Par Maurice Lemoine
En Equateur, le président sortant Daniel Noboa a été déclaré réélu par le Conseil national électoral (CNE), le 13 avril, avec 55,63 % des suffrages. La candidate de gauche Luisa González, qu'il n'avait devancée que d'une très courte tête au premier tour (moins de 17 000 voix), a dénoncé des irrégularités et refusé de reconnaître sa défaite. Les missions d'observation de l'Organisation des Etats américains (OEA) et de l'Union européenne (UE) ayant avalisé le résultat, tant les médias que la « communauté internationale » se sont désintéressés de la question. Pourtant, les interrogations ne manquent pas sur les conditions dans lesquelles s'est déroulé ce scrutin.
Tout d'abord, une indispensable piqure de rappel.
Nous sommes en 2023.
A mi-mandat, le président de droite Guillermo Lasso démissionne tout en dissolvant le Parlement. Ce qu'on appelle « la mort croisée », permise par la Constitution. Lasso n'a alors guère le choix. Un retentissant article du site La Posta a révélé des faits délictueux au sein d'entreprises publiques. Plus grave encore : beau-frère et intime du chef de l'Etat, Danilo Carrera a des liens avec la mafia albanaise. Des « narcos » ! Ce, alors que le pays a sombré dans une phénoménale insécurité. La pire de toute l'Amérique latine. Des braquages, du racket, des fusillades, des meurtres, des prises d'otages – et des tonnes de cocaïne. Du très sérieux. Le 31 mars, Rubén Cherres, l'homme de confiance de Carrera, est retrouvé assassiné. Le 19 avril, Carrera lui-même est arrêté dans l'Aéroport de Guayaquil. En cavale, il s'apprêtait à fuir le pays.
Le Parlement s'est emparé de l'affaire. Par son inertie, Lasso a ralenti les enquêtes. Certains utilisent le mot « entravé ». Il risque la destitution. Il préfère la démission, moins infâmante. Il provoque « la mort croisée ».Laquelle implique des élections présidentielle et législatives anticipées.
Entre 2007 et 2017, l'Equateur a connu un « âge d'or » – la Révolution citoyenne –, sous la présidence de l'économiste de gauche Rafael Correa. Dans des conditions « abracadabrantesques », la droite est revenue au pouvoir au terme de son second mandat. Elu en tant que supposé dauphin de Correa, Lenín Moreno a trahi. Il s'est précipité à Washington. Il y a prêté allégeance. Il a confié le ministère de l'Economie à Richard Martínez, le « patron des patrons équatoriens ». Il a dérégulé à tout va. Partout, il a placé des gens à lui. Il a verrouillé l'appareil judiciaire. Il a livré Julian Assange à ses bourreaux britanniques [1].
Depuis, les néolibéraux font tout pour diaboliser Correa et les siens. Avec une évidente volonté de destruction. Et une tout aussi évidente réussite. L'historien équatorien Juan Paz-y- Miño a défini cette haine qui, cultivée quotidiennement, perdurera jusqu'à aujourd'hui :
« Une situation comparable à celle de l'Argentine, lorsque le décret-loi 4161, du 5 mars 1956, interdisait de parler de Perón, d'Evita, de "péronisme", de "péroniste", de "justicialisme", ou de faire référence aux fonctionnaires péronistes et à leurs portraits, drapeaux ou chansons ; et comparable également à ce qui s'est passé avec l'Alliance populaire révolutionnaire américaine (APRA), le parti le plus profondément enraciné au Pérou depuis des décennies, bien que son leader et fondateur Raúl Haya de la Torre ait été persécuté et exilé à l'étranger [2]. »
Condamné à huit ans de prison au terme d'un procès kafkaïen, Correa réside désormais en Belgique. Sans pouvoir rentrer dans son pays. D'ex-ministres ou ex-députés appartenant à son courant vivent également en exil – en particulier au Mexique. Persécuté, l'ex-vice-président Jorge Glas alterne liberté conditionnelle et prison. La justice ne possède aucune preuve irréfutable prouvant sa culpabilité [3].
Pendant les six années « Moreno – Lasso », l'Equateur a été soumis à l'avidité la plus primitive. Le pays se désagrège. Si elle est haïe par les uns, la Révolution citoyenne suscite chez les autres une forte nostalgie. En cette année 2023, elle lance dans la bataille présidentielle une ex-députée et ex-ministre (Travail et Tourisme) de Correa : Luisa González. Très vite, celle-ci se hisse largement en tête des sondages.
On en est là quand le candidat Fernando Villavicencio, quatrième ou cinquième dans les enquêtes d'opinion, est assassiné par un commando de tueurs. Il sortait d'un meeting, dans le centre nord de Quito. « Journaliste d'investigation » élu député, Villavicencio avait deux spécialités : la lutte « contre la corruption » et la démolition du « corréisme ». Au-delà de son image d' « ange blanc », il nageait quelque peu en eau trouble. Il entretenait une étroite relation avec Diana Salazar, la procureure générale de l'Etat. Il maintenait des liens tout aussi étroits avec les « services » étatsuniens.
Sa mort rend plus inouïe encore la vague générale d'insécurité.
Campagne électorale du premier tour, après l'assassinat de Villavicencio – photo Maurice Lemoine (ML)
Liée aux « narcos » mexicains du Cártel de Jalisco Nueva Generación (CJNG), la bande équatorienne « Los Lobos » a revendiqué le meurtre de Villavicencio. Verónica Sarauz, sa veuve, interpelle le président Lasso sur la responsabilité de l'Etat dans l'assassinat. Mais, surtout, elle ajoute : « Je tiens à dire au corréisme que je sais qu'ils sont tous impliqués (…). » Sans le nommer, Lasso met perfidement en cause « un parti politique » auquel il ne permettra pas « de revenir au pouvoir ». Portée par des médias aux ordres, la petite musique infâme se répand.
Très proche de Villavicencio, Christian Zurita le remplace en tant que candidat du mouvement Construye (Construis).Lui aussi est journaliste dit d'investigation. Lui aussi pratique un anti-corréisme de compétition. Lui aussi pilonne cette famille politique de rafales d'insinuations.
Pour la Révolution citoyenne (RC), une victoire au premier tour devient très problématique. « La violence et la peur n'aident jamais la gauche », nous confie à ce moment Paola Pabón, préfète élue et réélue RC de Pichincha [4]. S'ajoute à cette difficulté le poison de la diffamation. De fait, le 20 août, si Luisa González remporte le premier tour de la présidentielle, ce n'est qu'avec 33,61 % des suffrages. Très loin des espoirs initiaux, elle devra affronter au cours du ballotage le grand inattendu du scrutin : l'homme d'affaires Daniel Noboa (Action démocratique nationale [ADN]), 23,47 % des voix.
Les théories ne sont que des théories. Et les faits sont les faits. Mais les faits perdent leurs acteurs et leurs témoins. Gravement blessé lors de la fusillade qui a suivi l'assassinat de Villavicencio, Johan Castillo López, le « sicario »colombien auteur des balles mortelles, a été transporté à l'Unité de flagrance de la police, où il a succombé à ses blessures. Le respect des procédures aurait exigé un passage prioritaire par l'hôpital et des soins immédiats. Impliqués dans le crime et capturés, six autres Colombiens sont retrouvés pendus dans la prison Guayas 1 (Guayaquil). Un autre suspect détenu est trucidé le lendemain dans la prison El Inca.
Arrive ce qui suit : le 8 octobre, à une semaine du second tour, le bureau de la procureure Diana Salazar émet un communiqué. Un « témoin protégé » a révélé le nom de ceux qui ont recruté les assassins de Villavicencio. On n'en apprend pas plus. Fort heureusement, Zurita prend le relais. A l'évidence dans le secret des Dieux, il « révèle » la somme offerte aux tueurs : 200 000 dollars. Dans une syntaxe particulièrement approximative pour un journaliste, il précise par la même occasion : « Le témoignage avancé du seul témoin qu'ils n'ont pas tué a déclaré sous serment que les responsables de l'assassinat de Fernando Villavicencio sont le gouvernement Correa. »
Le « quatrième pouvoir » entre à nouveau dans la danse.
Touchée… Coulée ! Le 15 octobre 2023, Luisa González s'incline devant Daniel Noboa, qui l'emporte avec 52,3 % des voix.
Oui, bon, d'accord, mais pourquoi revenir là-dessus ? Avant c'était avant, maintenant c'est maintenant.
A moins que…
Fin de la récente campagne, début avril 2025. Veuve de Villavicencio, Verónica Sarauz réapparaît. Et c'est spectaculaire. Elle accuse cette fois Noboa et la procureure générale Diana Salazar d'entraver l'enquête sur l'assassinat de feu son époux. Elle affirme qu'en 2023, elle a été victime d'une « manipulation institutionnelle ». Que l'affaire a été utilisée comme « une arme politique ». Elle avance que Salazar a fait pression sur elle, une semaine avant le second tour des élections, pour qu'elle rende Correa responsable du crime, sur la base du témoignage du « témoin protégé ». Elle dénonce : « Tout était faux, j'ai été horriblement trompée. » Ayant ultérieurement eu accès au fameux « témoignage », elle complète : « L'assassinat de Villavicencio implique non seulement des hommes politiques, mais aussi de hauts fonctionnaires de la Police nationale et des pouvoirs financiers liés au blanchiment d'argent. » Elle enfonce le clou : « Il est clair pour moi que ni Salazar ni Noboa ne permettront que la vérité soit révélée. Je les soupçonne de participer au sinistre complot entourant l'affaire de mon mari. Ni mes enfants ni moi ne pourrons obtenir justice avec eux [5]. »
Les têtes pensantes du « quatrième pouvoir » – El Universo, El Telégrafo,Ecuavisa, Teleamazonas, etc. – ne voient pas trop en quoi de telles déclarations pourraient présenter un quelconque intérêt. L'affaire est, somme toute, assez anodine. Ils préfèrent en protéger leurs lecteurs et téléspectateurs, déjà saturés d'informations. De leur côté, les médias internationaux ont bien déversé des torrents d'encre et de commentaires sur la mort de Villavicencio, mais, à présent, « sorry », ils ont d'autres chats à fouetter.
Ce 13 avril 2025, Noboa est à nouveau proclamé élu.
Daniel Noboa et son épouse
Bien lisse, aseptisé, appartenant à la caste supérieure : Daniel Noboa. Né à Miami. Etudes supérieures aux Etats-Unis. Est le fils de l'homme le plus riche du pays – Álvaro Noboa. Un père cinq fois candidat à la présidence et cinq fois battu. Mais propriétaire d'Exportadora Bananera Noboa. Le navire amiral de l'exportation de bananes – dont l'Equateur est le numéro un mondial. Sans parler du groupe économique Corporación Nobis et de dizaines de filiales allant du stockage de conteneurs au commerce de fertilisants. De la « grande entreprise » en mode piraterie : le groupe Noboa doit 88 millions de dollars au fisc, qu'il a réussi, depuis des années, à ne pas payer.
