04/05/2025 ssofidelis.substack.com  12min #276831

Entre un soleil à la craie et l'oeil de la caméra

Entre un soleil à la craie & l'oeil de la caméra

Par  Story Ember leGaïe, le 30 avril 2025

Acte I : Témoin

𝕏 Dr Ezzideen Sheehan 1-162498674

"Ils ont distribué cent shekels aujourd'hui. Imaginez un peu : vingt-cinq dollars distribués comme des os jetés à des chiens affamés.

Je l'ai vu. Je les ai vus, ces médecins, infirmières, radiologues, ces gens qui autrefois se tenaient droits, qui portaient leur souffrance d'une fierté tranquille, ont travaillé toute la guerre sans être payés, dans le sang, la fumée et les nuits interminables, et maintenant font la queue, tête baissée, mains tendues comme des mendiants dans la rue.

Et tout cela a été filmé 2-162498674. Bien sûr que cela a été filmé. À quoi sert la charité sans l'humiliation ? À quoi servent les miettes sans le spectacle de la servilité ?

J'ai regardé, et un malaise m'a saisie, un dégoût si profond qu'il s'est insinué sous ma peau et s'y est installé, pour y pourrir.

J'ai appelé un ami, un infirmier."Comment avez-vous pu vous laisser filmer ainsi ?"lui ai-je demandé.

Il m'a répondu sans colère, sans honte, même - c'est ce qui m'a bouleversée - il m'a dit :"Tu n'as pas vu le reste. Tu n'as pas vu ceux qui n'ont rien eu. Ils les ont suivis. Ils les ont suppliés".

Mais oui, ils les ont suppliés.

J'étais assise là, gorge serrée, le téléphone lourd dans ma main. Trois mois sans salaire. Des nuits interminables sous les bombes. Et maintenant, aujourd'hui, ils poursuivent un étranger armé d'une caméra pour quelques pièces de monnaie pour un peu de dignité.

Dignité ? Non, même pas. Les derniers lambeaux de dignité humaine, emportés par la poussière.

Imaginez : un médecin, un homme qui a eu autrefois pouvoir de vie et de mort, réduit à traquer un inconnu pour une aumône dont il n'aurait jamais dû avoir besoin.

Voilà ce qu'il nous reste. Voilà ce qui subsiste.

Gaza est le seul lieu où la guerre nous a tous humiliés : médecins, infirmières, enfants et mères, tous traînés dans le même bourbier.

Nous ne sommes pas seulement vaincus. Nous sommes ridiculisés, monstrueux, pitoyables, même à nos propres yeux.

Ceux qui, loin d'ici, le ventre plein et les mains propres, parlent de paix, parlent d'aide, parlent et parlent encore, tandis qu'ici, ici, l'âme même est foulée aux pieds.

Je voudrais m'arracher la peau. Je voudrais hurler. Je voudrais arracher les yeux de ceux qui regardent sans rien faire. Mais je suis là, seule dans le noir, à écrire des mots que personne ne lira, sentant tout pourrir en moi.

Nous ne sommes plus des hommes. Nous sommes tout autre chose. Une chose qui rampe, qui supplie, et qui a oublié ce que veut dire être debout".

Interlude : De la valeur de la souffrance

L'aide, nous dit-on, n'est que bonté. Mais dans la machine impérialiste, elle se fait spectacle, une mise en scène qui n'a pas pour but de sauver, mais d'humilier.

Ce dont nous avons été témoins à Gaza - des médecins filmés alors qu'ils font la queue pour quelques centimes, main tendue devant l'objectif - n'est pas de l'aide humanitaire. C'est une humiliation ritualisée. Et ce n'est pas nouveau.

L'aide sous le colonialisme de peuplement répond rarement aux besoins. Elle assoit le contrôle. Elle dit au monde : "Nous sommes bons. Nous donnons". Elle dit aux bénéficiaires : "Vous êtes faibles. Vous êtes dépendants. Vous avez de la chance que nous vous ayons remarqués".

