Par Chris Hedges, le 3 mai 2025
Le coup d'État des entreprises et l'effondrement de la démocratie américaine ont commencé bien avant Trump. Il se contente d'achever le processus.
Les fascistes chrétiens et les oligarques ravis de remettre à Donald Trump son stylo et ses décrets ne font pas la guerre à l'État profond, à la gauche radicale, ni ne cherchent à nous protéger des "antisémites". Ils font la guerre aux faits avérés, à l'État de droit, à la transparence et à la responsabilisation, qui n'existent que grâce à une presse libre, au droit à la dissidence, à une culture dynamique et à la séparation des pouvoirs, y compris l'indépendance du pouvoir judiciaire.
Tous ces piliers d'une société libre, comme je le détaille dans mon livre ' Death of the Liberal Class', se sont dégradés bien avant l'arrivée de Trump. La presse, y compris la radiodiffusion publique, le monde universitaire, le Parti démocrate, notre culture banalisée et corporatisée, un système judiciaire au service des milliardaires et un Congrès acheté par les lobbyistes, ont été éviscérés. Ils sont faciles à éliminer. Rares sont ceux prêts à se lever pour les défendre. Ils nous ont vendus. Laissons-les mourir.
"Le déclin de la classe libérale crée un vide politique comblé par les spéculateurs, les profiteurs de guerre, les mafieux et les tueurs, souvent menés par des démagogues charismatiques",
ai-je écrit dans 'Death of the Liberal Class' en 2010.
"C'est la porte ouverte aux mouvements totalitaires qu'on voit se propager en ridiculisant et en raillant la classe libérale et les valeurs qu'elle prétend défendre. Les promesses de ces courants totalitaires sont fantasques et irréalistes, mais leurs critiques de la classe libérale sont fondées sur la vérité".
Le fascisme est né de la faillite d'un libéralisme qui a renoncé à son rôle traditionnel dans une démocratie capitaliste. Il ne tempère plus les pires excès de la classe dirigeante et de l'empire en instaurant des réformes progressives et fragmentaires. Il fustige et fait la morale aux travailleurs privés des droits qu'il a trahis.
Les médias privilégient l'accès aux puissants plutôt que la vérité. Ils ont amplifié les mensonges et la propagande pour nous pousser vers la guerre en Irak. Ils ont encensé Wall Street, et nous ont assuré qu'il valait mieux faire confiance à un système financier dirigé par spéculateurs et voleurs pour gérer nos économies. Ces économies ont été dilapidées. Ils nous ont abreuvés des mensonges sur le Russiagate. Ils s'inclinent servilement devant le lobby israélien, falsifiant la couverture du génocide et des protestations universitaires pour diaboliser les Palestiniens, les musulmans et les étudiants contestataires. Ils se plient aux exigences de leurs annonceurs et organisateurs. Ils occultent des pans entiers de la population, dont la misère, la pauvreté et les doléances devraient être au cœur du journalisme.
Les universités se sont transformées en entreprises. Les cadre supérieurs, souvent titulaires de pasters en administration des affaires (MBA) et ayant peu ou pas d'expérience dans l'enseignement supérieur, ainsi que les entraîneurs sportifs susceptibles de rapporter de l'argent à l'université, sont très bien rémunérés, avec des salaires de plusieurs centaines de milliers de dollars, les plus prisés d'entre eux, entraîneurs et présidents d'université, gagnant des millions.
Un peu plus de 10 % des postes d'enseignants sont désormais permanents. Près de 45 % sont des emplois temporaires à temps partiel ou des postes d'adjoints. Un sur cinq est un poste à temps plein sans perspective de titularisation. En réduisant radicalement le nombre de postes permanents et correctement rémunérés, les universités sont devenues des extensions de l'économie des petits boulots. Les professeurs adjoints et les travailleurs diplômés sont souvent contraints de recourir à Medicaid, de prendre un deuxième emploi dans d'autres universités, de conduire pour Uber ou Lyft, de travailler comme caissiers, de livrer des repas pour Grubhub ou DoorDash, de promener des chiens, de garder des maisons, d'être serveurs, de travailler dans des bars et de vivre à quatre ou six dans un appartement ou de squatter le canapé d'un ami.
Un corps professoral mal payé et sans sécurité de l'emploi ne soulève pas de questions remettant en cause le discours dominant, qu'il s'agisse des inégalités sociales, des entreprises prédatrices, des crimes de l'empire, du génocide israélien, ou de notre état de guerre permanente. S'ils le font, ils sont licenciés. Les hauts responsables administratifs des universités, quant à eux, reçoivent des primes pour "réduire les dépenses", en augmentant les frais d'inscription et les frais annexes, en supprimant des postes et en réduisant les salaires. Une telle instabilité permet aux riches donateurs de s'assurer que l'idéologie néolibérale qui ravage le pays, tout en contribuant au génocide à Gaza, ne sera pas contestée par des universitaires craignant de perdre leur poste. Les riches et les puissants sont glorifiés. Les travailleurs pauvres, y compris ceux employés par le secteur universitaire, sont laissés pour compte.
