29/04/2025 basta.media  9min #276344

Les Zfe sont-elles anti-pauvres et anti-travailleurs ?

À Toulouse, en 2023, lors d'une manifestation intersyndicale contre la réforme des retraites, une pancarte s'oppose à la zone à faibles émissions.
©Antoine Berlioz / Hans Lucas.

« Désormais j'ai le droit de rouler à Paris la nuit et les week-ends seulement. Si je veux sortir de chez moi en voiture en semaine, je dois demander une dérogation, et je n'ai le droit qu'à 24 jours par an. » Céline vient de déménager à Paris depuis la Normandie avec sa Twingo 2 plutôt ancienne. Mais sa voiture est trop polluante et ne respecte pas les critères de la zone à faibles émissions (ZFE) parisiennes. « J'hésite franchement à la vendre, continue Céline. Mais je n'ai pas les moyens de me racheter un véhicule. »

Des zones à circulation restreintes ont été mises en place dès 2017 à Paris. Puis, en 2018, Élisabeth Borne, alors ministre des Transports, annonce la mise en place des zones à faibles émissions à travers tout le pays. L'objectif est de lutter contre la pollution de l'air aux particules fines, accusée de causer  environ 40 000 décès par an en France.

Issues des directives européennes sur la qualité de l'air, ces différentes mesures visent à éliminer progressivement les véhicules thermiques les plus polluants des grandes villes, afin de respecter les engagements climatiques de la France et de protéger la population de la pollution. La loi « climat et résilience » de 2021 prévoyait de rendre obligatoires les ZFE d'ici fin 2024 dans toutes les communes de plus de 150 000 habitants.  D'ici l'année prochaine, des ZFE vont exister dans 42 villes de France.

Avant tout une mesure sanitaire

Pourtant, les ZFE sont sur la sellette : elles sont accusées d'empêcher l'accès aux centres-villes aux plus pauvres qui ne peuvent pas se payer un véhicule neuf moins polluant. C'est l'un des sujets brûlants au programme de l'Assemblée nationale à cette semaine. Car des députés  ont voté leur suppression, lors de l'examen du projet de loi de « simplification de la vie économique » le 26 mars 2025.

©Réseau action climat

« On va supprimer une mesure sans proposer d'alternative », regrette Tony Renucci, directeur de l'association Respire, qui milite pour la lutte contre la pollution de l'air. Pour lui, « les ZFE sont avant tout une mesure sanitaire qui vise à améliorer la qualité de l'air et à protéger la santé des Français ».

Sur le terrain, la mise en place des ZFE coince dans de nombreuses villes. Et la généralisation des vignettes « Crit'Air » pour classer les véhicules selon leurs émissions de polluants atmosphériques a déclenché une levée de boucliers à la fois populaire et politique.

Les voitures sont catégorisées selon une échelle « Crit'Air » allant de 1 à 5. Les véhicules les moins polluants sont à 1 (véhicules à gaz ou hybrides rechargeables), les plus polluants et plus anciens à 5. Sur les quelque 40 millions de voitures particulières  en circulation en France en 2024, environ 29 % sont classées Crit'Air 3, 4, 5 ou non classées car beaucoup trop polluantes, soit environ 12,2 millions de véhicules. Mais tous ces véhicules ne sont pas condamnés au même sort selon les villes. Ce qui ajoute à la confusion.

Des aides pour changer de voiture

Dans l'agglomération de Caen par exemple, dans le Calvados, qu'importent les vignettes, seuls les véhicules particuliers non classés (antérieurs à 1997)  sont exclus de circulation de la zone ZFE. Et le périphérique de la métropole est hors de la zone concernée. La ville du Calvados fait donc le service minimum. La situation est toute autre dans la capitale normande, Rouen.

À Rouen et dans sa métropole, une ZFE est en place depuis 2022. L'agglomération faisait face depuis plusieurs années à des dépassements répétés des normes européennes de qualité de l'air, notamment pour les oxydes d'azote (NOx) et les particules fines (PM10). En 2018 par exemple, Rouen se plaçait juste derrière Paris et Lyon dans le classement des métropoles françaises aux taux les plus élevés de dioxyde d'azote (NO2) dans l'atmosphère.

La métropole de Rouen a donc décidé d'interdire de circulation les véhicules classés Crit'Air 4 et 5, mais pas les Crit'Air 3, en raison des améliorations constatées récemment. Alors que Paris et Lyon ont elles aussi interdit les catégories 3. « Nous avons mis en place des aides très significatives, jusqu'à 5000 euros, pour aider les habitants à changer de voiture, détaille Cyrille Moreau, élu écologiste (EELV) de la métropole Rouen-Normandie. En deux ans, 3400 personnes en ont bénéficié. Certes, cela a aidé ces gens, mais j'aurais aimé que cet argent aille ailleurs, pour renforcer le réseau de bus de vélo et de covoiturage par exemple », ajoute le conseiller municipal.

Les plus modestes ont des voitures plus anciennes

« Les moins riches n'ont pas de voiture. » Cette phrase de la ministre de la Transition écologique Agnès Pannier-Runacher, sur BFMTV début avril, n'a pas manqué de faire réagir les nombreux opposants aux ZFE. Dans les faits, 81 % des ménages  possédaient une voiture en France en 2021.