C'est de l'aide performative, une assistance mêlée de coercition, cadrée par l'oeil du bienfaiteur, subordonnée à la docilité et au silence. Pour la recevoir, il faut se comporter correctement. Il faut avoir l'air d'un d'indigent. Il faut montrer sa souffrance, mais seulement comme le permet le pouvoir. Pas de manière brutale. Pas avec colère. Pas dans l'exigence. Juste avec gratitude.

D'après ce schéma, l'aide n'est jamais simplement de l'aide. C'est une transaction. Et le prix à payer, c'est la dignité.

Et le monde consomme sans honte ces images de médecins de Gaza mendiant, de mères noires aux banques alimentaires, de réfugiés s'agrippant aux colis largués par des drones. Car dans un monde façonné par l'empire, la souffrance des autres est preuve de notre vertu.

Il n'y a aucune justice là-dedans. Seulement une hiérarchie déguisée en compassion.

Acte II : Les corps, ces victimes

Quand je l'ai quitté, je n'avais rien d'autre que cinq petits corps accrochés à moi et un silence si assourdissant qu'il me résonnait dans les os.

Pas de meubles. Pas de photos. Pas de passé à sauver.

Seuls les vêtements que nous portions et les bleus gravés dans notre mémoire.

Il a trouvé d'autres moyens de nous atteindre, même après notre départ. Pas de mains qui nous retiennent cette fois. Pas de portes enfoncées ni de promesses brisées. Cette fois, il a fait de l'absence une arme.

La pension alimentaire planait comme un couteau au-dessus de nos têtes : Signe ces papiers. Rends-toi. Incline-toi. J'ai refusé.

Pendant un temps, la fierté m'a fait tenir. Pendant un temps, la fierté fut plus douce que la faim.

Mais la fierté ne réchauffe pas les enfants quand l'électricité se coupe. La fierté ne paie pas le loyer quand les avis d'expulsion fleurissent sur la porte comme des condamnations à mort. La fierté ne comble pas le vide qui creuse cinq petits ventres la nuit.

[Sa] famille a toujours dit que l'Église mormone est un refuge, un lieu pour les fidèles et les pécheurs. Je n'étais pas mormone, mais j'avais entendu des histoires sur leur entraide et leur amour. Je m'accrochais à ce mythe comme une femme qui se noie s'accroche à un bout de bois.

Quand je me suis assise en face de l'homme d'église, le cœur battant la chamade, la honte m'étreignant les côtes, il m'a parlé avec la douceur d'un berger aguerri. Il m'a dit qu'ils m'aideraient.

L'évêque m'a souri avec cette chaleur de ceux qu'on croit miséricordieux. Il m'a dit que la présidente de la Société de Secours m'aiderait. Il l'a dit comme une bénédiction, comme un cadeau. Je me suis raccrochée à cet espoir comme à une tasse fêlée, qui fuirait mais serait toujours mienne.

Elle a choisi un parc pour notre rencontre. Des soleils tracés à la craie souriaient sur le trottoir. Des familles de bonhommes colorés marchaient sur le béton, leurs bras tracés à la craie dressés vers un ciel impossible.

Et je me tenais là, serrant ma honte à deux mains, noyée dans la clameur joyeuse des rires des enfants. Ses mots m'ont écorchée vive.

"Tu devrais avoir honte de lui avoir mis la pression", m'a-t-elle dit d'une voix mielleuse et tranchante comme du verre. "Nous n'aidons pas les gens comme toi". "Sois-en reconnaissante". "Sois-en reconnaissante".

Reconnaissante pour les miettes. Reconnaissante pour le jugement grimé en générosité. Reconnaissante pour le pain servi un sur plateau d'humiliation.

Elle m'a tendu la charité comme on tend un registre, chaque ligne lourde de mon indignité. Puis elle m'a demandé :

"Dis-moi pourquoi tu le mérites".

Et là, entre un soleil tracé à la craie et une maison qui ne m'abriterait jamais, je suis morte peu à peu.

Je n'ai pas discuté. Je n'ai pas supplié. Je n'ai pas raconté les nuits passées à saigner derrière la porte verrouillée de la salle de bain, ni les matins où j'ai appris aux enfants à rire plus fort que la rage de leur père.

