05/05/2025 ssofidelis.substack.com  10min #276987

 L'accord de « cessez-le-feu » américain en Ukraine est reporté

Pourquoi le « négociateur » ne conclut-il aucun accord ?

Par  Alastair Crooke, le 5 mai 2025

Le projet de Trump pour l'Amérique était censé rebâtir le pays sur le principe de "l'Amérique d'abord".

En Ukraine comme en Iran, le président Trump souhaite conclure des "accords" - et les deux accords sont à portée de main -, mais il semble néanmoins s'être enfermé lui-même dans une impasse. Trump présente son administration comme une entité plus coriace, plus agressive et bien moins sentimentale. Elle aspire apparemment à émerger comme une entité plus centralisée, coercitive et radicale.

En matière de politique intérieure, cette catégorisation de l'éthique trumpienne peut contenir une part de vérité. En politique étrangère, cependant, Trump tergiverse. Les raisons ne sont pas limpides, mais elles assombrissent les perspectives dans les trois contextes essentiels à ses aspirations de "pacificateur" : l'Ukraine, l'Iran et Gaza.

S'il est vrai que le mandat de Trump découle plutôt d'un mécontentement économique et social généralisé que de ses prétentions à jouer les pacificateurs, les deux objectifs clés de sa politique étrangère n'en restent pas moins cruciaux pour maintenir la dynamique.

L'une des réponses possibles est que, pour conclure des négociations internationales, le président a besoin d'une équipe solide et expérimentée pour le soutenir. Or, il ce n'est pas le cas.

Avant d'envoyer son envoyé Witkoff s'entretenir avec le président Poutine, le général Kellogg semble avoir  présenté à Trump un projet d'armistice de type Versailles : une vision de la Russie au pied du mur, le plan étant formulé en des termes plus propices à une capitulation russe. La proposition de Kellogg impliquait également que Trump rende un "grand service" à Poutine en daignant lui offrir l'aide nécessaire pour se sortir du pétrin en Ukraine. Et c'est exactement la ligne que Trump a adoptée en janvier :

Après avoir déclaré que la Russie a perdu un million d'hommes (durant cette guerre) Trump a ensuite déclaré que "Poutine détruit la Russie en refusant de conclure un accord". Il a en outre affirmé que l'économie russe est "en ruine" et, surtout, qu'il pourrait envisager d'imposer des sanctions ou des droits de douane à la Russie. Dans un  message publié ensuite sur Truth Social, il a écrit :

"Je vais rendre un très grand service à la Russie, dont l'économie est en déclin, et au président Poutine".

Le président, dûment informé par son équipe, s'est peut-être imaginé offrir à Poutine un cessez-le-feu unilatéral et, comme par enchantement, conclure rapidement l'accord qui lui ferait honneur.

Toutes les prémisses du plan Kellogg (la vulnérabilité de la Russie aux sanctions, les pertes humaines considérables et l'impasse de la guerre) étaient erronées. Personne, dans l'équipe de Trump, n'a-t-il pris la peine de vérifier la stratégie Kellogg ? Il semble qu'elle ait été (bêtement) calquée sur le modèle de la guerre de Corée, sans que l'on se soit demandé si elle était appropriée ou non.

Dans le cas de la Corée, le cessez-le-feu le long d'une ligne de front a précédé les considérations politiques, qui ne sont venues qu'après. Et celles-ci sont toujours d'actualité - et non résolues - à ce jour.

En lançant des appels prématurés au cessez-le-feu immédiat durant les pourparlers avec les responsables russes à Riyad, Trump s'est exposé à un rejet. Tout d'abord, parce que l'équipe Trump, qui n'a aucun plan concret pour mettre en œuvre un cessez-le-feu, présumait simplement que les conditions politiques pourraient être réglés a posteriori. En bref, on a présenté cela à Trump comme une "victoire facile".

Mais ce n'était pas le cas.

Le résultat était couru d'avance : le cessez-le-feu a été refusé. Avec des collaborateurs compétents, cela ne se serait jamais produit. L'équipe de Trump n'a-t-elle pas écouté, depuis le 14 juin dernier, les grandes lignes clairement  exposées par Poutine au ministère des Affaires étrangères sur la position russe quant au cessez-le-feu ? Position d'ailleurs réitérée régulièrement depuis. Apparemment non.