Comme Irving Howe l'a souligné dans son essai de 1954 intitulé 'This Age of Conformity' [L'ère de la conformité],
"la notion de vocation intellectuelle - celle d'une vie consacrée à des valeurs incompatibles avec une civilisation commerciale - a progressivement perdu de son attrait. Et c'est cela, plutôt que l'abandon d'un programme précis, qui constitue notre défaite".
La croyance que le capitalisme est le moteur incontestable du progrès humain, écrit Howe,
"est proclamée par tous les moyens de communication : propagande officielle, publicité institutionnelle et les écrits académiques de ceux qui, il y a quelques années encore, étaient ses principaux opposants"."Les véritables démunis sont ces intellectuels - les nouveaux réalistes - qui adhèrent aux institutions du pouvoir, où ils renoncent à leur liberté d'expression sans pour autant accéder à une quelconque reconnaissance politique", note Howe. "Car il est essentiel, pour l'histoire des intellectuels américains de ces dernières décennies - ainsi que pour les relations entre"richesse"et"intellect"- que dès l'instant où ils sont absorbés par les institutions reconnues de la société, ils perdent non seulement leur caractère rebelle, mais aussi, dans une certaine mesure, la capacité à fonctionner en tant qu'intellectuels".
Les deux partis au pouvoir ont vanté les mérites du néolibéralisme pour désindustrialiser le pays, imposer une austérité impitoyable, éradiquer la liberté d'association et démanteler les réglementations protectrices des citoyens contre l'exploitation. Ils ont donné aux entreprises les moyens de piller et de consolider leur richesse et leur pouvoir, donnant naissance au capitalisme monopolistique et à l'un des plus grands niveaux d' inégalité des revenus et de richesse de l'histoire américaine. Les banques, les communications, le pétrole, les armes, l'agriculture et l'industrie alimentaire s'assurent leur profit en fixant les prix, en contournant voire en abolissant les protections financières, sanitaires et environnementales, et en abusant de leur main-d'œuvre. Cette attaque contre les réglementations du New Deal, qui seront bientôt totalement abolies sous Trump, a privé de ses droits la classe laborieuse qui, désespérée, a voté pour un démagogue pour la sauver.
Avec les coupes budgétaires imposées aux arts, les acteurs culturels, à l'instar de la télévision publique qui devait donner la parole à ceux qui ne sont pas liés aux intérêts des grandes entreprises, ont dû se tourner vers les subventions et les sponsors privés. Le résultat se traduit par un dépérissement de l'intégrité artistique et journalistique.
Dans 'Par-delà le bien et le mal', Friedrich Nietzsche affirme que seules quelques rares âmes ont le courage de plonger leur regard dans ce qu'il nomme l'abîme de la réalité humaine. La plupart préfèrent l'ignorer. Pour Nietzsche, artistes et philosophes sont cependant consumés par une curiosité insatiable, une quête de vérité et une soif de signification. Ils s'aventurent dans les entrailles de cet abîme en fusion. Ils s'approchent au plus près jusqu'à ce que les flammes les repoussent. Cette honnêteté intellectuelle et morale a un coût, écrit Nietzsche. Ceux qui se brûlent aux flammes de la réalité deviennent des "enfants brûlés", des orphelins éternels.
Dans une démocratie fonctionnelle, la culture est radicale et source de transformation. Elle exprime ce qui nous habite au plus profond de notre être. Elle traduit notre réalité en mots. Elle nous fait ressentir aussi bien que voir. Elle permet d'éprouver de l'empathie pour les êtres différents ou opprimés. Elle lève le voile sur ce qui se passe autour de nous. Elle célèbre le mystère.
"Le rôle précis de l'artiste est donc d'éclairer les ténèbres, de tracer des chemins à travers la vaste forêt", écrit James Baldwin, "pour que, par toutes nos actions, nous ne perdions pas de vue notre objectif, qui est, après tout, d'humaniser le monde".
La guerre contre la quête intellectuelle indépendante, l'art et la culture nous empêche de regarder au fond de l'abîme, de faire du monde un "lieu de vie plus humain". Ceux qui se sont "brûlé" sont réduits au silence ou marginalisés. Quelque 16 000 livres ont été interdits dans les écoles et les bibliothèques avant l'arrivée au pouvoir de Trump, et les interdictions s'accélèrent avec la censure de nouveaux ouvrages. La culture dans les États autoritaires célèbre un passé idéalisé qui n'a jamais existé et un présent illusoire.
La culture populaire nourrit la soif humaine d'illusion, de sensations fortes, de bonheur et d'espoir. Elle colporte un patriotisme aveugle et le mythe du progrès matériel éternel. Elle nous pousse à cultiver des images de célébrités ou de nous-mêmes pour les vénérer, en particulier sur les réseaux sociaux. Il en résulte un déclin culturel dont l'apothéose sera incarnée par le " Jardin des héros" de Trump et les somptueuses festivités de Noël prévues cet hiver au Kennedy Center de Washington.