Discret héritier, Daniel a occupé différents postes dans les entreprises de papa. En 2021, il est élu à l'Assemblée nationale. Se présente à l'élection de 2023 pour le parti Action démocratique nationale (ADN). En version « outsider » absolu. Fait sensation en participant au débat présidentiel affublé d'un gilet pare-balles – rapport à l'assassinat de Villavicencio. A la surprise générale, arrive second au premier tour. Derrière Luisa González. Dans un pays très las de la polarisation, il la joue « cooooooool », ni pro ni anti-Correa. Quasiment social-démocrate. C'est du moins lui qui le dit. La presse de droite, l'arc conservateur et le grand patronat se prennent soudain de passion pour la social-démocratie. La presse de droite crucifie tout ce qui se trouve supposément à gauche de la social-démocratie. La presse de droite instrumentalise la mort de Villavicencio. Noboa, on l'a vu, l'emporte avec 52 % des voix.
Exilée au Mexique car persécutée par la justice, ex-présidente de l'Assemblée législative pour Alianza País (le parti de Correa, alors président), Gabriela Rivadeneira cernera parfaitement le profil de l'individu : « C'est un de ces jeunes outsiders sympathiques qui se prétendent ni de droite ni de gauche… un jeu idéal pour l'oligarchie et la droite de nos pays. Il a été mis en place au bon moment par l'oligarchie, dans le contexte de la crise politique. C'est un de ces personnages construits par le marketing et les réseaux sociaux [6]. »
Noboa s'installe à Carondelet – le palais présidentiel – le 23 novembre 2023. Il a été élu pour terminer les dix-huit derniers mois du mandat de Guillermo Lasso. Un premier constat s'impose à ce moment : du fait du désastre provoqué par ses représentants, Moreno et Lasso (banquier de profession, très amateur de paradis fiscaux), la « moderne » aristocratie financière doit s'effacer ; la vieille oligarchie agro-exportatrice récupère les rennes de l'Etat.
Toute considération partisane mise à part, une vérité s'impose. Noboa va devoir gérer une situation catastrophique : 4,8 millions de pauvres vivent avec 3 dollars par jour ; 1,9 millions d'indigents ne disposent que de 1,60 dollars quotidiennement. Respectivement 27 % et 10,8 % de la population [7]. Le nouveau gouvernement ne trouve que 184 millions de dollars dans les caisses de l'Etat. Et une dette infiniment supérieure à l'égard de l'Institut de sécurité sociale, des municipalités, des préfectures et des institutions. « Nous sommes dans le pire de l'histoire de la caisse fiscale, annonce sombrement le ministre des Finances Juan Carlos Vega. Le pays est extrêmement appauvri. » D'après l'organisation internationale pour les migrations (OIM), 57 000 Equatoriens se sont aventurés en 2023 dans la dangereuse jungle du Darién, au Panamá. Le double de l'année précédente. Une fuite désespérée en direction des Etats-Unis.
Noboa trouve aussi face à lui un océan de violence. Tout le système de sécurité interne mis en place durant les gouvernements socialistes de Correa ont été démantelés par ses successeurs néolibéraux. On parle là de la justice, de la police et de l'appareil pénitentiaire. Il fallait « faire des économies ». Il y a autour de l'Equateur deux grands exportateurs de cocaïne, le Pérou et la Colombie. Le pays est devenu « la » plateforme de transit vers l'Amérique du Nord et l'Europe. Les cartels mexicains de Sinaloa et de Jalisco Nueva Generación sous-traitent une partie substantielle de leur activité. Trois meutes locales se partagent le gâteau : Los Choneros, Los Lobos, Los Tiguerones. Délinquants de petite envergure, des seconds couteaux entrent en jeu et finissent par être assimilés ou regroupés. Une main d'œuvre bon marché de « gatilleros » – gamins à la gâchette facile issus des sous-quartiers marginalisés et abandonnés.
Les caïds gouvernent ce monde par la terreur la plus absolue. Se truandent sans arrêt les uns les autres. S'étripent pour le contrôle des territoires. Corrompent les juges, contrôlent les prisons – et s'y massacrent allégrement (plus de 460 morts depuis 2021).
Noboa vient d'assumer le pouvoir quand, le 5 décembre, il est annoncé que 7 258 personnes ont été assassinées depuis le début de l'année. Presque deux fois plus qu'en 2022 (4 632). Entre 23 et 24 morts par jour. Avec un lot considérable de dommages collatéraux. Equatoriens victimes de balles perdues. Citoyens enlevés, rackettés. Avec une perte de contrôle totale : début janvier, l'ennemi public numéro un, Adolfo Macias, alias « Fito », chef du puissant gang des Choneros, s'évade mystérieusement de la Prison régionale de Guayaquil. On allait le transférer dans la prison de haute sécurité de La Roca. Peu de temps avant son assassinat, Villavicencio l'avait dénoncé comme étant l'auteur des menaces de mort qu'il recevait.
Lorsque, dans un climat de fortes tensions, des mutineries avec prises d'otages éclatent simultanément dans les établissements pénitentiaires et que plusieurs policiers sont enlevés, Noboa annonce, le 9 janvier 2024 :
« Je viens de signer le décret qui instaure l'état d'exception dans tout le pays afin que les Forces Armées reçoivent le soutien politique et légal dont elles ont besoin pour agir. »
« On recherche »
L'Assemblée nationale a également été renouvelée à l'issue de la « mort croisée ». Mathématiquement, Noboa y est nu. Sans réel passé ni structure politique, ADN, le parti de circonstance qui l'a porté au pouvoir ne compte que 14 députés sur 137. Vingt-cinq à tout casser après quelques alliances avec des législateurs isolés. Groupe le plus important, la Révolution citoyenne (RC) compte 52 représentants. Construye, de feu Villavicencio, emmené par María Paula Romo, ex-ministre de Lenín Moreno, 29. Le vieux Parti social chrétien (PSC), 18.
La situation du pays est tellement critique que Noboa réussit à faire l'union sacrée autour de lui. En politiques responsables, la Révolution citoyenne et le PSC acceptent de ne pas lui mettre de bâtons dans les roues. Seul Construye, porté par son fanatisme anti-corréiste, s'auto-exclue de cette alliance pragmatique. Qui tangue à l'occasion, mais sans se désagréger. Noboa veut augmenter la TVA de 12 % à 15 %. Veto de l'Assemblée au président. Veto partiel du président à l'Assemblée ! La taxe passe finalement à 13 %, avec la possibilité de pousser à 15 % si les circonstances l'exigent. La hausse sera limitée à 5 % pour les matériaux de construction. Les grandes et moyennes entreprises devront taper dans leurs utilités extraordinaires de l'année fiscale 2022 et payer une contribution temporaire de 3,25 % pour la sécurité.
On pourrait estimer que chacun y trouve son compte. Sauf que l'alliance va exploser. On découvre que Noboa a bien trompé son monde. Représentant avant tout l'univers doré dans lequel il a toujours vécu, il n'a rien du « petit saint » que certains ont cru discerner en lui. Soudain, son côté autoritaire transparaît.
Retour aux origines de cette prise de conscience…
Le pays croule sous les « affaires ». Les cas « Gran Padrino » (Grand Parrain » !) et « León de Troya » impliquent l'ex-président Lasso, son entourage et la mafia albanaise. « Las Torres » concerne une sombre affaire de corruption mêlant le Bureau du Contrôleur général (Contraloría General del Estado) et la compagnie pétrolière nationale Petroecuador, sous la présidence de Lenín Moreno ; entre autres inculpés, l'ex-contrôleur Pablo Celi a été condamné à 13 ans et 4 mois de prison. « INA Papers », également appelé « Sinohydro » ? Met en cause l'ex-président Moreno en personne, son épouse une de ses filles, deux de ses frères et beaux-frères pour quelques 76 millions de dollars évaporés. « Plaga »(« plaie », « calamité ») enquête sur des juges, policiers, avocats et autres fonctionnaires publics ayant octroyé des avantages judiciaires et favorisé la libération indue de criminels emprisonnés (241 entre janvier 2022 et mars 2023). « Metástasis » (« métastases ») a entraîné l'arrestation de près de 30 juges, procureurs et policiers en raison de leurs liens avec des narcotrafiquants ; parmi les magistrats détenus figure Wilman Teran, le président du Conseil judiciaire, un organisme chargé d'organiser les concours pour nommer de nouveaux magistrats.
Attention ! Dans certains cas, la justice ne confond pas vitesse et précipitation. Dans leurs affaires respectives, tant Guillermo Lasso que Lenín Moreno peuvent dormir sur leurs deux oreilles. D'autant plus tranquillement, pour Moreno, que, dès la fin de son mandat, il est parti vivre au Paraguay – comme le fit en son temps, le dictateur nicaraguayen déchu Anastasio Somoza. Moreno travaille là-bas, sans que nul n'y trouve à redire, pour la très respectable Organisation des Etats américains (OEA). A intervalle régulier, la justice de son pays lui adresse une très ferme « convocation » à laquelle, bien entendu, il ne répond pas. Interpol ? Jamais entendu parler !
« Encuentro », dans lequel est impliqué Danilo Carrero, le beau-frère de Lasso, traîne en longueur. Carrero (plus de 65 ans) effectue sa détention préventive à la maison.
Les auteurs intellectuels de l'assassinat de Villavicencio demeurent parfaitement inconnus.
On est loin, là, du traitement infligé à Rafael Correa et à son ex-vice-président Jorge Glas dans les affaires « Sobornos 2012-2016 » (pour les deux) et « Reconstruction de Manabí » (pour le second).
« Sobornos » (« pots-de-vin ») : sur la base de courriers diffamatoires, dont l'origine n'a jamais été établie, la Cour nationale de justice a condamné Correa (par contumace) et dix-sept autres accusés, dont deux ex-ministres et Jorge Glas, à huit ans de prison. L'absence de preuves a été tellement évidente que Correa a été condamné pour avoir exercé… « une influence psychique » sur ses subordonnés [8].
A la manœuvre : Diana Salazar.
Diana Salazar
Salazar est devenue procureure générale de l'Etat en 2019. Lenín Moreno « réformait » l'appareil judiciaire pour en éliminer tout élément proche ou supposé proche de Correa. Et lançait sa persécution. L'ambassade des Etats-Unis apprécie particulièrement Salazar. Washington aussi. En févier 2021, le Département d'Etat lui octroiera le « Prix international anticorruption ». Suivra, le 17 avril 2024, un élogieux article dans Time, rédigé par Samantha Power, l'administratrice de l'USAID – le tentacule dit « humanitaire » du gouvernement des Etats-Unis qui, sur la seule période 2024-2025, a injecté en Equateur 86 millions de dollars pour financer médias et ONG anticorréistes [9]. Donc, en décembre 2024, viendra pour Salazar un nouveau « Prix international des champions anticorruption ».
Pour mériter autant d'honneurs, Salazar n'a pas ménagé sa peine. Elle traîne sur les affaires impliquant les politiciens de droite pro-américains. Quelle ardeur, en revanche, pour elle et ses services, lorsqu'il s'agit de pilonner la gauche – voyez un peu ça…
Novembre 2023 : perquisition de la Préfecture de Pichincha à la recherche d'un « détournement de fonds » permettant de mettre en cause la très populaire préfète corréiste Paola Pabón.