J'ai hoché la tête. J'ai ravalé ma honte. J'ai troqué mes derniers lambeaux de dignité contre un sac de provisions et le droit à survivre.

Et quand je suis partie, j'ai laissé derrière moi sur ce trottoir ensoleillé une ombre, une tache, un fragment de moi-même trop petit, trop brisé pour pouvoir le porter encore.

Interlude : La violence narrative & le prix de "l'aide"

Il est de ces violences qui ne laissent pas de bleus sur la peau, mais qui fracturent l'âme. Elles ne frappent pas à coups de poing. Elles frappent à coups d'histoires.

La violence narrative, c'est le vol de votre survie - la réécriture de votre agonie comme preuve de la vertu d'autrui. Comme lorsque les détenteurs du pouvoir vous offrent leur "aide", mais exigent que vous exprimiez vos besoins de la bonne manière : en silence, avec gratitude, en vous faisant tout petits.

Comme l'objectif de la caméra zoomant sur des médecins brandissant des factures à Gaza, occultant les mois passés à recoudre des corps ensanglantés dans les hôpitaux sombres. Comme le bureau de l'homme d'église, avec ses meubles de bois ciré, et son regard, comme si mon désespoir allait souiller son tapis. Comme la femme dans le parc, ses mains manucurées jugeant les soleils pastel dessinés à la craie.

Flash : Je me souviens être restée là, tête baissée, à l'écouter parler de gratitude. Au loin, mes enfants riaient aux éclats, se poursuivant dans des nuages de poussière. Ils ne savaient pas encore que survivre a un prix. Ils ne savaient pas encore que la faim fait de vous des menteurs - qu'elle vous oblige à sourire, à hocher la tête, à faire semblant de remercier ceux qui vous humilient.

La violence narrative ne se contente pas d'exiger votre souffrance. Elle exige aussi vos excuses. Elle exige d'être cadrée comme il faut, ce qui, pour le public - les donateurs, les puissants - permet de se présenter sous un jour miséricordieux.

L'aide spectacle n'a que faire de ceux qui sont dans le besoin. Elle concerne ceux qui veulent être vus en train d'aider.

Flash : Je sens encore la poussière de la craie sous mes chaussures. J'entends encore sa voix me demander : "Pourquoi le mérites-tu ?" Et je me souviens avoir réalisé, ce que les mots peuvent difficilement exprimer, que la survie est désormais monnaie d'échange. Mon corps, mon histoire - ma honte sont désormais des valeurs à troquer contre des miettes.

Voilà ce que le colonialisme a perfectionné : faire des conquis des accessoires de gratitude. faire de la survie une dette.

Et lorsque l'histoire est terminée, lorsque les mains du donateur se sont essuyées, le survivant n'a plus rien, si ce n'est l'écho, la honte rampante de survivre aux conditions d'un autre.

Acte III : Des ombres parallèles

Il est de ces cruautés transatlantiques. Une violence au langage universel, aussi dissemblables soient les ruines.

Quand j'ai lu les mots du Dr Ezzideen, leur brutalité, leur résignation silencieuse face à une honte jamais méritée - j'ai senti cette souffrance ancienne ressurgir dans ma poitrine, comme la cicatrice d'une blessure qui vibre encore sous la pluie froide.

Là-bas, à Gaza, des médecins courent après la menue monnaie, filmés comme des bêtes de cirque. Ici, en Amérique, une mère debout sur un trottoir échange sa fierté contre du pain.

Des continents différents. Des tragédies autres. Le même mécanisme de l'humiliation.

Car le pouvoir ne se contente pas d'affamer les corps. Il détruit la dignité.

Il crée la pénurie, puis vous force à mendier ce qu'il vous a volé. Il cumule l'abondance, puis maquille la charité en grâce.

À Gaza, on traque l'homme à la caméra - car survivre n'est plus un droit, mais une compétition. Une lutte. Un rituel d'humiliation publique.

