07/05/2025 basta.media  15min #277133

« La société civile en réseau peut faire mieux que tous les Gafam réunis »

De nouvelles contributrices à Wikipédia, lors du « Feminist Wikipedia Editathon » à Ditchling, en Angleterre.
 creativecommons.org Molly Fuller Abbott via  commons.wikimedia.org

Dans son livre Wikipédia, ou imaginez un monde (Rue d'Ulm, 2024), le chercheur au CNRS spécialiste des réseaux sociaux Jérôme Hergueux montre comment Wikipédia est à la fois le fruit d'une riche histoire du libre et représente la possibilité d'un futur numérique collectif et apaisé. La plus grande encyclopédie en ligne, qu'il définit comme un réseau social, pourrait en effet nous donner des clés pour repenser une vie numérique émancipée de la mainmise des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). Mais cela ne peut se faire sans une prise de conscience des pouvoirs publics et de la société civile.

Basta! : D'après Wikipédia, l'encyclopédie en ligne « est visitée chaque mois par près de 500 millions de visiteurs et propose plus de 60 millions d'articles dans plus de 300 langues ». Pourtant, son fonctionnement reste très méconnu. Pourquoi ?

Jérôme Hergueux

Chercheur au CNRS, il est aussi chercheur affilié au Center for Law and Economics de l'ETH Zurich et professeur associé au Berkman Klein Center for Internet & Society de l'Université Harvard. Il est spécialiste de la coopération, des communautés en ligne et de la numérisation des sociétés.

Jérôme Hergueux : C'est un paradoxe, car Wikipédia est centrale dans le fonctionnement de la démocratie numérique à l'heure actuelle, mais peu s'y intéressent et presque personne ne sait comment ça fonctionne. L'une des grandes raisons, c'est que Wikipédia est non marchand. Quand vous payez un bien, vous réfléchissez à ce que vous achetez, quand c'est gratuit, nous n'y pensez pas. C'est un peu comme l'air et l'eau : on ne commence à y penser que quand ils viennent à manquer. Et comme Wikipédia n'entre pas dans le calcul du PIB, elle n'entre pas non plus dans le viseur des politiques publiques, malgré toute la richesse créée.

Une des choses qui, selon moi, souligne sa valeur, c'est que, sans Wikipédia, l'intelligence artificielle telle que nous la connaissons aujourd'hui n'existerait pas. C'est la ressource de textes organisés et de qualité la plus importante au monde, et de loin. C'est en plus une source qui ne pose pas de problème de réutilisation sur le plan des droits de propriété intellectuelle, puisque tout est en  creative commons (licence libre). À la fois sur le plan légal, sur le plan pratique et sur celui de la qualité, Wikipédia est la source d'entraînement numéro 1 de toutes les intelligences artificielles.

Dans le monde, encore aujourd'hui, des régimes autoritaires interdisent ou restreignent l'accès à Wikipédia ou menacent ses contributeurs et contributrices. Pourquoi s'attaquer à ce site - qui n'a pas l'air, de prime à bord, d'être des plus dangereux ?

Vous vous trompez. Si l'on veut faire une métaphore avec le monde du jeu vidéo, Wikipédia, c'est le boss de fin dans l'incarnation de la liberté d'expression, extrêmement difficile à vaincre. C'est une communauté décentralisée, que la fondation Wikimédia ne contrôle absolument pas. Les droits de propriété sont très clairs : la fondation est là pour payer les serveurs, éventuellement développer l'interface, soutenir la communauté, mais elle n'a aucun droit de regard sur le contenu qui est développé. Rien. Zéro.

Les contributeurs, pris individuellement, ne font pas l'encyclopédie. C'est l'interaction des gens sur la plateforme qui fait l'encyclopédie : c'est la société civile et c'est très difficile à contrôler. Vous pouvez faire contribuer tous les gens pro-gouvernement que vous voulez, vous n'arriverez pas à contrôler la ressource. Donc, si vous voulez vous attaquer à la liberté d'expression, Wikipédia est à la fois la cible la plus fondamentale et la plus difficile.

Des régimes autoritaires, comme la Russie de Poutine, cherchent à produire un discours sur l'histoire, sur la civilisation, sur certains sujets sociétaux comme l'avortement, la culture, la langue... Quand vous tentez de contrôler le narratif sur cela, Wikipédia est une sacrée épine dans le pied. Qu'a fait la Russie ? Il y a un ou deux ans, ils ont copié l'ensemble de Wikipédia - qui est une ressource totalement libre -, et ont appelé ça  Ruwiki.