Mai 2024 : révélation d'une supposée conversation datant de 2022 – affaire « Sobornos 2012-2016 ». Correa – encore ce Méphistophélès ! – aurait proposé son appui au « sulfureux » général en retraite Víctor Araus si celui-ci se présentait à la présidentielle [10]. En échange : une fois élu, Araus ferait arrêter Lenín Moreno, ses ex-ministres María Paula Romo, Juan Sebastián Roldán et Andrés Michelena, puis organiserait une mutinerie mortelle dans la prison où ils seraient incarcérés. Et voilà. Pas de quartier. Sacré Correa ! Depuis Asunción, Moreno pulse sa haine chargée de vitriol : « Je savais qu'éradiquer le socialisme du XXIe siècle et éviter que l'Equateur ne devienne un autre Venezuela impliquerait un très haut coût pour ma vie. » En réponse, Araus qualifie d' « absurde » le supposé document divulgué par la « Fiscalía ». Les avocats de Correa analysent la situation : « En fin de compte, nous ne pouvons imaginer autre chose qu'une stratégie électorale précoce visant à ternir davantage l'image de l'ancien président. Dans le fond, la procureure générale, très opportunément, diffuse cette vidéo à des fins électorales ; ce dont il s'agit, dans son agenda, qui n'a rien d'obscur, c'est de faire avancer le cas Soborno afin qu'il devienne un enjeu de la [prochaine] campagne ».
Et puis, ceci :
Mis en cause dans le cas « Metástasis », l'ex-président du Conseil de la magistrature, Wilman Terán, accuse Diana Salazar et l'ancien président de la Cour nationale, Iván Saquicela, de lui avoir envoyé des « émissaires » pour le convaincre de condamner Correa dans l'affaire « Sobornos 2012-2016 ».
Le 14 mars 2024, le Tribunal contentieux électoral (TCE) accepte la demande de révocation du mandat du maire de Quito Pabel Muñoz (Révolution citoyenne) pour prétendue violation de ses devoirs lors de la campagne de Luisa González en 2023.
Arrive le tour d'Aquiles Álvarez, maire « corréiste » de Guayaquil – la deuxième ville du pays. En juillet 2024, il est accusé de « trafic d'hydrocarbures », secteur dans lequel il possède une entreprise (cas « Triple A »). La procédure suit son cours, jusqu'à… « Le procureur a eu huit mois pour me faire comparaître et il le demande deux semaines avant les élections, au moment opportun, dans le cadre du plan macabre du gouvernement pour générer un coup d'Etat final avant les élections ; tout a été monté pour cela. » Le 9 avril dernier, trois jours avant le second tour de la présidentielle – effet garanti ! – Álvarez échappe à la détention préventive, mais devra porter un bracelet électronique. En attendant mieux. Le 3 mars, menacé de mort, son avocat Emilio Santacruz avait jeté l'éponge : « Je regrette profondément d'abandonner la défense du maire, mais la situation d'insécurité régnant dans le pays m'oblige à donner la priorité à la protection de ma famille [11]. »
C'est toutefois, bien plus tôt qu'un événement lié à cette pratique systématique du « law fare » [12] a fait éclater la fugace alliance, à l'Assemblée, entre la Révolution citoyenne et le chef de l'Etat.
Jorge Glas. En 2017, alors vice-président, il a été destitué par Lenín Moreno. Incarcéré de manière arbitraire. Condamné ultérieurement à huit ans de prison. Depuis, il vit un calvaire. Une demande d'habeas corpus est acceptée le 5 août 2022. Sous la pression du président Lasso, l'ordre de le libérer n'est pas exécuté. Le 28 novembre, il ressort enfin. Liberté conditionnelle. Pour très peu de temps. En décembre 2023, l'inévitable procureure Salazar rappelle qu'il doit se présenter à la justice car mis en cause dans le cadre de l'affaire « Reconstruction de Manabí ». Un supposé détournement de fonds publics destinés à la reconstruction de villes côtières après un séisme dévastateur, en 2016. Glas se sait condamné d'avance. Le 17 décembre, il se réfugie dans l'ambassade du Mexique. Qui l'accueille en qualité d'invité. Le temps d'examiner son cas pour lui accorder éventuellement l'asile politique.
L'impensable se produit. Glas est « le symbole » de la « corruption du corréisme ». Impossible de se priver d'une telle affiche, exhibée à tout propos. Le 5 avril 2024, les forces de police équatorienne mènent un raid dans l'ambassade mexicaine et s'emparent violemment de l'ex-vice-président. Un viol de l'immunité diplomatique sans précédent récent. La Convention de Vienne et le droit international sont cyniquement bafoués. L'action provoque l'indignation. Le Mexique rompt les relations diplomatiques. Le Nicaragua en fait autant. De nombreux pays rappellent leur ambassadeur. Même l'Argentin Javier Milei exprime sa réprobation.
Il n'est pas difficile de discerner à ce moment que, pour atteindre ses objectifs, Noboa ne recule devant rien. Qui s'en souviendra ?
Et puisqu'on parle de criminalité…
D'après la police équatorienne, environ 57 % des conteneurs de bananes qui sortent du port de Guayaquil et arrivent en Europe dissimulent de la cocaïne. En 2022, pour ne prendre que le port flamand d'Anvers, les saisies ont atteint le chiffre record de 110 tonnes, dont 60 % provenaient directement d'Equateur [13]. Depuis 2018 près d'une vingtaine d'interceptions ont eu lieu en Russie, en Espagne, en Italie, en Allemagne, en Turquie, aux Etats-Unis. Sachant qu'en Equateur même, la police peut mettre en avant quelques succès : elle intercepte près de 300 tonnes de stupéfiants en 2022 ; 211 tonnes en 2023 ; 77 tonnes entre janvier et avril 2024… Ce, pour la bonne « info », celle dont tout le monde peut profiter.
En revanche, ce qui va suivre, aussi documenté qu'irréfutable, ne provient pas des grands médias traditionnels « au cœur du combat pour l'information »,mais de sources réellement indépendantes – c'est-à-dire non financées par l'USAID ! – et non muselées : The Grayzone (Etats-Unis), Revista Raya(Colombie), Agência Pública (Brésil) [14].
On parle ici de cas particuliers, mais liés entre eux. C'est à dire :
- de l'interception de 167 kilos de « coke » dans un port italien en 2020 ;
- de 260 kilos saisis dans le port de Guayaquil, le 30 juin 2022 ;
- de 400 kilos découverts en 2024 dans le port croate de Rijeka ;
- de 600 kilos tombés entre les mains des douanes turques du port de Mersin en 2024 ;
- d'une cargaison de 324 kilos bloquée dans le port de Guayaquil le 23 mars 2025, alors qu'elle allait partir pour l'Italie.
Au bas mot, selon les sources et les estimations, entre 600 kilos et 1,75 tonnes trouvées dans des navires dépendant de filiales d'une même entreprise offshore – Lanfranco Holdings S.A. – dont le siège se trouve au Panamá.
Lanfranco Holdings S.A. ? Actionnaire majoritaire (51 %) de l'une des plus importantes exportatrices de bananes équatoriennes, dont les fruits sont commercialisés à l'étranger sous la marque Bonita : Noboa Trading Co. Outre cette dernière, la holding contrôle de nombreuses autres entreprises du conglomérat Noboa [15]. Elle a pour copropriétaires deux frères appartenant à la crème de la crème : Juan Sebastián et… Daniel Noboa. Jusqu'en décembre 2024, le directeur en était Roberto Ponce Noboa, l'oncle du président.
Commençons par le plus anodin : avant de se présenter à la présidentielle de 2023, Noboa n'a pas mentionné être propriétaire d'une entreprise dont le siège se trouve dans un paradis fiscal (le Panamá) – ce que la Constitution interdit pour quiconque prétend se faire élire.
Plus susceptible d'interpeler : lors de la saisie à Guayaquil, en 2022, la drogue fut découverte dans le système de réfrigération d'un des conteneurs de Noboa Trading. Y dissimuler 260 kilos requiert du personnel et du temps. Difficile pour un « narco » astucieux d'y semer sa charge subrepticement. Intégré verticalement, l'Empire Noboa va des plantations aux usines d'emballage, des expéditions (Ecuadorian Line) aux installations portuaires privées (Naportec), quasiment sans participation de prestataires extérieurs. Superviseur du chargement dont il est question, José Luis Rivera Baquerizo fut dans un premier temps arrêté. Sur intervention de l'avocat Edgar Lama Von Buchwald, alors conseiller du député Daniel Noboa, il fut rapidement libéré. Ultérieurement, Von Buchwald prendra du grade : on le retrouvera ministre de la Santé durant le premier mandat de Noboa.
Autre membre de la bonne société : María Beatriz Moreno. Présidente d'Action démocratique nationale (ADN), le parti du président, elle dirige plusieurs entreprises du groupe Noboa – Nobexport S.A., Vinazín S.A., Agroindustrias San Esteban C.A. Accusée en août 2024, avec quatre autres personnes, du délit de trafic illicite de substances contrôlées – 1,3 tonnes de cocaïne – elle a été un temps arrêtée. Le pire n'étant jamais sûr, elle aussi a été mise hors de cause le 18 mars 2025, le parquet n'ayant trouvé aucune preuve permettant de la poursuivre.
Ayant particulièrement enquêté et publié sur ces douteuses coïncidences, le journaliste Andrés Durán, menacé de mort, a dû s'exiler en Colombie.
Tout ça ne vous rappelle pas quelque chose ?
Après le coup d'Etat de 2009 contre le président Manuel Zelaya, le Honduras, devenu recordman continental de l'insécurité, a été gouverné pendant douze ans par la droite autoritaire. De 2014 à 2022, le gouvernement américain, son Département d'Etat, son ambassade, sa Drug Enforcement Administration (DEA), sa CIA, son Souhern Command (commandement sud de l'armée des Etats-Unis), ont fréquenté, invité, visité, soutenu, appuyé, chouchouté le président Juan Orlando Hernández, efficace mur de contention contre la gauche hondurienne. Lorsque, au terme de son second mandat, il est devenu inutile, ne pouvant se représenter, ils ont ressorti quelques dossiers de leurs tiroirs. Ils ont demandé et obtenu son extradition. Le 26 juin 2024, pour avoir facilité l'exportation de centaines de kilos de drogue aux Etats-Unis, l'ex-ami Hernández y a été condamné à 45 ans de prison [16].
On l'admettra ici sans réticence, comparaison n'est pas (forcément) raison. Interpellé par Luisa Gonzalez, lors du dernier débat présidentiel télévisé – « La vérité est claire : Noboa Trading, la société de Daniel Noboa, a été accusée en 2020, 2022 et 2024 d'avoir exporté de la drogue dans des cartons de bananes. Cinq procureurs ont été limogés, et aucune avancée n'a été constatée. Pourquoi cette affaire n'est-elle pas résolue ? » – le président-candidat s'est contenté d'une très courte réponse : « Bien que je ne sois pas moi-même propriétaire[affirmation sujette à caution], des membres de ma famille sont impliqués dans cette entreprise », mais, celle-ci « a coopéré avec la justice dans chaque cas de contamination par la drogue ». Imputable à des criminels agissant de l'extérieur. Dont acte. Présomption d'innocence. Mais tout de même… Du temps de Correa, on ne se posait pas ce genre de questions.