En Amérique, j'ai été jugée pour mon existence menée à l'ombre d'un soleil tracé à la craie. On m'a poussée à justifier le droit de mes enfants à manger.

Flash : Désormais, le parc est flou dans ma mémoire. Une tache de couleur, un éclat de rire, une voix de femme condescendante.

Flash : Les couloirs de l'hôpital à Gaza sont flous, eux aussi, dans les vidéos - des corps recroquevillés à même le sol, des blouses blanches grises de poussière et de désespoir, la dignité silencieuse de ceux qui travaillent encore, même si le plafond se fissure juste au-dessus d'eux.

Quand survivre devient spectacle, Quand souffrir est le trophée pour d'autres, Quand seule l'humiliation tatouée sur la peau soulage - Ce n'est pas de l'aide. C'est une conquête via d'autres moyens.

L'aide spectacle ne relève pas ceux qui tombent. Elle exige d'eux qu'ils rampent. Elle exige d'eux qu'ils remercient leur bourreau d'avoir allégé le tourment, aujourd'hui.

Et elle laisse en vous une gangrène que ni l'eau potable, ni les sacs de farine, ni les poignées de shekels ne pourront jamais guérir.

Je ne compare pas mon expérience au blocus de Gaza. Mais je vois bien que c'est la même blessure. Je reconnais le mécanisme de l'humiliation.

Je sais ce qu'est la dignité conditionnelle. Je sais le sentiment de se voir offrir une ligne de vie avec un nœud coulant au bout.

Et je sais que dans chaque nation violentée par un empire, sous les bombes, les blocus ou les bureaucraties déguisées en salut - on peut trouver des soleils dessinés à la craie par des enfants qui croient encore que le monde est bon.

Et il y a ceux, comme nous, qui restent debout dans la poussière, ravalant leur fierté, priant pour ne jamais avoir à en savoir davantage.

Et pour finir, nous n'avons jamais été misérables

Ils nous ont fait ramper. Ils nous ont filmé. Ils ont rédigé des rapports. Ils se sont congratulés.

Mais écoutez-moi bien :

Nous n'avons jamais été misérables.

Ni les médecins qui recousent des corps déchiquetés à la lueur des bougies tandis que du ciel pleuvent les flammes. Ni les mères debout dans des parcs, leur fierté ruisselant comme le sang. Ni les enfants dont les soleils dessinés à la craie éclipsent toute la cruauté alentour.

Les misérables sont ceux qui se nourrissent de nos souffrances pour être adulés. Les misérables sont ceux qui se gavent de richesses pillées, prétendant n'être que générosité Les misérables sont ceux qui exigent notre gratitude pour panser les blessures qu'ils ont contribué à infliger.

Nous - nous, nous avons juste tenté de vivre.

Le monde exige de Gaza qu'elle dise sa souffrance pour être jugée digne de survie. Le monde a exigé que je dise ma détresse pour une once de miséricorde trop maigre pour nourrir cinq enfants qui grandissent.

Mais nous ne sommes pas là pour satisfaire leur quête de rédemption.

Nous sommes là parce que nous refusons de mourir en silence. Nous sommes là parce qu'aucune caméra, aucun évêque, aucun empire, aucune frappe aérienne n'a encore trouvé d'arme assez puissante pour tuer la rage de vivre qui nous anime.

Et même quand il a fallu ramper - même quand il a fallu courber l'échine pour survivre - on a trouvé en nous la force silencieuse et brûlante de ne jamais renoncer

Ils ont cru filmer notre humiliation. Mais ce qu'ils ont filmé, c'est notre refus de disparaître.

Nous sommes toujours là.

À Gaza. Dans les parcs peuplés de dessins à la craie. Dans ces lieux de désolation que le pouvoir a cru pouvoir détruire et mettre à mort.

Nous sommes toujours là.

Et ni l'argent, ni le pain, ni la charité dictée par la pitié ne sauront jamais acheter notre silence.

1-162498674 Soutien au Dr Ezzideen Shehab  chuffed.org 2-162498674 Von la vidéo  ICI

Traduit par  Spirit of Free Speech

 ssofidelis.substack.com