05/05/2025 euro-synergies.hautetfort.com  14min #276990

Le modernisme russe au risque de l'idéologie - Analyse d'un naufrage

Le modernisme russe au risque de l'idéologie

Analyse d'un naufrage

Claude Bourrinet

De Mallarmé à Malevitch, ou d'une aporie l'autre

La révolution esthétique se manifesta d'abord comme une révolte contre la forme sclérosée, mimétique, répétitive, d'un monde faux et trompeur, qui cherche à faire passer pour réels des arrière mondes, alibis à la médiocrité bourgeoise, à l'adhésion abjecte à des valeurs niveleuses et hypocrites. La déconstruction d'une esthétique issue d'une tradition fondée sur le dogme de la mimésis est l'une des plus radicales de tous les temps. Elle cherche à redonner aux sens une innocence originelle, et à l'art une maîtrise complète de son destin, pareille au pouvoir exercé sur la matière sonore de la musique, qui ne renvoie qu'à elle-même, et qui devient le paradigme des bouleversements artistiques. Au-delà de la provocation des gestes extrêmes lancés par les écoles en –isme – symbolisme, cubo-futurisme (1), rayonnisme (2), suprématisme (3), constructivisme, productivisme etc. – c'est le changement des perceptions de l'homme qui est visé, donc, en dernière instance, la construction d'un homme nouveau, la réalisation d'une utopie, d'une « autre dimension », dira Eisenstein. Dès lors va s'instaurer une dialectique entre mouvement infini de remise en cause des éléments structurels de l'œuvre d'art (forme et matière, pour reprendre la terminologie aristotélicienne) et le champ sociopolitique, lieu des conflits dont l'homme est l'enjeu.

Baudelaire et Rimbaud avaient engagé cette transformation du verbe et de l'esthétique. Mallarmé allait mettre en question les principes mêmes de l'art occidental. L'art n'a fait que maquiller la vérité, que notre vie est un non-sens. Les ingrédients de toute littérature, le sujet, les anecdotes, les images, occultent l'art absolu, qui est par là même impossible. Sa saisie ne s'effectue qu'au moment où l'œuvre accepte l'anéantissement, qui est aussi son assomption. L'art refuse toute compromission avec la contingence humaine. Il est, comme la mort, un soleil qu'on ne saurait regarder en face sans devenir aveugle. La création passe par le chemin suicidaire de la négation hégélienne. Il faudrait soit régresser, et accepter la réalité odieuse, soit la rejeter en un défi incessant de remise en question du monde construit par la création artistique.

Gérard Conio (4), dont je m'inspire de près pour mener cette étude, insiste sur la dimension mystique, spirituelle de cette quête du Graal. Elle est l'expression d'une nostalgie de l'origine, du désir de retrouver une langue transparente, d'un Verbe purificateur capable de restaurer l'harmonie entre l'homme et le monde, la voie gnostique qui accorderait le secret fondamental, qui susciterait l'envol vers l'Idée, mais aussi le suprême désespoir : le lieu de l'art, son topos, est toujours au-delà, fuyant, éphémère, glissant de l'instant insaisissable au moment où l'on pense le saisir. L'art est donc un drame, la mise en scène d'un sacrifice propitiatoire, au bout duquel ne subsiste que la page blanche, lieu vide et plein, lavé des scories de la subjectivité, oméga où se résolvent deux infinis, la mémoire de l'origine, et la création eschatologique d'un monde neuf.

Cette nouvelle conception de l'art comme rupture et quête intransigeante se veut aristocratique, laissée au seul initié, au maudit, à l'exilé, à l'anormal, au yourodivyi (fol en Christ). L'artiste crée son ordre contre l'ordre d'un monde qu'il honnit. De là, un ton apophatique, négateur, doublé d'un accent inquisitorial, d'une tendance à traduire toute prise de position en geste moral.

La Russie du début du XXe siècle, selon Gérard Conio, était particulièrement apte à comprendre la vision mallarméenne, bien plus que l'Occident, émoussé par son sens de la mesure. Les héritiers du nihilisme, la disposition traditionnelle du peuple russe à des élans mystiques, son anarchisme résurgent, allaient radicaliser ce message.

La suppression du sujet (au double sens du terme : le je et le thème) est aussi la disparition du signifié au profit du signifiant, que l'on dépouille jusqu'à la plus simple expression de sa matérialité, le point et la tache. Le procédé est « mis à nu », l'accent est déplacé sur le matériau. Dans le travail des « zaoumniki » (5), le verbe poétique est réduit à ses composantes minimales, la représentation est déconstruite, la figure est supprimée. Le roman, chez Victor Chlovski, devient reportage, documentaire, montage.