Ah, très drôle : d'emblée, Noboa a déclaré la guerre au… narcotrafic. Première mesure : la règle qui autorisait la possession de petites quantités de drogues est abrogée. Instaurée sous le gouvernement de Correa, elle avait pour objet d'inciter la police à se concentrer sur les trafiquants plutôt que sur les simples consommateurs.
Plan Fénix : construction prévue de deux prisons à Pastaza et Santa Elena – sur le modèle concentrationnaire salvadorien. Dans quelques temps, Noboa envisagera même d'en établir une dans l'Antarctique – va savoir comment et pourquoi. Il décrète en tout cas l'existence d'un « conflit armé interne » et déclare « groupes terroristes » vingt-et-une bandes délinquantes – Aguilas, Aguilas Killer, Ak47, Caballeros Oscuros, ChoneKiller, Choneros, Corvicheros, Cuartel de las Feas, Cubanos, Fatales, Ganster, Kater Piler, Lagartos, Latin Kings, Lobos, Los p27, Los Tiburones, Mafia 18, Mafia Trebol, Patrones, R7 y Tiguerones. Fort de cette justification – le « terrorisme » –, le pays va désormais d'état d'exception en état d'exception. Les militaires sont jetés dans la rue.
Tout un chacun en est conscient : on ne règle pas une situation sécuritaire aussi complexe que celle de l'Equateur d'un simple coup de baguette magique. Toutefois, à l'appui initial de l'ensemble de la représentation nationale commencent à succéder réticences et critiques. Tout cela est beaucoup plus spectaculaire que couronné de succès. Bien sûr, en mai 2024, la ministre de l'Intérieur Mónica Palencia annonce que la réduction des homicides atteint 99 %. Merci, mon Dieu ! Ah, mais, non, pardon, elle doit corriger : c'est 28 %. Un peu juste, tout de même, non ? En voyage en Europe, Noboa coupe la poire en deux : 40 %.
Côté répression, le versant approximatif des choses porte un autre nom : arbitraire. Les 9 000 arrestations déjà effectuées en cinq mois n'ont donné lieu qu'à 400 mises en examen. Les méthodes expéditives du président salvadorien Nayib Bukele font manifestement des petits.
La Cour constitutionnelle s'en inquiète. Le 21 novembre 2024, elle déclare « inconstitutionnelle » la notion de « conflit armé interne » et, faute de « justification suffisante », la suspension du droit à la liberté de réunion et d'autres mécanismes envisagés dans le décret exécutif d'état d'exception signé le 3 octobre 2024. Noboa a pour cette instance le même respect que pour le droit international : il fait comme s'il n'avait pas entendu.
Daniel Noboa, « chef de guerre »
Dans un tel climat répressif, arrive ce qui devait arriver. Les militaires commencent à se lâcher en mode « puissance 10 ». Le 8 décembre 2024, quatre mineurs – Josué Arroyo (15 ans), Ismael Arroyo (14 ans), Saul Arboleda (11 ans) et Steven Medina (15 ans) – disparaissent à Guayaquil, après un match de football. Ils ont été brutalisés et détenus par une patrouille de l'armée de l'air révèle un enregistrement vidéo. Quelques jours plus tard, la police découvre leurs quatre corps calcinés dans une zone isolée de mangroves proche de la base aérienne de Taura. Seize militaires sont impliqués. Avant qu'ils ne soient placés en détention préventive, le ministre de la Défense Gian Carlo Loffredo les défend inconditionnellement. Ils auraient relâché les quatre jeunes vivants avant que ces derniers ne soient victimes de la délinquance. Le 28 mars 2025, un rapport d'autopsie a révélé que les quatre gamins sont décédés des suites de blessures par balle. Selon le rapport, au moins trois d'entre eux ont reçu une balle dans la tête et dans le dos, ce qui suggère qu'ils ont été exécutés alors qu'ils étaient à genoux.
Aucune mesure sociale n'accompagne cette politique uniquement punitive (et criminelle à l'occasion). Aucune offensive ne s'en prend aux secteurs impliqués dans nombre de transactions foncières et d'affaires commerciales douteuses, dans un blanchiment d'argent sale que favorise, par ailleurs, la dollarisation de l'économie. Résultat : malgré les « roulements de mécanique », échec patent en matière de lutte contre l'insécurité.
Noboa n'entend pas pour autant renoncer à l'instrumentalisation du thème. Tellement utile rideau de fumée pour « tenir » le pays. Le 21 avril 2024, il appelle ainsi ses concitoyens aux urnes pour répondre par « oui » ou par « non » à onze questions. Neuf, ostensiblement mises en avant, proposent de durcir la législation contre le crime organisé et d'accroître le rôle de l'armée. Deux autres, qui n'ont strictement rien à voir, intéressent particulièrement l'« ultra-libéral » Noboa : « une reconnaissance de l'arbitrage international pour résoudre les litiges en matière d'investissement et de commerce », pour complaire aux multinationales, et « la formalisation du travail payé à l'heure », pour faire plaisir au patronat. Commentaire de Luisa González : « Les questions liées à la sécurité étaient déjà examinées par l'Assemblée nationale ; Noboa a fait pression sur son président pour qu'il s'abstienne d'aborder ces réformes sécuritaires car, s'il le faisait, la consultation populaire n'avait plus aucune justification (…) Quelle était la partie importante pour le gouvernement national, pour Daniel Noboa ? La question D sur l'arbitrage international et question E sur le travail horaire [17] ! »
A un moment marqué par l'assassinat de deux maires et d'un directeur de prison dans la province de Manabi, le « oui » l'emporte sur le volet sécuritaire, avec 65 % des suffrages. Pour le reste, les Equatoriens ne tombent pas dans le piège qui leur est tendu. Sous l'impulsion de la RC, des syndicats et de l'aile gauche de la Confédération des nationalités indigènes d'Equateur (Conaie), que dirige le radical Léonidas Iza, ils rejettent massivement (65 % des voix) les mesures antisociales. La situation est déjà suffisamment critique : Noboa prétend bien qu'il a réussi à créer 105 000 emplois pour des jeunes âgés de 18 à 25 ans, mais l'Institut des statistiques et du recensement (INEC) affirme que 83 000 postes de travail ont été perdus depuis son arrivée au pouvoir, que de plus en plus de personnes sont au chômage ou sous-employées et que le panier alimentaire atteint 800 dollars, dans un pays où le salaire de base – pour ceux qui ont un emploi – stagne à 450 dollars [18].
Dans la famille Noboa, pas besoin d'être élu pour se considérer au-dessus des lois. C'est maintenant Lavinia Valbonesi, l'épouse du chef de l'Etat, qui défraie la chronique. Un projet immobilier auquel elle est étroitement liée va détruire les mangroves d'une zone protégée à Olón, dans la province de Santa Elena. En bonne copine, la ministre de l'Environnement Sade Fritschi a autorisé ce projet de développement urbain dans une zone déclarée en 2001 « forêt et végétation protégées ». En collaborateur efficace, le ministre du Transport et des œuvres publiques Roberto Luque est l'un des actionnaires de la société Geosismica, en charge des études pour la construction du complexe.
Bien à regret, la première dame et ses amis vont devoir faire machine arrière pour éviter que le scandale ne prenne de trop dévastatrices proportions. Le pays vit des heures propices à la critique, ce n'est pas le moment d'en rajouter. Si, d'une manière générale, le monde n'est fait que de subtiles nuances de gris, l'Equateur, lui, est plongé dans un noir absolu.
Massives et dévastatrices, de longues coupures de courant se multiplient. Sans prévenir, elles ont commencé le 13 avril. Le 18, Noboa déclare l' « urgence électrique ». Et, comme d'habitude, pour régler le problème, il laisse entendre que la trique est le seul moyen. L'accusant de sabotage, il destitue la ministre Andrea Arrobo et saisit la justice au motif qu'il existe des indices de corruption. Vingt-et-un fonctionnaires et ex-fonctionnaires de haut niveau, y compris Arrobo, auraient « occulté intentionnellement des informations cruciales pour le fonctionnement du système énergétique national ». Si ce n'était suffisant, Noboa en rajoute une louchée : « Ils [devinez qui !] ont voulu nous perturber avec des sabotages dans le secteur électrique, ils ont voulu nous perturber avec une campagne sale (…) parce qu'ils sont nerveux, parce que le "oui" [au référendum du 21 avril] va l'emporter. »
Le chef de l'Etat annonce le déploiement de la force publique pour garantir la sécurité des installations, « prévenir les sabotages, les attaques terroristes ou autres menaces pouvant affecter leur fonctionnement ».
Situation concrète : le climat. Sur le barrage de Mazar, le débit de la rivière est tombé à 4 m³/seconde quand le débit optimum est de 140 m³/s et que la capacité moyenne pour un bon fonctionnement est comprise entre 50 et 60 m³/s. Coca Codo Sinclair, la plus importante des centrales hydroélectriques, capable de générer 1500 MW pour couvrir 30 % de la demande nationale, soufre d'un déficit de 40 % par rapport à sa production habituelle. « De différents côtés – CENACE, Celec et les compagnies d'électricité – nous, professionnels du secteur, avions alerté sur tout ce qui se passait et tout ce qui pouvait arriver, réagit Marco Acuña, président du Collège des ingénieurs électriques de Pichincha, dans une interview accordée à Ecuavisa. Les autorités l'ont ignoré. On ne peut donc pas parler de sabotage. »
Alors, quoi ?
Problèmes structurels. Durant les deux mandats de Correa, huit centrales hydroélectriques ont été construites. Près de 80 % de l'énergie équatorienne provient de ce secteur. Sous l'œil inquisiteur du Fonds monétaire international (FMI), Moreno et Lasso ont jeté toute leur énergie dans la dérégulation, la libéralisation et la privatisation – ou sa préparation – des services publics. Moreno n'a pas fait les investissements nécessaires pour augmenter l'offre annuelle de 300 mégawatts, comme il l'eut fallu. Lasso ne s'est pas plus préoccupé des besoins à venir en énergie. La demande a cru. Sécheresse et augmentation des températures ont d'autant plus fait le reste que la gestion des variables hydrologiques a besoin des données émises par les stations météorologiques. Manque de chance, les coupes budgétaires ont démantelé l'Institut national de météorologie et d'hydrologie (INAMHI).
La crise atteint son apogée le 25 octobre 2024 lorsque la ministre de l'Energie par intérim, Inés Manzano, annonce que le gouvernement a pris « la décision douloureuse mais responsable de modifier le plan de rationnement, en l'augmentant de 8 à 14 heures par jour ». Fort heureusement, il y avait encore assez de lumière, le 9 octobre pour que, lors des commémorations du 204e anniversaire de l'indépendance de Guayaquil, le chef de l'Etat Daniel Noboa décore solennellement de l'Ordre National au degré de Grand-Croix, pour son travail social et entrepreneurial, son papa Álvaro Noboa.