Les politiciens des deux partis au pouvoir sont financés par l'argent occulte fourni par des milliardaires et des entreprises. Dans notre système de corruption légalisée, ces politiciens exécutent les ordres de leurs maîtres au Congrès. Le philosophe politologue Sheldon Wolin a qualifié cette forme de gouvernement de "totalitarisme inversé". Le totalitarisme inversé conserve les institutions, les symboles, l'iconographie et le langage de l'ancienne démocratie capitaliste, mais en interne, les entreprises s'emparent de tous les leviers du pouvoir pour accumuler toujours plus de profits et de contrôle politique. Il utilise le système juridique international pour piller les ressources des pays en développement, y compris en renversant les gouvernements qui contestent la domination des entreprises. Il fait passer le profit avant la justice. Il affaiblit le droit du travail et démantèle les protections et les droits des travailleurs.
Le dynamitage par l'administration Trump de ces institutions pourries et corrompues marquera la fin de l'expérience américaine, et le passage du totalitarisme inversé à la dictature. Il ouvrira la voie à une dystopie corporatiste qui ressemblera, sous une forme bien plus cruelle, au capitalisme totalitaire chinois avec sa surveillance étatique omniprésente, sa censure draconienne, sa classe dirigeante non élue et irresponsable et la répression des mouvements populaires, y compris les syndicats. Nous sombrerons dans un monde de pensée magique, caractéristique de tous les despotismes, où le langage qui nous sert à nous décrire et à décrire notre société n'a plus aucun lien avec la réalité.
Il est impératif pour le projet autoritaire que toutes les institutions indépendantes, quelle que soit leur déliquescence ou leur décadence, soient neutralisées. Trump, rapporte Axios, s'en prend aux "faux sondages" qui révèlent la chute vertigineuse de sa cote de popularité et exige que les médias qui les publient fassent l'objet d'une "enquête pour fraude électorale". Tel est l'état d'esprit de tous les dictateurs. Interdire les faits qui dérangent. Une fois ces institutions réduites au silence ou mises sous contrôle, les failles de l'ancien édifice qui laissaient s'exprimer une dissidence modérée seront colmatées. La peur sera au cœur de la cohésion sociale. Les critiques modérées seront criminalisées. La sécurité intérieure, le contrôle de l'immigration et l'armée bénéficieront de financements colossaux, créant ainsi la version trumpienne d'un "État profond" qui n'aura de comptes à rendre à personne, tandis que les programmes sociaux seront supprimés ou réduits à néant.
Au cœur de ce projet figure le culte du grand leader. La servilité abjecte envers le grand leader a été démontrée lors de la célébration des 100 premiers jours de Trump, en présence de son cabinet, dont tous les membres portaient des casquettes de baseball bleu marine et rouge arborant le message "Gulf of America". La procureure générale Pam Bondi, dans une démonstration typique de flagornerie lors de cette réunion, s'est exclamée :
"Monsieur le Président, vos 100 premiers jours ont largement dépassé ceux de toutes les autres présidences de ce pays, sans exception aucune. Je n'ai jamais rien vu de tel, je vous remercie".
Trump aura droit à un défilé militaire pour son anniversaire, à deux mâts de 30 mètres de haut plantés sur la pelouse de la Maison Blanche et peut-être, si les projets de loi proposés au Congrès sont adoptés, à voir son visage sculpté sur le mont Rushmore, aux côtés de George Washington, Thomas Jefferson, Abraham Lincoln et Theodore Roosevelt. Son anniversaire sera déclaré jour férié fédéral, ses traits apparaîtront sur les nouveaux billets de 250 dollars et l'aéroport international Dulles de Washington sera rebaptisé "Donald J. Trump International Airport". Il construira son Jardin national des héros américains. Et bien sûr, il fera abroger le 22e amendement afin de pouvoir briguer un troisième mandat. Président à vie.
"On apprendra aux enfants à aimer l'Amérique", a déclaré solennellement Stephen Miller, tel un Svengali.
"On apprendra aux enfants à être patriotes. On enseignera les valeurs civiques aux enfants dans des écoles souhaitant bénéficier du financement fédéral. Ce qui, lorsque nous supprimerons le ministère de l'Éducation et que nous fournirons des fonds aux États, nous garantira que ces fonds ne seront pas utilisés pour promouvoir l'idéologie communiste".
Le clan vipérin de Trump est en train d'asphyxier ce qui reste de notre société libérale, apportant la touche finale au sale boulot des milliardaires et les grandes entreprises. C'est la fin d'un processus. Pas le début. Trump s'est bien fait aider.
Il n'existe qu'un mot pour désigner ceux qui nous ont infligé ça.
Traîtres.
The Chris Hedges Report