Et pourtant, même lors du retour de Witkoff, l'envoyé de Trump, d'une longue réunion avec le président Poutine pour rapporter les explications détaillées de ce dernier sur le pourquoi d'un cadre politique devant précéder tout cessez-le-feu (contrairement à la Corée), le récit de Witkoff aurait été accueilli par une réponse catégorique du général Kellogg : "Les Ukrainiens n'accepteront jamais".

Fin de la discussion, semble-t-il. Aucune décision n'a été prise.

Plusieurs autres navettes avec Moscou n'ont en rien modifié la situation. Moscou attend la preuve de la capacité de Trump à asseoir sa position et prendre les choses en main. Mais d'ici là, Moscou se tient prête à favoriser un "rapprochement de points de vue", sans toutefois approuver un cessez-le-feu unilatéral. (Tout comme Zelensky).

La question qui se pose est la suivante : pourquoi Trump ne coupe-t-il pas les livraisons d'armes et les flux d'informations des services du renseignement américains à Kiev, et ne dit-il pas clairement aux Européens de ne pas se mêler de ses affaires ? Kiev dispose-t-elle d'une sorte de droit de veto ? L'équipe Trump ne comprend-elle pas que les Européens espèrent simplement contrecarrer l'objectif de Trump de normaliser les relations avec la Russie ? Car c'est forcément le cas.

Il semble que le "débat" (si l'on peut l'appeler ainsi) au sein de l'équipe Trump ait largement exclu les facteurs liés à la vie réelle. Il s'est déroulé à un niveau normatif élevé, où certains faits et certaines vérités ne sont que présupposés.

Peut-être que le phénomène des coûts irrécupérables a pesé lourdement : plus une ligne de conduite se prolonge (aussi stupide soit-elle), moins on est disposé à la modifier. Changer de cap serait interprété comme un aveu d'erreur, et reconnaître une erreur est la première étape vers la perte du pouvoir.

Et on peut établir un parallèle avec les négociations avec l'Iran.

Trump a pour vision un règlement négocié avec l'Iran qui permettrait d'atteindre son objectif : "pas d'arme nucléaire iranienne" - bien que l'objectif lui-même soit quelque peu redondant étant donné que les services du renseignement américains  ont déjà déterminé que l'Iran ne possède PAS d'arme nucléaire.

Comment empêcher quelque chose qui n'existe pas ? Le concept d'"intention" est extrêmement difficile à cerner. L'équipe revient donc aux fondamentaux, à savoir la doctrine initiale de la Rand Organisation, selon laquelle il n'existe aucune différence qualitative entre l'enrichissement de l'uranium à des fins pacifiques et à des fins militaires. Par conséquent, aucun enrichissement ne doit être autorisé.

Seul l'Iran dispose d'un programme d'enrichissement, grâce aux concessions accordées par Obama dans le cadre du JCPOA, qui l'autorisait sous certaines conditions.

Beaucoup d'idées circulent sur la manière de résoudre ce problème insoluble : le refus de l'Iran de renoncer à l'enrichissement, et, pour Trump, l'impossibilité de renoncer à son diktat sur l'"absence totale de capacités". Aucune de ces idées n'est nouvelle : importer en Iran des matières premières enrichies, exporter l'uranium hautement enrichi de l'Iran vers la Russie (ce qui est déjà fait dans le cadre du JCPOA), et demander à la Russie d'aider l'Iran à développer sa capacité nucléaire pour alimenter son industrie. Le problème est que la Russie le fait déjà. Elle dispose déjà d'une usine et en construit une autre.

Israël a naturellement ses propres solutions, à savoir éliminer toutes les infrastructures d'enrichissement et les capacités de lancement de missiles de l'Iran.

Mais l'Iran n'acceptera jamais.

Ce qui ne laisse que deux options :

  • soit un renforcement du système d'inspection et de surveillance technique dans le cadre d'un accord similaire au JCPOA (ce qui ne satisfera ni Israël ni les institutions pro-israéliennes),
  • soit une intervention militaire.

Ce qui nous ramène à l'équipe Trump et aux divisions intestines au sein du Pentagone.