Outre son père et les entreprises familiales, Noboa aime l'Oncle Sam d'un amour immodéré. Depuis janvier 2023, la cheffe du Southern Command, la générale Laura Richardson, encourage les pays d'Amérique latine qui en possèdent à échanger leur matériel militaire russe, obsolète ou non, contre du matériel neuf fabriqué aux Etats-Unis. Les équipements remis à Washington seront réexpédiés en Ukraine afin d'augmenter les capacités militaires de ce pays.
Toujours prêt à rendre service, Noboa annonce que, pour aider Joe Biden et Volodimir Zelensky, il leur remettra douze systèmes de lancement de roquettes multiples à longue portée et 34 systèmes de défense aérienne à courte portée achetés en 1994 au Nicaragua, plus six hélicoptères acquis en 1997. Un accord signé entre Quito et Moscou, le 27 novembre 2008, précise bien que le matériel vendu ou donné par la Russie ne peut être remis à un pays tiers, mais, nul n'en voudra à Noboa de l'avoir oublié. Cette légère amnésie en vaut la peine. En échange de « cette camelote obsolète », l'armée équatorienne recevra 200 millions de dollars d'équipements de pointe.
Contrairement à ce que beaucoup pensent, le Russe peut faire preuve de facétie (même s'il n'en abuse pas). Ses services phytosanitaires détectent soudainement la présence d'un insecte dévastateur dans les bananes et les fleurs équatoriennes. Leur importation est donc immédiatement interdite. Cinq grandes compagnies sont affectées [19]. Noboa se rend compte qu'une fois encore sa mémoire lui a fait défaut. L'Equateur est le principal fournisseur de bananes de la Russie, avec 1,37 millions de tonnes en 2023. Plus de 20 % des exportations du pays.
Eclat de rire général : la mémoire revient aux honorables membres du gouvernement. « L'Equateur n'enverra aucun matériel de guerre à un pays engagé dans un conflit armé international, déclare solennellement la ministre des Affaires étrangères, Gabriela Sommerfeld. L'Equateur est membre du Conseil de sécurité des Nations Unies et, en tant que membre, nous plaidons pour la résolution des conflits, dans le respect du droit international et de la résolution pacifique de ces différends. »
Indépendamment de cet accroc, jamais Noboa ne se permettrait de négliger les desiderata de Washington. Depuis l'élection de Joe Biden, la générale Richardson multiplie les visites. Elle s'est réunie avec tout le monde : Lasso et Noboa, la procureure Diana Salazar, les ministres de l'intérieur et de la Défense, le haut commandement de la police et de l'armée. Elle ne pratique pas l'ingérence, ce n'est pas son genre, elle se contente juste de préciser : « Les Etats-Unis ont un plan de sécurité de cinq ans pour l'Equateur. »
Daniel Noboa, le sénateur et « envoyé spécial pour les Amériques » Christopher Dodd et la générale Laura Richardson.
S'alignant d'emblée sur les référents de la « nouvelle droite radicale » latino-américaine – Javier Milei et Nayib Bukele –, Noboa enfourche les bonnes causes portées par l'air du temps. Après l'élection contestée de ce dernier, il refuse de reconnaître le président vénézuélien Nicolás Maduro. Il annoncera quelques mois plus tard, en recevant l'opposant Edmundo González, que l'Equateur est prêt à vendre 250 000 barils de pétrole par jour à des pays qui en achètent au Venezuela, « pour freiner le financement d'un régime dictatorial ». Même hostilité à l'égard du Mexique. Non seulement Noboa a violé son ambassade, mais il porte cyniquement plainte devant la Cour internationale de justice (CIJ) contre Mexico, qu'il accuse d'avoir « concédé illégalement l'asile politique » à Glas. Dressé sur des ergots de Donald Trump de pacotille, il ira même jusqu'à décréter un impôt de 27 % sur les importations mexicaines, en février 2025.
L'article 5 de la Constitution stipule : « L'Equateur est un territoire de paix. L'établissement de bases militaires étrangères ou d'installations étrangères à des fins militaires est interdit. Le transfert de bases militaires nationales à des forces armées ou de sécurité étrangères est interdit. » C'est le 28 septembre 2008, en phase avec Correa, que le peuple équatorien, au terme d'une Assemblée constituante, a approuvé par référendum cette nouvelle Constitution. L'année suivante, fort logiquement, Correa refusa de renouveler la convention qui, signée en 1999, permettait la présence d'une base militaire US – « Forward Operating Location » (poste d'opération avancée) – dans la ville portuaire de Manta. En 2012, l'Equateur cessa d'envoyer ses militaires s'entraîner, se former et se faire endoctriner dans la tristement fameuse Ecole des Amériques – rebaptisée Institut de coopération pour la sécurité de l'hémisphère occidental (WHINSEC, en anglais) pour faire oublier ses turpitudes passées [20].
Manta était considérée par Washington comme stratégique dans la lutte anti-drogue. Sa fermeture provoque un tollé. Les anti-corréistes s'emparent de la polémique. Ils ne l'ont pas lâchée, depuis. Pourtant, en son temps, Sir Winston Churchill conseilla : « Si parfaite que soit la stratégie, il est bon d'aller vérifier de temps en temps ses résultats. » Edifiants, dans ce cas précis : de 2000 à 2009, avec présence de la base US, la capture moyenne de drogue fut de 24,4 tonnes par an ; durant les dix années suivantes, sans base, cette moyenne monta à 56,5 tonnes [21]. La surveillance des guérillas colombiennes intéressait beaucoup plus les Etats-Unis que la lutte contre les « narcos » sur le territoire équatorien.
Exit Correa. Conseillé par Oswaldo Jarrin, son ministre de la Défense pro-américain, Lenín Moreno autorise secrètement l'utilisation future, par l'armée américaine, de l'aéroport de l'île San Cristobal, dans l'archipel des Galapagos, comme base militaire. Ce « porte-avion naturel » permettra, selon lui, de combattre plus efficacement le narcotrafic et la pêche illégale. Outre qu'elle viole la Constitution, cette présence détruira beaucoup plus sûrement un écosystème particulièrement fragile. Depuis 1978, les Galapagos sont reconnues Patrimoine de l'Humanité par l'Unesco !
Nouvel accord entre le Southern Command et l'armée équatorienne, en septembre 2021, pour améliorer les relations en matière de défense et de sécurité. En octobre 2023, le dernier voyage du président Lasso à Washington permet la signature de deux nouveaux arrangements. Ceux-ci autorisent la présence de navires de guerre étatsuniens dans les eaux équatoriennes et fixent les conditions d'une présence de militaires sur le territoire.
Dans la droite ligne de ses deux prédécesseurs, Noboa achève de réduire à néant la fragile souveraineté de la nation. Cette fois, on n'est plus dans l'élaboration des projets, mais dans leur mise en œuvre. En septembre 2024, en pleine campagne électorale, il annonce qu'il présentera à l'Assemblée un projet de réforme partielle de la Constitution pour en supprimer l'article 5. Qui, d'ailleurs, ne le gène pas plus que cela : aussi docile que le pouvoir judiciaire, la Cour constitutionnelle décide en janvier 2025 que les accords militaires souscrits sous l‘administration de Lasso et éventuellement ratifiés par Noboa n'ont pas besoin de l'approbation de l'Assemblée nationale.
Fort de cet aval, et en ratifiant effectivement, en février 2025, le « Statuts Of Forces Agreement » (SOFA), Noboa réduit l'Equateur à un rôle de satellite et le livre aux USA. Dans une interview accordée le 29 décembre précédent, Andrés Arauz, ex-candidat corréiste à la présidentielle de 2021, avait rappelé la gravité de cette approbation : le SOFA « permet aux soldats américains d'entrer en Equateur sans passeport et leur accorde une totale liberté de mouvement sur tout le territoire. Ils peuvent importer des armes sans le rapporter aux douanes, sans licence. Ils peuvent gratuitement recevoir ou interférer sur toute communication radio électrique du pays. Des navires, troupes, avions, sous-marins américains peuvent pénétrer et s'établir dans tout le pays… Les soldats américains et civils du Pentagone jouissent d'une immunité particulière… » En résumé : le personnel militaire « yankee » bénéficiera des mêmes privilèges, exceptions et impunité que les membres du corps diplomatique – celui du Mexique, par exemple ! – protégés par la Convention de Vienne du 18 avril 1961.
Voici le message sous-jacent : la lutte contre le narcotrafic et le crime organisé n'a pas grand-chose à voir avec tout cela. En Colombie, sept bases militaires étatsuniennes n'ont réussi ni à réduire la production de drogue ni à rétablir la paix. La militarisation des Galapagos et la réouverture d'une base à Manta s'insèrent dans l'affrontement géopolitique des Etats-Unis avec la Chine et le contrôle du Pacifique. Financé et construit par Pékin, inauguré le 14 novembre 2024, le moderne port péruvien de Chancay est un spectaculaire exemple de la perte d'influence de Washington dans son arrière-cour latino-américaine. Même l'Equateur de Noboa a ratifié un Traité de libre commerce avec la Chine, le 7 février 2024 (le quatrième après le Chili, le Pérou et le Costa Rica). Les Etats-Unis passent à l'offensive. Rien de tel que des bases militaires pour s'assurer le contrôle des politiques intérieures, la prédominance dans la guerre commerciale – voire la recolonisation du Panamá – et l'encerclement des nations rebelles – à commencer par le Venezuela.
En octobre 2024, Washington retire à Correa le visa lui permettant d'entrer aux Etats-Unis. En avril 2025, une décision analogue sera annoncée contre le président colombien Gustavo Petro.
Quelle foire ! L'ambiance se tend. A l'Assemblée, tout le monde attaque tout le monde. Judiciarisée à outrance, la vie politique équatorienne tourne à la bataille de chiffonniers. Tour à tour sont mis en cause des députés et maires corréistes, le président et des membres du Conseil de participation citoyenne et de contrôle social (CPCCS), la procureure générale Diana Salazar, la présidente du Conseil national électoral Diana Atamaint, la ministre de l'Intérieur Mónica Palencia et celle du Travail Ivonne Núñez. Il pleut des sanctions administratives et des procédures de destitution. Sans grand résultat, d'ailleurs : grâce à des alliances de circonstance, au cas par cas, chacun neutralise plus ou moins les peaux de bananes jetées dans sa direction.
