier le caractère proportionné de l'atteinte que cette mesure est susceptible de porter à … la préservation de la liberté de l'électeur » (# 17 de sa décision du 28 mars 2025 relative au cas d'un élu local de Mayotte). Cette appréciation n'est pas présentée dans le délibéré, pas plus que n'est mentionnée l'absence de recours contre l'exécution provisoire, qui distingue les parlementaires des élus locaux : ces derniers disposent d'un recours devant le juge administratif.

Cette décision de première instance a été approuvée par maints commentateurs, mais pour des raisons souvent éloignées de l'état du droit pur. Le procureur général de la Cour de cassation l'a sans surprise défendue (« ce n'est pas une décision politique ») puisqu'elle est proche des réquisitions.

De nombreuses voix ont critiqué la décision, notamment l'exécution provisoire de l'inégibilité ; parmi elles : Jacques Attali, au titre de l'atteinte au jeu de la démocratie ; Noelle Lenoir, ex-membre du Conseil constitutionnel, l'exécution provisoire étant selon elle « non fondée en droit » ; le président du Sénat Larcher (ouvert à révision du texte) ; le premier ministre Bayrou, relaxé en 1ʳᵉ instance au bénéfice du doute (« ce n'est pas un détournement de fonds publics » et ouvert à la révision du texte) ; le juge anti-terroriste italien Di Pietro (« pas de détournement »).

  • Le déroulé des voies de recours est potentiellement complexe
  • Un référé au 1er président de la cour d'appel pour suspendre l'exécution provisoire (art 514.3 du code de proc civile) au titre de « conséquences manifestement excessives » pourrait être déposé sur la base d'un « moyen sérieux » et de conséquences « révélées postérieurement » au jugement. Une voie de la largeur du chas de l'aiguille, nécessitant une ingéniosité juridique pour la rédaction et la motivation du référé. Elle serait l'occasion de poser une ou plusieurs questions préjudicielles de constitutionnalité (QPC) au Conseil constitutionnel (cf. infra).
  • Appel de droit commun - délai long en général (par ex. 2 ans sur l'affaire Sarkozy-Lybie) – mais qui est à la discrétion de la cour d'appel : une annonce est déjà intervenue d'un procès en appel d'ici un an permettant un jugement à l'été 2026.
  • En parallèle, et dès réception de l'arrêté du préfet constatant son inégibilité départementale, appel devant la juridiction administrative, par exemple au motif que le jugement prononçant l'inégibilité avec exécution provisoire ne comprend pas d'examen de proportionnalité de l'atteinte à la liberté de l'électeur, tel que défini par la décision du Conseil constitutionnel du 28 mars, et ce, en traitant différemment (sans exécution provisoire) d'autres accusés, avec possibilité de poser une QPC que le Conseil d'État, le moment venu, transmettrait ou non au Conseil constitutionnel
  • Conseil constitutionnel : deux champs possibles de QPC
  • La jurisprudence de la Cour de cassation de 2019 assimilant les parlementaires à des fonctionnaires pour les soumettre à l'art 432-15 du Code pénal ; encore faudrait-il que la Cour de cassation, sur transmission de la Cour d'appel, accepte de transmettre la QPC au Conseil constitutionnel
  • La conformité de l'exécution provisoire de l'inégibilité prévue par l'art 471-4 du Code de procédure pénale, que la Cour a refusé en décembre 2024 de transmettre au Conseil constitutionnel en précisant juste qu'un débat contradictoire doit avoir eu lieu : le Conseil constitutionnel a lui tranché le 28 mars dernier sur la question posée par le Conseil d'État que l'exécution provisoire pour les élus locaux était valide en raison du recours juridictionnel ouvert au plaignant ; or ce recours n'existe pas pour les élus nationaux. Par ailleurs, le jugement du 31 mars n'inclut pas l'analyse de proportionnalité demandée par le Conseil le 28 mars… Là encore, il faudrait que la question remonte, soit par la Cour de cassation, soit par le Conseil d'État
  • Une autre possibilité serait que la procédure d'appel Le Pen parvienne au Tribunal des Conflits, instance pour résoudre les divergences de position entre les deux cours de niveau supérieur !
  • Si la décision en appel, voire en Cassation, n'était pas rendue à temps, une éventualité serait que le Conseil constitutionnel ne "constate" pas l'inégibilité de Le Pen lors de l'établissement de la liste des candidatures à la présidentielle, décidant à cette occasion que l'exécution provisoire n'est pas constitutionnelle. Mais en cas d'élection de Le Pen, et de confirmation le moment venu de la décision, sans doute après la fin du mandat présidentiel selon la jurisprudence de la Cour de cassation de 2001, il en découlerait un bel imbroglio.

Conclusion : au premier regard, il a pu paraitre aisé de conclure au bien-fondé de la décision du tribunal correctionnel. Une prise de recul, avec considération des contextes européens et français, et une lecture attentive du jugement au regard du droit positif, aboutissent à voir dans le jugement du tribunal correctionnel matière à réforme. Ce serait sain – à mon sens - pour la démocratie française et européenne. D'ici là, le processus juridictionnel pourrait être complexe.

DOCUMENTATION

Délibéré du 31 mars : delibere-marine-lepen.pdf

 Décision du Bureau du Parlement européen des 19 mai et 9 juillet 2008 portant mesures d'application du statut des députés au Parlement Européen art 34

DDHC :  Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 (Conseil constitutionnel)

 Décision n° 2025-1129 QPC du 28 mars 2025 (Conseil constitutionnel) #17

"Sauf à méconnaître le droit d'éligibilité garanti par l'article 6 de la Déclaration de 1789, Il revient au juge, dans sa décision, d'apprécier le caractère proportionné de l'atteinte que cette mesure est susceptible de porter à l'exercice d'un mandat en cours et à la préservation de la liberté de l'électeur"

 Décision n° 2025-1129 QPC du 28 mars 2025 - Communiqué de presse (Conseil constitutionnel)

 27 juin 2018 - Cour de cassation, Chambre criminelle - 18-80.069 (Dalloz)

 Marine Le Pen, l'inéligibilité et l'exécution provisoire

 Qu'est-ce que l'affaire des assistants du RN au Parlement européen ? - Touteleurope.eu

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