L'esthétique, science du Beau (qui ne signifie plus rien) se transforme en sémiotique, science du signe (qui peut être n'importe quoi).

En 1915, dans son premier écrit théorique, Malevitch porte le négativisme jusqu'à l'adieu à la représentation, manifesté par son carré noir sur fond blanc. Puis avec son tableau blanc sur blanc, en 1919, il renonce tout à fait à la peinture, se vouant dès lors à l'écrit, au commentaire. Le geste est répété avec Le dernier tableau, monochrome rouge, que Rodtchenko expose en 1921 pour en finir avec la peinture de chevalet, et avec l'art tout court, inaugurant la période productiviste. L'art était devenu impossible. Comme toutes les valeurs auxquelles on accordait de l'importance, il était désormais réduit à l'égal du zéro.

Face à l'affirmation triomphale d'un art absolu, le scandale de la réalité se dévoile, toujours contingente, toujours banale. D'où naît un déchirement.

Il s'agit alors de purifier le monde par le Verbe, de retrouver l'Eden disparu, d'accéder à la dimension cosmique de la création. Pour Khlebnikov, la « zaoum » (langue phonique) tente d'édifier une langue universelle, une langue « stellaire ». Le Beau doit aussi être l'expression du Vrai et du Bien. Malevitch évoque par le blanc le dieu du Zohar. Il a peut-être été influencé par le philosophe néo-platonicien contemporain Piotr Ouspenski. Maïakovski, en 1918, dans Le Journal des futuristes, en s'élevant contre le mercantilisme bourgeois, recherche une révolution de l'esprit.

En même temps, cette quête mystique redouble une mise en mémoire du passé russe, dans l'origine archaïque par exemple de la corrélation entre l'écriture et la peinture, identification désignée par le mot « pisat ». On retrouve aussi l'art populaire et la religion de la Russie ancienne, la culture « rodnaïa », « maternelle », qu'on met en parallèle avec l'instinct créateur des enfants, des peintres naïfs, des poètes fous… Larionov organise une exposition néo-primitive d'icônes et de loubki (images populaires gravées sur bois (6)) en 1913 – la « Queue d'âne » (7) – qui regroupe Malevitch, Tatline, Chagall, Filonov, Le Dentu, Zdaniévitch, tous artistes novateurs. Un rêve messianique, naturel en Russie, s'attache à l'art.

Pour Kandinsky, le « mur » de l'art devient limite et support. L‘enjeu se déplace de l'extérieur vers l'intérieur, ouvrant la voie à une phénoménologie de la perception artistique, que les contre reliefs de Tatline vont illustrer. On passe d'une esthétique de la contemplation à une esthétique de la réception. Dès lors, tout devient possible, le matériau vidé de son sens acquiert sa valeur du choc qu'il produit.

Le constructivisme est une réponse à l'impasse proclamée de l'art. Le groupe de l'« Inkhouk » de Moscou proclame qu'il faut transformer le « byt », le mode de vie, la vie. Le productivisme tentera de réaliser ce projet.

Maïakovski et Eisenstein: l'exil intérieur

Le premier se donna la mort en 1930 et le second continua son œuvre cinématographique sous la tutelle sourcilleuse de Staline.

Maïakovski (portrait, ci-dessous), en cassant le vers traditionnel, en y mêlant les vocables familiers du peuple, a redonné à la poésie une puissance redoutable, la ramenant brutalement sur terre, une terre rude, parfois vulgaire. Certes, il collaborait à ses heures avec l'appareil policier, mais c'était un authentique poète. « Pro èto » (« De ceci ») est un cri de détresse. Maïakovski appartenait à ces bolcheviks de gauche qui seraient écrasés par le secrétaire du parti. Comme beaucoup, il a vu avec angoisse la liberté de création se réduire sous la pression idéologique du régime. Il a perçu dans sa chair la contradiction entre ses aspirations vers une révolution permanente de la vie, et la sclérose qui paralysait les corps et les esprits, la société soviétique entière, pour aboutir au gel, à la mort.

Eisenstein a connu aussi sa descente aux enfers. Mais il ne s'est pas tué, du moins physiquement. Il connut cependant des crises sérieuses, qu'il résolut au prix du renoncement.

La première lui était commune avec d'autres créateurs. Il s'agissait de surmonter l'aporie qui menait l'art dans l'impasse du non-sens, une fois la mimesis rejetée. Comment lier l'art à la vie ? On sait que le constructivisme subsuma les deux termes sous le projet unitaire de l'utopie, l'utopie que l'on réalise ici et maintenant (ce qui revenait en fait à subordonner l'art à la vie). Eisenstein va utiliser le montage, le travail sur le matériau cinématographique, et singulièrement la synecdoque, la valorisation de la partie pour le tout, apte à toucher l'affect des foules (le cinéma étant l'art des masses par excellence).