Noboa, néanmoins, s'octroie quelques succès. Il fait le ménage à droite pour s'y retrouver en position de force au moment de l'élection. La présidente du CNE Diana Atamaint suspend le Parti société patriotique (PSP) de l'ex-chef de l'Etat Lucio Gutiérrez (2003-2005). Atamaint, il faut le dire, a une dette à l'égard du chef de l'Etat : sans compétence particulière pour un tel poste, son frère Vinicio Kar Atamaint Wamputsa a été nommé consul dans le Queens – l'un des cinq arrondissements de la ville de New York. D'aucuns parlent de conflit d'intérêt. N'exagérons rien. Atamaint « fait le job », c'est tout. Atamaint retire son existence juridique à Construye, le fief des nostalgiques de Villavicencio. « Rambo » franco-équatorien adepte des méthodes de choc, Jan Topic se voit également disqualifier par le Tribunal contentieux électoral (propriétaire d'entreprises de sécurité, il entretiendrait des liens avec des firmes publiques, une pratique interdite par le Code démocratique du CNE). Tous se voient interdits d'élection.
Mais, ce n'est pas tout. C'est même le moins spectaculaire…
Colistière de Noboa, Veronica Abad a été élue – et non nommée – vice-présidente en 2023. Que faisait-elle à ses côtés, personne ne le sait, peut-être même pas Noboa lui-même. La « mort croisée » imposant d'organiser des élections en urgence, Noboa, comme beaucoup d'autres, improvisa. Avec une telle complice, il ratisserait large sur sa droite : Abad n'a rien d'une modérée. Anti-corréiste furibonde, très conservatrice, y compris sur le rôle et le travail des femmes, elle se fit remarquer, pendant la campagne, en voyageant à l'étranger et en s'y faisant photographier en compagnie de Santiago Abascal (président du parti d'extrême droite espagnol Vox) et de Nayib Bukele, le despote et gardien de prison salvadorien.
A un degré difficile à déterminer, cette alliance permit la victoire. Mais pas forcément les atomes crochus. D'emblée, il y eut comme une « distance » entre les deux partenaires. Abad snoba le dîner officiel organisé au palais présidentiel, le jour de l'investiture, et préféra aller partager le repas des modestes vendeuses du marché de Quito. Avec 24 ministres et sans la vice-présidente, la première photo officielle du gouvernement révéla que, décidément, une crise couvait entre « Daniel et Veronica ».
Il ne s'agissait pas d'une brouille sans importance : en cas de vacance du chef de l'Etat, c'est le (la) vice-président(e) qui le remplace à Carondelet et gouverne le pays. Or, s'il se présente à la prochaine élection présidentielle, Noboa devra, comme l'exige la Constitution, demander un congé sans solde et abandonner sa fonction pour mener sa campagne, quarante-cinq jours avant la date du scrutin. Période pendant laquelle, n'étant ni une potiche ni une décoration florale, mais une vice-présidente élue, Abad deviendra cheffe de l'Etat.
Veronica Abad lors de l'investiture présidentielle
Côté femmes, Noboa n'est pas vierge (si l'on peut s'exprimer ainsi) de tout reproche. Son ex-épouse Gabriela Goldbaum l'accuse de « persécution systématique ». Il a entrepris quarante-deux procédures judiciaires contre elle et sa famille, depuis qu'ils se sont séparés, il y a six ans. Il la priverait de communication avec leur fille de cinq ans, dont il exerce la garde.
On ne prendra pas ici parti dans une affaire de couple dont on ignore tout. Mais…
Le comportement de Noboa à l'égard de Veronica Abad – et quoi qu'on pense d'elle sur le plan politique – le fait apparaître pour ce qu'il est : machiste, misogyne, manipulateur et odieux.
D'après la Constitution, les fonctions occupées par le (la) vice-président(e) sont décidées par le chef de l'Etat. Noboa veut manifestement se débarrasser d'Abad. Par décret présidentiel, il l'envoie immédiatement à… Tel Aviv pour y être « collaboratrice pour la paix entre Israël et la Palestine ». S'il avait pu l'expédier sous les bombes, à Gaza, en espérant qu'elle n'en revienne pas, il l'eut fait sans hésiter. Envoyée dans cette zone conflictuelle pour une mission impossible à laquelle, n'étant pas diplomate de carrière, elle n'est de toute façon pas formée, Abad s'insurge sur X : « Il y a violence [contre la femme] quand, abusant du pouvoir, on t'envoie mourir dans une guerre… »
La suite va ressembler à une très mauvaise série télévisée. Fin décembre 2023, alors qu'elle a rejoint sa destination, Noboa fait retirer à Abad le dispositif de sécurité auquel sa fonction lui donne droit. Le 30 janvier 2024, elle reçoit l'ordre de « s'abstenir de faire [des] déclarations aux médias, car elles ne sont pas autorisées par la ministre des Affaires étrangères » Gabriela Sommerfeld. Abad a osé faire savoir qu'elle subit de fortes pressions la poussant à démissionner.
Pression supplémentaire ? Accusé de « trafic d'influence », le fils de la vice-présidente, Francisco Barreiro, est arrêté et incarcéré dans la prison de haute sécurité de La Roca. « Ni Fito [le « narco » évadé] ni les trafiquants les plus coriaces du pays n'ont été envoyés à La Roca, et ils y ont envoyé mon fils »,explose Abad depuis Tel Aviv, qu'elle ne peut quitter sans l'autorisation du ministère des Affaires étrangères. A moins, bien sûr, de démissionner. A son tour, Abad emploie l'expression « law fare ». Le Tribunal contentieux électoral vient d'ouvrir une procédure visant à la destituer.
Solidarité surréaliste entre alliés : les Etats-Unis retirent son visa d'entrée sur leur territoire à la vice-présidente équatorienne en mission officielle en Israël ! Elle qui les a tant servis à travers sa fondation Ecuador Empresario (Equateur Patronat), financée par l'USAID.
A l'Assemblée, c'est la Révolution citoyenne, accompagnée du PSC, qui la sauve du procès que la juge de la Cour nationale de justice, Danielle Camacho, veut lui intenter.
Séquestrée ! Abad fait savoir à la mi-juillet que le pouvoir lui refuse de prendre quelques jours de vacances et de sortir d'Israël. Elle porte plainte pour « violence politique de genre » contre Noboa et Sommerfeld. N'y a-t-il pas là de quoi vous briser le cœur ? Noboa l'accuse de fomenter un coup d'Etat ! Et, puisqu'elle veut quitter Israël, où, preuve de son incompétence, elle n'a pas réussi à rétablir la paix [rires enregistrés, comme à la télé], il l'expédie en Turquie pour y prendre de nouvelles fonctions, économiques, cette fois. De sorte qu'un peu plus tard, le ministère du Travail la sanctionne d'une suspension de rémunération de cinq mois pour n'avoir pas rejoint Ankara avant le 1er septembre, comme il le lui avait été ordonné.
Une nouvelle fois le législatif la sauve de cette absurdité.
Passage par l'Equateur en novembre. Voulant se rendre dans son bureau de la vice-présidence, Abad découvre un bâtiment barricadé, militarisé et fermé au public où ses avocats et elle se voient refuser l'accès.
L'Equateur se réveille avec… deux vice-présidentes ! L'une élue, l'autre, Sariha Moya, nommée arbitrairement par un décret de Noboa, après que le ministère du Travail ait suspendu Abad pour cinq mois. Peine immédiatement annulée par une juge, Nubia Vera. Laquelle dénonce les pressions et les menaces qu'elle a subies pour lui faire clouer Abad au piloris : « J'ai la clé USB sur laquelle ils m'ont expliqué comment je devais me prononcer. Elle est sous bonne garde. »
Ce n'est plus le torchon qui brûle, c'est tout l'appareil institutionnel. Noboa est candidat à la présidentielle. S'appuyant sur la Constitution, Abad annonce le 4 janvier qu'elle va assumer la présidence, demande aux forces armées de l'appuyer et, à l'OEA, d'agir « énergiquement face à toute éventuelle tentative de coup d'Etat contre la présidente », c'est-à-dire contre elle.
Le commandement conjoint des forces armées lui répond qu'il ne la reconnaîtra pas comme présidente et lui précise qu'elle est toujours attendue en Turquie. Fin (provisoire) de la séquence – les suites judiciaires étant toujours en cours. Le 16 janvier 2025, par décret, Noboa désigne une nouvelle-nouvelle vice-présidente, sa secrétaire de cabinet Cynthia Gellibert, la troisième en quelques mois. Que va récuser, mais à contretemps et sans aucun effet, la Cour constitutionnelle. Tandis que, l'échine docile, le Tribunal contentieux électoral suspend pour deux ans les droits politiques d'Abad et la condamne à payer 14 000 dollars d'amende, après l'avoir déclarée coupable de… « violence politique de genre » à l'égard de la ministre des Affaires étrangères Gabriela Sommerfeld.
On pourrait sourire de cette ahurissante comédie. Ce serait masquer sa conséquence essentielle : que ce soit au premier ou au second tour, le Conseil national électoral a laissé Noboa mener sa campagne sans demander de congé sans solde et confier le pouvoir à la vice-présidente élue. Peut-on encore parler d'un cadre démocratique lorsque, au vu et au su de tous, l'ordre constitutionnel est bafoué ?
Premier tour, 9 février 2025. Seize candidats s'affrontent. Seuls trois d'entre eux tireront leur épingle du jeu. Daniel Noboa, Luisa González et Leónidas Iza, représentant de la Confédération des nationalités indigènes d'Equateur (CONAIE) à travers son bras politique Pachakutik (PK). Sans pêcher par excès de nuance, les principaux médias mènent une campagne pro-Noboa et prévoient sa victoire éclatante dès le premier tour.
S'il l'emporte, effectivement, avec 44,17 % des suffrages, ce n'est qu'avec 19 576 voix d'avance sur Luisa González (43,97 %). Un quasi match nul. Seul autre vote significatif, Leónidas Iza obtient 5,26 % des voix.
Aucun candidat n'ayant la majorité, un second tour devra avoir lieu le 13 avril entre les deux premiers.
Luisa González
Pour tout esprit rationnel, au vu des décisions prises pendant cette nouvelle campagne, Noboa passe son temps à se tirer des balles dans le pied. Le 4 mars, la ministre de l'énergie, Inés Manzano, confirme l'attribution des opérations du champ pétrolier de Sacha, le plus productif de la nation (77 000 barils par jour), à un consortium international, Sinopetrol, composé de Petrolia Ecuador (filiale de la canadienne New Stratus Energy) et d'Amodaimi Oil Company S.L. (liée à la firme chinoise Sinopec). Pour la CONAIE, il s'agit d'un casus belli, d'un pillage, d'un « vol à la nation » ; d'après l'ensemble de l'opposition, l'Equateur ne recevra que 12,5 % des bénéfices issus de son propre pétrole. Considérant que cet accord ne respecte pas les lois en vigueur, Luisa Gonzálezfait savoir que, si elle arrive à la présidence, elle dénoncera ce contrat.
Le 5 mars, la Cour constitutionnelle a tapé du poing sur la table exigeant que, si l'exécutif déclare un nouvel état d'exception, il devra prouver qu'il a déjà « mis en œuvre les mesures disponibles dans le cadre du régime ordinaire » et démontrer « que celles qui ne sont pas disponibles et nécessaires ne sont pas dues à son inaction ou à sa négligence, mais sont en cours de mise en œuvre ». La Cour a exigé en outre que soit constituée une commission interinstitutionnelle pour coordonner les actions contre l'insécurité.