Mais les plus riches détiennent en moyenne  plus de voitures que les plus modestes. Les 20 % de ménages les plus aisés détiennent un quart du parc particulier de voitures alors que les 20 % les plus modestes n'en détiennent que 12 %). Les plus riches possèdent les véhicules les moins polluants et les moins riches ont davantage de vieux véhicules et de diesel (carburant qui a longtemps profité en France d'une fiscalité moins élevée), plus polluants. « La moitié des voitures des ménages les plus modestes sont classées Crit'Air 3 ou plus », pointe le ministère de l'Aménagement.

Alors, les ZFE discriminent forcément les plus pauvres. En termes de résultats environnementaux, l'impact des ZFE est forcément positif, défend Tony Renucci, de l'association Respire. « Il y a près de 300 ZFE en Europe et elles font leurs preuves depuis plusieurs années, souligne-t-il. Bradford, dans le nord de l'Angleterre, est la deuxième plus grande ZFE du pays. Et il y a là-bas des données sanitaires qui montrent qu'après un an d'application de la ZFE, les services de santé économisent plus de 30 000 livres par mois, via une baisse de 25 % des visites médicales pour motif respiratoire et de 24 % pour des visites sur du cardio-vasculaire. »

Effets positifs sur la santé

Ce mois-ci, l'agence Airparif a aussi publié les bons résultats de la qualité de l'air dans la région de la capitale. À l'exception de l'ozone de basse altitude, « les niveaux de pollution de l'air constatés en 2024 poursuivent la baisse enregistrée depuis vingt ans pour l'ensemble des polluants de l'air réglementés », se félicite l'agence. Dans la capitale, la pollution de l'air a été divisée par deux en vingt ans. Quel rôle a joué la ZFE sur cette évolution ?

« L'impact des ZFE va être très difficile à mesurer, répond Jean-Baptiste Renard, directeur de recherche au CNRS à Orléans. Il faut décorréler la météo de la dépollution. Or, depuis deux ans, il y a beaucoup de pluie et de vent. Ce dernier est le meilleur allié pour disperser la pollution de l'air », explique le scientifique. Pour lui, il faut des mesures encore plus radicales pour réduire la pollution de l'air. « Il est impossible d'interdire tous les véhicules, car les gens ont besoin de se déplacer. Mais l'évidence serait de prohiber les vieux diesels, et surtout les grosses camionnettes qui sont épouvantables », avance le chercheur.

Impossible de livrer en ville

L'idée a par exemple été appliquée par la métropole de Lyon. Sa ZFE, qui comprend presque toute la ville de Lyon,  est inaccessible aux poids lourds et utilitaires légers classés Crit'air 5, 4 et 3 ou non classés. La généralisation de cette mesure risque de mettre en difficulté nombre de professionnels, dont des agriculteurs en circuits courts qui livrent leurs produits dans les villes.

« Cela peut impacter les paysans comme moi, car je fais pas mal de livraisons sur Lyon, regrette ainsi Florent, éleveur de volailles en bio près de Lyon. Nous ne sommes ni pour ni contre les ZFE, mais laissez-nous travailler ! Aujourd'hui, un camion électrique a très peu d'autonomie. Les métropoles mettent généralement des aides en place pour changer de véhicule, mais encore faut-il que le paysan vive dans la zone concernée. Ce qui n'est pas mon cas. »

Sur l'échiquier politique, les plus farouches opposants aux ZFE viennent de la droite et de l'extrême droite, à l'image des députés qui ont voté la suppression des ZFE fin mars en commission à l'Assemblée nationale. « Les territoires périphériques sont instrumentalisés par certains politiques. C'est un discours facile de la part de l'extrême droite, mais aussi d'une partie de La France insoumise (LFI), dénonce David Cormand, eurodéputé EELV de la Seine-Maritime. Le problème est que le gouvernement a fait voter puis a immédiatement refilé le bébé aux métropoles sans aucun moyen alternatif à disposition. »

La gauche divisée

Le sujet doit encore passer devant l'Assemblée nationale, puis devant le Sénat. Et à gauche, le sujet divise. « Nous, les écologistes de la métropole de Rouen, sous sommes contre les ZFE car nous voulons proposer aux gens des alternatives avant des contraintes », explique Cyrille Moreau, qui est aussi conseiller municipal de Rouen et vice-président de la métropole Rouen-Normandie en charge des transports, des mobilités d'avenir. « Les vignettes Crit'Air, c'est un scandale. Ce ne sont pas les bobos écolos, mais les macronistes qui ont mis ce système en place tout en dénonçant l'écologie punitive. »

Globalement favorables aux ZFE, les Verts vont donc tout de même avancer en ordre dispersé sur le sujet. Il en sera de même pour l'ensemble de la gauche, coincée entre une volonté d'agir contre la pollution sans pénaliser les classes populaires. « À mon sens, c'est une fois qu'une alternative efficace à la voiture est proposée que nous pouvons envisager une politique pour limiter la place de la voiture en ville », analyse Aurélien Guidi, conseiller municipal de l'opposition (LFI) à Caen.

Mais si les ZFE sont supprimées, la France pourrait faire face à des sanctions financières de l'Union européenne, qui impose à ses États membres des normes en termes de qualité de l'air. « Nous risquons des amendes pour non-conformité en étant poursuivis par la Cour de justice de l'Union européenne ou par le Conseil d'État en France », avance Tony Renucci, de l'association Respire. L'air pourrait devenir aussi irrespirable dans les débats sur les ZFE que sur le périphérique parisien.

 Guy Pichard

Journaliste et photographe. A vécu quelques années au Brésil avant de revenir en France. Écologie, luttes et sujets marins. Autres publications chez Reporterre, Le Canard Enchaîné ou encore Le Poulpe, média normand d'investigation. Ses réalisations  ici.

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