La seconde crise fut résolue au début des années trente, en plein stalinisme triomphant. On peut résumer le constat auquel il parvint : « L'art est régressif par sa forme et progressif par son contenu. » Mais en art, la forme prime, et conditionne le contenu. Eisenstein s'aperçoit alors que l'art, c'est le Mal.

La découverte de la « plongée dans le sein maternel », dans les archétypes, à partir des travaux des psychanalystes Ferenczi et Otto Rank, ainsi que les expériences des contre reliefs de Tatline, l'amènent à définir la « Méthode », ou le « Grundproblem » (le « problème fondamental »). Pour lui, l'objectif de l'artiste est l'extase. L'Empreinte (« Eindruck ») désigne les traces du trauma originel et le mode de superposition appelé à constituer le montage des attractions et à susciter de l'organique à partir du mécanique. Son cinéma mêle archaïsme et modernisme, pensée sensorielle et pensée conceptuelle, Apollon et Dionysos, futur utopique et origine.

Du constructivisme à la "construction du socialisme"

La première exposition d' « Obmokhou » (« Association des jeunes artistes) en mai 1920, inaugurée par Lounatcharsky, présente des manifestations d'agit-prop, destinées à montrer comment utiliser les activités artistiques à des fins de publicité révolutionnaire.

L'exposition « 5x5=25 » constitue un tournant décisif. Il s'agit de briser les mentalités « archaïques ». L'action se place sous l'angle de la lutte contre l'aliénation. Les productivistes reprochent à l'esthétique formaliste de l'objet (« viéchisme ») de substituer à la reproduction de la nature la reproduction de la machine. Pour Maïakovski les artistes sont des « artisans chargés de réaliser la commande sociale ». Le savoir-faire des poètes, leur métier (masterstvo) livre à la séduction étatique les masses désarmées. La fonction poétique est remplacée par la fonction de communication. Les artistes sont passés de la « dissonance » dont parlait Koulbine à l' « harmonie », synonyme de mort. L'affirmation de Rodtchenko, selon laquelle « l'art littéraire » est destiné à débarrasser la vie des « enjolivures », pour légitime qu'elle soit dans le domaine esthétique, prend une résonance sinistre dans l'ordre politique.

Comment l'art, se voulant autonome, a-t-il pu servir d'instrument à un Etat totalitaire ? Cette question est d'autant plus cruelle que c'est justement par la manifestation de la plus haute vie que l'œuvre de mort a procédé, comme si l'art se révélait être un pharmakon, capable d'empoisonner dans la mesure même où il se présente comme un salut. On peut essayer d'identifier l'origine de cette régression en détachant quelques caractéristiques qui l'ont favorisée :

- On crée une confusion entre l'art et la vie, un glissement sémantique entre ce qui concerne au premier chef l'esthétique et ce qui revient aux conditionnements socio psychologiques.

- On effectue un transfert, à la manière du « sdvig » (9), de la préoccupation d'un salut individuel, à celle du salut communautaire. On passe ainsi d'un plan à un autre qualitativement différent, sans voir que la nature du projet est changée, l'œuvre devenant une entreprise sociale et se soumettant insidieusement au primat du politique, au sens large comme au sens réduit.

- Le ton apophatique, négateur, radical, doublé d'une emphase irritante, la manifestation d'un souci pédagogique et prosélyte, ont exacerbé l'aspect dogmatique de la rhétorique.

- La gratuité ludique de l'utilisation des matériaux créatifs, mots, couleurs, formes, lesquels provoquent un impact psychosensoriel susceptible de modifier les états de conscience et d'instiller de manière subliminale des affects et des concepts en complet décalage avec la réalité, sinon avec la vérité, renforce l'emprise idéologique de l'Etat totalitaire. La création verbale pure des « zaoumniki » est un laboratoire pour la novlangue. Au lieu d'unir les hommes par le haut, elle les transforme en masse indifférenciée douée d'une mentalité prélogique. La forme produit le sens, les liens syntaxiques et logiques sont rompus, suscitant des automatismes qui aboutissent à une phraséologie vide, à une langue codée qui se substitue à la réalité, plus proche des réflexes conditionnés de Pavlov que d'une pensée cohérente, une langue incantatoire, faite d'enchaînements de sons bruts capables de galvaniser les foules et d'agir sur ses nerfs (mais les inventions verbales de Kroutchonykh, de Kamienski, d'Iliazdov sont indéniables : c'est toute l'ambiguïté d'une période révolutionnaire).