Noboa ignore superbement les décisions des magistrats. Elles représentent, prétend-il, « une invasion dans ses attributions ». Lui entend faire ses preuves, non dans le respect du droit, mais dans l'expression de la virilité absolue. Il révèle avoir scellé « une alliance stratégique » en matière de sécurité avec l'ex-commando des Navy Seals Erik Prince. Pour présenter ce dernier, frère de l'actuelle ministre américaine de l'éducation Betsy DeVos, l'expression la plus adéquate serait « individu connu des services de police ». Prince a été le fondateur de BlackWater. Devenue la compagnie militaire privée (CMP) la plus puissante du monde, BlackWater a bénéficié de centaines de millions de dollars de contrat avec le Pentagone et la CIA pour suppléer l'armée des Etats-Unis en Afghanistan et en Irak. Les suites judiciaires du meurtre de dix-sept civils par ses mercenaires, sur la place Nisour, à Bagdad, en septembre 2007, ont amené Prince, en 2010, à céder ses parts dans la compagnie, devenue « Academi ».
Danel Noboa et Eric Prince
On a repéré depuis la présence de Prince dans de multiples coups, tous plus délictueux les uns que les autres. Derniers en date, sa proposition de renverser Nicolás Maduro pour peu que la récompense offerte par les Etats-Unis pour sa capture (25 millions de dollars) soit portée à 100 millions et son rôle dans la création d'un site – « Ya Casi Venezuela » (« on y est presque, Venezuela ») – destiné à collecter des fonds dans le même but.
C'est à ce douteux personnage que Noboa demande de participer à la lutte contre le narco-terrorisme. Le 6 avril, à une semaine du deuxième tour, dans un véhicule blindé entouré de 500 policiers et militaires, Prince participe à une très médiatisée opération coup de poing – « Apollo 13 » – dans les quartiers chauds de Guayaquil. Il n'hésite pas à s'ingérer dans la campagne : « C'est simple, il y a deux chemins. Dimanche prochain, le peuple équatorien peut choisir la loi et l'ordre avec le président Daniel ou vivre comme au Venezuéla, dans un narco Etat socialiste, avec la criminalité et le désespoir qui vont avec. »
D'après ce qu'on subodore à ce moment, certains hauts responsables de la police et des forces armées ne devraient pas être ravis d'une telle intrusion dans leur domaine, qui ressemble fort à un désaveu. Quant à la société civile, c'est avec une forte inquiétude qu'elle voit un chasseur de prime et ses mercenaires s'ingérer dans une situation déjà marquée par une violence sans précédent.
Balles dans le pied, avons-nous dit. De fait, elles ont des conséquences. Le 30 mars, alors que Noboa se trouve en Floride, à Mar-a-Lago, dans la fastueuse résidence de Donald Trump, Luisa González signe un pacte avec Guillermo Churuchumbi, coordinateur national de Pachakutik. La cérémonie a eu lieu à Tixán, devant une foule considérable d'Indigènes qui acquiescent bruyamment. González s'engage à ramener la TVA à 12 % et écarte la convocation d'une Assemblée constituante – destinée, dans l'esprit de Noboa, à revenir sur ce qui reste des conquêtes sociales, à permettre l'intrusion de troupes étrangères et à réduire les mesures de protection environnementales. La sécurité ? Ni mercenaires ni « marines ». « Il n'y a pas de force publique équipée, il n'y a pas de protection pour les procureurs et les juges qui traitent des affaires sensibles, déclare la candidate de la Révolution citoyenne. Qu'est-ce que je propose ? Un Etat fort et présent, doté d'une force publique dépurée et bien équipée, parce qu'on envoie des policiers dans les rues pour contrôler la violence, sans armes, sans gilets pare-balles, comme de la chair à canon, tandis que les criminels sont armés jusqu'aux dents ! »
Luisa Gonzalez et Guillermo Churuchumbi (Pachakutik)
Ce pacte a une importance capitale. Fer de lance de la contestation néolibérale dans les années 1990, acteur majeur du renversement des présidents Jamil Mahuad en 2000 et Lucio Gutiérrez en 2005, le mouvement indigène s'est considérablement « droitisé » ultérieurement. Ayant rejoint les secteurs conservateurs et pro-américains, une faction de « ponchos dorés » financée en sous-main par l'USAID et ses ONG – Lourdes Tibán, Marlon Santi, Salvador Quishpe, etc. – a pris le dessus au sein du bras politique Pachakutik. Un « anti-extractivisme » parfois sans nuances, partagé avec les jeunes écologistes urbains de la classe moyenne, a mené à des relations conflictuelles avec Correa. Que ce soit en 2021 et en 2023, un vote d'opposition, puis un vote « nul idéologique » des Indigènes au second tour de la présidentielle ont permis aux beaux messieurs et aux belles dames de l'emporter. Seulement, et en retour, Lasso et Noboa n'ont fait aucun cadeau. Cela finit par se remarquer. A la tête de la CONAIE, a été élu Leonidas Iza. Populaire à la base, il a mené les vigoureuses luttes sociales qui ont fait trembler Moreno et Lasso. Homme de gauche moins enclin à s'opposer systématiquement à la Révolution citoyenne, Iza considère que, la droite étant unie, il est impératif d'unir les forces de gauche pour éviter une nouvelle victoire de Noboa.
En Amazonie équatorienne : écologiste, anti-extractiviste et… électrice de Noboa rencontrée en 2023 (ML)
Quotidien de la classe ouvrière à Guyaquil (ML)
Même si, nul n'en ignore, le mouvement indigène demeure divisé – membre de la CONAIE, la Confédération des nationalités indigènes de l'Amazonie (Confenaie) appelle à voter Noboa –, les 5,26 % obtenus par Iza au premier tour s'ajoutant aux 44 % de Luisa González laissent augurer un avenir couronné de succès.
Fin de campagne sous un feu roulant. La droite tire à boulets rouges quand González mentionne qu'elle reconnaîtra le président vénézuélien Nicolás Maduro ou lorsqu'elle évoque la création de 20 000 « gestionnaires de paix ». Chargés d'organiser les communautés pour prévenir la violence dans les quartiers, ils sont immédiatement rebaptisés « armée de la terreur » ou « paramilitaires » dignes des « régimes autoritaires » de Cuba ou du Venezuela. En plus, qu'on se le dise, González veut mettre fin à la dollarisation du pays – ce qu'elle conteste. Si ce n'est pas une perspective de dictature, alors, comment faut-il appeler ça ?
González, de son côté, commet quelques impairs. Elle sur-joue à l'occasion lors de ses discours de meetings, se montre parfois inutilement agressive. Reprend le discours xénophobe de la droite en évoquant l'expulsion des migrants vénézuéliens. Accepte fort logiquement le ralliement de Jan Topic, sorte de Rambo franco-vénézuélien réactionnaire que le pouvoir a empêché de se présenter, et qui donc se venge de Noboa, mais choque à gauche en laissant entendre qu'elle lui offrira le ministère de l'Intérieur.
Nul(le) n'est parfait(e). Ces quelques écarts ne remettent pas en cause l'ensemble du programme. Très clairement « de gauche », le projet a le vent en poupe… La grande majorité des sondages donne González à Carondelet.

Centro Estratégico Latinoamericano de Geopolítica (CELAG).
Veille du scrutin : sans justification aucune, Noboa décrète l'état d'exception dans les provinces où la Révolution citoyenne a obtenu ses meilleurs résultats au premier tour – Guayas, Los Ríos, Manabí, Orellana, Santa Elena, El Oro et Sucumbíos auxquels s'ajoutent le District métropolitain de Quito (et le canton Camilo Ponce Enríquez, dans l'Azuay).
Selon le CNE, 84 % des 13,7 millions d'électeurs appelés aux urnes dans ce scrutin obligatoire se rendent dans les bureaux de vote gardés et occupés, donc, par des milliers de militaires et de policiers. En soirée, les résultats tombent. Stupéfiants. Lorsque le CNE en donnera l'estimation définitive, ils s'établiront à 55,63% (5 870 502 voix) pour Noboa et à 44,37 % (4 683 147 voix) pour Luisa González. Si le président-candidat a progressé de 11 % entre les deux tours, son opposante est demeurée bloquée sur ses 44 % initiaux.
« Cette victoire est historique, une victoire avec plus de 10 points d'avance, une victoire de plus d'un million de voix qui ne laisse aucun doute quant à celui qui est le vainqueur », affirme Noboa depuis la station balnéaire d'Olon,
« Nous ne reconnaissons pas les résultats, s'insurge pour sa part Luisa González. Je refuse de croire qu'il existe un peuple qui préfère le mensonge à la vérité (…) nous allons demander un nouveau décompte et l'ouverture des urnes. »
A ce moment, et pour une période indéterminée, pas de résultat officiel et une contestation appuyée de la candidate annoncée battue. Il conviendrait de patienter. Et puis quoi, encore ? Les plus droitiers des ex-présidents latinos se précipitent pour féliciter Noboa – Iván Duque (Colombie), Jorge Quiroga et l'ex-putschiste Jeanine Añez (Bolivie) – accompagnés du président chilien Gabriel Boric, soucieux de se montrer plus rapide que Donald Trump pour achever une gauche équatorienne qui gît au sol, blessée. Trump, justement, le voici, sur son compte Truth Social : « Félicitations à Daniel Noboa, qui sera un grand leader, pour le merveilleux peuple équatorien. » Suit l'ensemble de la droite – Pérou, Paraguay, Guatemala, Costa Rica, Argentine, etc. – et, sans hésitation aucune, le Brésil de Luiz Inãcio Lula da Silva.
Quelle différence de traitement – aussi bien politique que médiatique – entre le désintérêt pour les protestations de Luisa González et l'écoute attentive dont a joui l'extrême droite vénézuélienne lorsqu'elle a contesté le résultat de la présidentielle de juillet 2024 !
Le Colombien Gustavo Petro qui, à ce moment, s'était joint à Lula pour mettre en cause la légitimité du processus électoral vénézuélien, a au moins le mérite de la cohérence : « Je pense que le gouvernement devrait remettre les procès-verbaux de chaque bureau de vote pour vérification, déclare-t-il, désavouant sa ministre des Affaires étrangères Laura Sarabia, qui avait déjà reconnu Noboa. Comme dans le cas vénézuélien, il faut que les choses soient aussi claires que possible. »
La gauche radicale – Venezuela, Nicaragua et les pays de l'Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA) – fait bloc derrière la Révolution citoyenne ; le Mexique précise que, vu l'affaire de l‘ambassade, il ne renouera pas ses relations diplomatiques avec l'Equateur tant que Noboa – « dont la victoire a été très douteuse », considère Claudia Scheinbaum – sera au pouvoir.
Les observateurs de l'Organisation des Etats américains (OEA) émettent des réserves : « Tout au long du processus électoral, la Mission a observé un rôle extraordinairement actif du pouvoir exécutif, reflété dans les demandes répétées adressées au CNE pour qu'il émette des résolutions… lesquelles ont soulevé des questions sur l'autonomie et le leadership des autorités électorales. » Ils ne remettent toutefois pas en cause le résultat. Notant elle aussi « un manque d'équité » au cours de la campagne, la mission de l'Union européenne entérine également la victoire de Noboa.