Pete Hegseth a envoyé le message suivant à l'Iran, publié sur son compte de réseau social :

"Nous constatons votre soutien LÉTAL aux Houthis. Nous savons exactement ce que vous faites. Vous savez pertinemment de quoi l'armée américaine est capable, et vous avez été prévenus. Vous en paierez le PRIX au moment et à l'endroit de notre choix".

De toute évidence, Hegseth est frustré. Comme Larry Johnson l'a  fait remarquer :

"L'équipe Trump part du principe erroné que les partisans de Biden n'ont pas fait d'efforts sérieux pour détruire l'arsenal de missiles et de drones des Houthis. Les partisans de Trump croyaient pouvoir bombarder les Houthis jusqu'à ce qu'ils se soumettent. Au lieu de cela, les États-Unis démontrent à toutes les nations de la région les limites de leur puissance navale et aérienne... Malgré plus de 600 missions de bombardement, les Houthis continuent de lancer des missiles et des drones sur les navires américains en mer Rouge et sur des cibles en Israël".

Ainsi, l'équipe Trump s'est d'abord engagée dans un conflit (au Yémen), puis dans une négociation complexe avec l'Iran, sans avoir apparemment pris le temps de se renseigner sur le Yémen. S'agit-il encore une fois d'un  phénomène de pensée de groupe ?

"Dans une situation incetraine comme celle que nous vivons actuellement, la solidarité est considérée comme une fin en soi, et personne ne veut être accusé d''affaiblir l'Occident' ou de 'renforcer l'Iran'. Si on doit se tromper, autant se tromper en compagnie du plus grand nombre".

Israël laissera-t-il passer cela? Il travaille d'arrache-pied avec le général Kurilla (le général américain commandant le CENTCOM) dans le bunker situé sous le ministère israélien de la Défense, préparant des plans pour une attaque conjointe contre l'Iran. Israël semble très satisfait de sa mission.

Mais l'obstacle fondamental à la conclusion d'un accord avec l'Iran est bien plus grave : dans sa forme actuelle, l'approche américaine des négociations  enfreint toutes les règles régissant la conclusion d'un traité de limitation des armements.

D'un côté,  on peut compter sur Israël, qui dispose d'une triade de systèmes d'armes nucléaires et de vecteurs : sous-marins, avions et missiles. Israël a également  menacé d'utiliser des armes nucléaires, récemment à Gaza et auparavant durant la première guerre en Irak, en réponse aux missiles Scud de Saddam Hussein.

La réciprocité fait ici totalement défaut. L'Iran est accusé de menacer Israël, alors qu'Israël menace régulièrement l'Iran. Et Israël, bien sûr, veut neutraliser et désarmer l'Iran tout en exigeant de rester intouchable (pas de TNP, pas d'inspections de l'AIEA, pas de reconnaissance).

Les traités de limitation des armements initiés par JF Kennedy avec Khrouchtchev sont issus de négociations réciproques fructueuses, à l'issue desquelles les États-Unis ont retiré leurs missiles de Turquie avant que la Russie ne retire les siens de Cuba.

Trump et Witkoff doivent comprendre qu'une proposition aussi inéquitable que la leur à l'égard de l'Iran ne tient pas compte des réalités géopolitiques - et qu'elle est donc vouée à l'échec (tôt ou tard). L'équipe Trump s'enferme ainsi dans une impasse militaire contre l'Iran, dont elle devra ensuite assumer les conséquences.

Ni Trump ni l'Iran ne le souhaitent. Cette question a-t-elle été suffisamment étudiée ? L'expérience du Yémen a-t-elle été pleinement prise en compte ? L'équipe Trump a-t-elle envisagé une issue ?

Une solution originale à ce dilemme - qui pourrait rétablir au moins un semblant de négociation classique sur la limitation des armements - serait que Trump émette clairement l'idée qu'il est temps pour Israël d'adhérer au TNP et de soumettre ses armes à l'inspection de l'AIEA.

Trump le fera-t-il ? Non.

On sait bien pourquoi.

Le projet de Trump pour l'Amérique était censé rebâtir le pays sur le principe de "l'Amérique d'abord".

Traduit par  Spirit of Free Speech

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