- En Russie, l'impersonnalité de l'art renvoie immédiatement à l'impersonnalité de l'Etat.

- Le renversement carnavalesque de l'art entre le haut et le bas, qui, sous couvert d'un égalitarisme agressif, a nivelé vers le bas toute expression, tout mode d'être en société, a abattu les frontières qui permettaient d'endiguer l'inondation idéologique et de préserver certaines classes ou castes de la puissance dévastatrice de la démagogie.

Art nihiliste

Le « laminage de la personnalité », la « perekovka douch », le « remodelage des âmes », mis en œuvre par le totalitarisme stalinien, qu'un Zinoviev, dans les Hauteurs béantes a dénoncés, ont favorisé la crétinisation massive que la société de consommation tente d'apporter avec elle, avec la bénédiction d'anciens dissidents, transformés en commis parvenus du nouveau capitalisme. En Occident, les Diafoirus et les Homais pullulent, et ont rabaissé toute valeur, toute connaissance à une prétentieuse exhortation à aménager une existence médiocre, la parant de cette ornementation ludique qui donne au vide un surcroît d'esthétisme, parallèlement à ce surplus d'âme que les actions humanitaires octroient aux masses repues de délectations télévisuelles. Pour Gérard Conio, l'homologie est flagrante entre ce qui s'est passé en URSS et ce qui se joue actuellement dans la modernité : privilégier la perception après avoir déconstruit les formes et aboli l'art, transférer les codes d'une certaine pratique artistique à la gestion marchande du monde, au point d'en devenir le miroir idéologique à base d'hédonisme de supermarché et de gratuité nihiliste, confondre des justifications esthétiques et des explications sociologiques ou politiques, légitimer en définitive un réel dégradé.

Notes:

1) Le cubo-futurisme est une variante russe du futurisme italien qui, par la provocation, le scandale et la violence, promut la modernité, la machine, le mouvement et le dynamisme au rang de constituant à part entière de l'art.

2) Mikhaïl Fedorovitch Larionov s'intéressa à l'impressionnisme, au fauvisme et au cubisme, avant de fonder, à partir de 1909, et avec sa femme Natacha Gontcharova, le rayonnisme. Larionov fut l'un des pionniers de l'art abstrait. Après son installation à Paris en 1914, il réalisa de nombreux décors pour les Ballets russes.

3) Le suprématisme est la première théorie de la peinture non objective. Malevitch en est l'inspirateur en 1915.

4) Gérard CONIO, L'art contre les masses : Esthétiques et idéologies de la modernité ; L'AGE D'HOMME, Lausanne, 2003.

5) Vélimir Khebnikov, mort du typhus en 1922 à 37 ans, mena une quête mystique de l'Unité et de l'Harmonie, de la maîtrise du temps et de l'Histoire, mêlant rationalité du Nombre et l'Irrationalité du Verbe. La langue Zaoum, libre jeu de phonèmes russes chargés de sens, fait éclater le conservatisme de la culture pour ressusciter les fonds archaïques de la slavité, déchaînant une fureur insurrectionnelle et aboutissant au Monde de l'Harmonie (« Ladomir »).

6) L' imagerie populaire russe traditionnelle, représente des héros légendaires, des preux intrépides (« bogatyrs » ou « vitèzes »), des tsarévitch ou tsarévna, des bouffons et des baladins (« skomorokhi »), des moujiks étonnants, des « fols en Christ » (« yourodivy »), des monstres et esprits forestiers…

7) L'exposition néo-primitiviste « La Queue d'âne » réhabilita l'art folklorique russe issu de la tradition orientale.

Au début de l'année 1921, l' « Inkhouk » (Institut de Culture Artistique ») regroupe des artistes tels qu'Alexandre Rodtchenko, Varvara Stepanova, Alexandre Vesnin, Lioubov Popova, Alexandre Exter, qui veulent rompre avec la composition. Ils adoptent la notion de « construction » pour désigner l'abandon des éléments « superflus », et l'utilisation rationnelle des matériaux (souvent d'origine industrielle ou technologique, comme le fait Tatline). Trois principes se dégagent :

- La « facture » concerne le caractère concret, rationnel et universel du matériau ;

- La « construction » définit la fonction collective des éléments et le projet ;

- La « tectonique » établit la finalité idéologique de l'objet.

9) « La création décalée » est une traduction possible d'un mot russe qui exprime un concept fondamental de l'esthétique cubo-futuriste : le « sdvig ». Forgé à l'origine pour désigner la déformation des figures dans la peinture cubiste, le sdvig va bientôt se généraliser, se conceptualiser pour élargir cette défiguration picturale à une transformation qui affecte la création tout entière, la « création décalée » » (in L'art contre les masses…, p. 13).

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