Avec le recul, personne ne compte sur assez d'éléments probants pour affirmer que Luisa González l'a emporté. S'agissant de Noboa, le constat est tout aussi vrai, tant l'évolution des votes entre les deux tours apparaît totalement incohérente. Nulle part et sans doute jamais un tel phénomène n'a été enregistré.
Noboa, on l'a vu, bondit de 44,17 % à 55,63 % des suffrages quand González piétine – de 43,97 % à 44,37 %. Onze points d'écart après le quasi match nul (0,17 % de différence) du premier tour !
Pour Noboa, 1 280 000 votes supplémentaires ; pour González, 172 400, rien que des rogatons. Si l'on ne s'en tient qu'aux seules estimations mathématiques, il y a déjà matière à interrogation.
Eliminés au premier tour, Pachakutik (583 456 voix ; 5,25 %), le Parti socialiste équatorien (0,53 %) et le Centre démocratique (0,40 %) se rallient à González, soit un gain théorique de 6,18 %.
Appellent à voter Noboa le Parti société patriotique (2,69 %), le Parti social chrétien (0,71 %), Construye (0,36 %) Suma (0,18 %) et Democracia Si (0,12 %), soit un potentiel de 4,06 %.
Avantage à González !
Même en tenant compte d'une profonde division de Pachakutik, et même si l'on sait qu'en matière d'élection le tout n'est pas simplement la sommes des parties – ce qui est vrai pour les deux candidats –, la représentante de la Révolution citoyenne n'apparaît nullement en totale stagnation.
Qui expliquera comment Luisa González voit son vote se réduire d'un tour à l'autre dans des provinces où elle l'avait emporté ? De 700 478 à 699 262 voix dans le Pichincha ; de 1 206 486 à 1 159 369 dans le Guayas ; de 173 148 à 171 712 en Azuay… Un phénomène inhabituel quand la tendance naturelle, dans un second tour polarisé, est à la consolidation et à l'augmentation des votes.
Entre le 11 février et le 3 avril 2025, treize enquêtes d'opinion (sur quinze) ont prévu la victoire de la candidate de gauche. Les instituts de sondage se trompent fréquemment, mais il est rare que treize se fourvoient en même temps… Surtout quand deux des trois sondages « sortie des urnes », confirment la tendance en plaçant eux aussi la progressiste en tête.
Les plumitifs et blablateurs ayant d'emblée validé la version officielle, la supposée « communauté internationale », à l'exception de la gauche latino-américaine, se désintéresse de la question. Pourtant, des voix s'élèvent pour exprimer réserves et suspicion. Docteur en sciences physiques et mathématiques, l'Equatorien Danilo Gortaire Játiva remet en question l'explication du pouvoir : venus des camps de l'abstention, des votes nuls et des votes blancs, une majorité d'électeurs de plus de 65 ans et des jeunes de 16 ans et plus se seraient déplacés et, « patriotiquement », auraient voté exclusivement pour Noboa ! Au terme d'une analyse statistique, Játiva estime que la probabilité d'un écart aussi important entre les deux candidats est « un événement impossible » d'un point de vue mathématique.
« Les élections réservent parfois des surprises, mais celle-ci est plus qu'une surprise, réagit pour sa part le professeur Francisco Rodríguez, économiste spécialisé en affaires publiques et internationales à l'Université de Denver (Etats-Unis). C'est un résultat qui s'écarte sensiblement de l'expérience régionale. » S'appuyant sur une étude analysant 32 élections présidentielles, Rodríguez montre qu'en moyenne le vainqueur recueille 54,8 % des voix des partis éliminés au premier tour. Dans le cas de Noboa, ce pourcentage a grimpé jusqu'à 110,4 %, soit plus du double, une augmentation sans précédent, pour ne pas dire relevant de l'aberration. L'économiste en conclue que le résultat du scrutin équatorien « n'est pas normal » et exhorte les spécialistes des sciences sociales et des élections à expliquer cette anomalie.
Augmentation des voix en pourcentage des votes des tiers partis par élection. La ligne horizontale en pointillés représente la moyenne de 54,8 % (hors Equateur 2025).
Le 22 avril, le corréisme a rendu public un rapport évoquant « une hypothèse technique et politique concernant un éventuel mécanisme de fraude électorale ».La thèse évoque un dispositif sophistiqué et passablement complexe basé sur « la conception du bulletin de vote, le type d'encre utilisé et le contrôle des principaux documents électoraux ». D'où la demande d'une enquête nationale ou internationale et d'un audit technique sur cet aspect spécifique de la question.
Devant le CNE, Luisa González a déposé 14 823 procès-verbaux présentant des inconsistances diverses et trois demandes d'annulation des élections. Le 25 avril, le CNE a fermé la porte à tout examen de ces réclamations. Nonobstant le détail qui tue (ou au moins sème le doute) : du 14 au 16 avril, le très respecté institut argentin TresPuntoZero s'est livré à une enquête d'opinion post-électorale en posant la question « si les élections étaient à nouveau réalisées, pour qui voteriez-vous ? » Dans leur réponse, 52,7 % des sondés ont répondu… Luisa González.
Ambiance délétère. Ajoutant à l'incertitude, le corréisme ne fait pas bloc. Les maires Pabel Muñoz (Quito) et Aquiles Álvarez (Guayaquil) ont félicité le « vainqueur » sur leurs réseaux sociaux. D'autres édiles, dont Vicko Villacís (Esmeraldas), les préfètes des deux plus grandes régions du pays, Marcela Aguiñaga (Guayas) et Paola Pabón (Pichincha), le préfet Juan Cristóbal Lloret (Azuay) ont également reconnu le résultat. Mécontentement rétrospectif quant au choix de Luisa González comme candidate, implosion de la Révolution citoyenne, naissance d'un courant prenant ses distances avec Correa ou, plus simplement, gages donnés à un pouvoir dont on peut prévoir qu'il ne reculera pas et dont la « justice » menace de s'abattre sur presque tous ces dirigeants ?
Même temps d'incertitude au sein de Pachakutik où l'aile conservatrice mène une forte offensive contre Leonidas Iza, accusé d'avoir trahi en s'alliant au corréisme. Le prochain congrès de la CONAIE devrait, entre aile droite et aile gauche, clarifier la situation. Et donner une claire indication de ce que, in fine, a été le vote indigène.
Sachant que, à l'Assemblée, Révolution citoyenne et Action démocratique nationale ont fait quasiment jeu égal en nombre de députés, qu'aucun ne dispose de la majorité absolue (76 sièges) et que donc seules des alliances de circonstances permettront – ou non – à Noboa de gouverner.
En attendant…
Forte tension. Le pays se trouve en état d'alerte maximal en raison d'un complot présumé contre la vie du chef de l'Etat. Des « sicarios » seraient enrôlés dans des pays de la région – et tout particulièrement au Mexique – pour mener à bien ces attentats terroristes. Selon les autorités, ce complot est fomenté « par des organisations criminelles en lien avec des entités politiques ayant perdu les élections » ! La ficelle est grosse. Les conséquences préoccupantes. Sur les réseaux sociaux, circule une liste noire d'une centaine de politiciens et de journalistes critiques à l'égard du gouvernement, intimidés voire menacées de mort, qu'il faudrait empêcher de sortir du territoire. Ce n'est, de fait, qu'après avoir subi un traitement arbitraire des autorités migratoires, que le candidat corréiste à la vice-présidence, Diego Borja, a pu quitter le pays pour gagner la Colombie. D'ores et déjà, le président Gustavo Petro a fait savoir qu'il accorderait l'asile à tout opposant équatorien menacé dans son pays.
Un vent mauvais souffle sur l'Equateur. Un vent de régime peut être illégitime, sûrement autoritaire, en voie de consolidation.
Maurice Lemoine
Illustration : Daniel Noboa présente les projets en cours pour la construction de « Prisons de haute sécurité » (11 janvierr 2024) Wikimedia CC
Notes :
[1] Assange était réfugié dans l'ambassade équatorienne à Londres et s'était vu accorder la nationalité équatorienne par le gouvernement Correa.
[2] rebelion.org
[3] Lire « L'Equateur, du "law fare" à la piraterie internationale » (6 mai 2024) – medelu.org
[4] Lire Maurice Lemoine, « Comment l'Equateur est descendu aux enfers », Le Monde diplomatique, décembre 2023.
[6] Resumen Latinoamericano, Buenos Aires, 2 avril 2025.
[7] Institut national de statistique et du recensement (INEC).
[8] « L'Equateur, du "law fare" à la piraterie internationale », op.cit.
[9] Lire « Dans les entrailles de l'USAID » (4 avril 2025) – medelu.org
[10] Mis en cause par l'ambassadeur des Etats-Unis Michael Fitzpatrick pour de supposés liens avec le narcotrafic, Araus a exigé de l'ambassade qu'elle communique les preuves appuyant cette accusation sans jamais obtenir de réponse.
[11] ecuadorenvivo.com
[12] « Law fare » : utilisation des appareils juridiques comme stratégie non conventionnelle pour déstabiliser et atteindre les opposants ou les adversaires politiques.
[13] Le Monde, 3-4 décembre 2023.
[14] Voir, à titre d'exemple : revistaraya.com
[15] Compañía Agrícola Río Ventanas S.A. (Carivesa), Agrimont S.A., Honorasa S.A., Industrial Bananera Álamos S.A., Agrícola La Julia S.A., Bananera Las Mercedes S.A., Manufacturas de Cartón, Compañía Agrícola Angela María S.A. y Compañía Agrícola Loma Larga Sociedad Anónima, etc…
[16] Le 4 septembre 2017, Fabio Lobo – fils du président Porfirio Lobo, « élu » immédiatement près le coup d'Etat contre Zelaya, a été condamné par un juge fédéral de Manhattan à 24 ans de prison pour sa participation au trafic de drogue en lien avec la bande hondurienne des Cachiros. Le 30 mars 2021, « Tony » Hernández – frère du président Juan Orlando Hernández alors en exercice – a été condamné, lui aussi aux Etats-Unis. à la prison à perpétuité.
[17] resumenlatinoamericano.org
[18] El País, Madrid, 25 mai 2024.
[19] Agzulasa Cia, Don Carlos Fruit S.A., Agroaereo Fruit Export S.A., Association de production agricole d'El Oro (Asoproagroro) et Banana Marketing Company.
[20] Fondée en 1946 et installée jusqu'en 1984 dans la zone US du canal de Panamá, l'Ecole des Amériques a formé aux techniques les plus contestables de contre-insurrection des dizaines de milliers de militaires latino-américains, parmi lesquels de nombreux tortionnaires (et dictateurs) ultérieurement dénoncés dans leurs pays respectifs.
[21] ecuadorenvivo.com
La source originale de cet article est Mémoire des luttes
Copyright © Maurice Lemoine, Mémoire des luttes, 2025
Par Maurice Lemoine