Ils ont gardé absolument tout le contenu et se sont concentrés uniquement sur quelques milliers de pages qui ont trait à l'histoire, à la culture, au mode de vie, etc. Ils ont transformé les pages relatives à l'histoire de l'Ukraine, au nazisme, au rôle de la Russie pendant la Seconde Guerre mondiale, aux valeurs culturelles, aux questions LGBT... Une grande partie des entrées  sur les sujets LGBT ont été supprimées, et une bonne partie des entrées historiques ont été modifiées. Ils n'ont toujours pas fermé la Wikipédia traditionnelle - c'est dur de fermer Wikipédia - mais c'est clairement une attaque contre la société civile.

On accuse parfois, comme l'a fait le magazine Le Point, les personnes qui contribuent à Wikipédia de manque d'objectivité, d'être militants... Est-ce pertinent selon vous ?

Les contributeurs ne sont pas plus ou moins militants que vous et moi. Demander à un contributeur de Wikipédia d'être neutre sur les sujets qu'il traite est un non-sens. Reprocher à chaque contributeur d'avoir des opinions n'a pas de sens. En fait, on ne demande pas aux contributeurs d'être neutre. On demande au produit collectif de la délibération des éditeurs de l'être. C'est le jeu des conflits, des combats et des argumentations entre les points de vue des contributeurs qui amène à la neutralité du contenu.

Des recherches ont montré que les meilleurs articles sur Wikipédia sont ceux qui sont les plus populaires - qui attirent le plus de monde - et qui sont les plus controversés. Prenez n'importe quel article controversé du type « Conflit israélo-palestinien », « Barack Obama », « Donald Trump », « Cour suprême des États-Unis », « Jésus », Islam... Ils sont d'excellente qualité. Pourquoi ? Parce que beaucoup de contributeurs et contributrices avec des points de vue fortement polarisés se sont retrouvés à négocier l'insertion de tel ou tel contenu à tel endroit. La règle, même si c'est contre-intuitif, c'est que plus c'est controversé, plus c'est populaire, plus la qualité est au rendez-vous.

En fait, sur Wikipédia, les seuls articles dont il faut se méfier, c'est ceux dont tout le monde se fiche et où il n'y a pas une vérité absolue. Là, vous risquez d'avoir quelques contributeurs qui peuvent pousser un point de vue particulier parce qu'il n'y a personne d'autre dans la pièce.

Vous évoquez, dans votre ouvrage « Wikipédia, ou imaginez un monde » (édition Rue d'Ulm, 2024), que Wikipédia serait un rempart à la désinformation...

Wikipédia, ou Imaginez un monde
 presses.ens.psl.eu (ENS), publié en 2024
 

Wikipédia est parfois considéré comme une communauté d'idéalistes surmotivés, mais un peu isolés du reste de l'Internet. Rien n'est moins vrai. Si vous regardez Wikipédia pour ce qu'elle est, vous verrez un réseau social comme un autre. Wikipédia permet les contributions anonymes, ne vous demande pas de créer un compte pour poster du contenu, c'est un site qui fonctionne en agrégeant des points de vue, des perspectives différentes sur des sujets d'actualité, controversés, sensibles... En ce sens, Wikipédia n'a absolument aucun point de distinction avec X/Twitter.

On s'est habitués à penser que « réseau social » était synonyme d'antagonisme, de se taper dessus, de se parler mal. Pas forcément. Wikipédia en est le contrepoint historique. Et ce, avant même que le mot « réseau social » apparaisse. En fait, pour distinguer Wikipédia de Twitter, il faut regarder ce qu'y fait la communauté, quel est son but et quelles sont les règles pour se parler. Un des fondements de Wikipédia, c'est qu'on n'attaque pas les personnes, on attaque les idées. Si vous attaquez une personne sur Wikipédia, vous êtes banni. C'est une règle communautaire.

La neutralité de point de vue signifie accepter les faits présentés sur la base de sources reconnues de manière communautaire. Si l'autre présente des faits qui ne vous plaisent pas, la question n'est pas de savoir s'il a raison ou tort, mais où et comment on les intègre dans un article.

Wikipédia ne crée pas de l'antagonisme et de la divergence, il crée de la convergence entre ces points de vue antagonistes. Ce que l'on y observe, c'est que les gens les plus extrêmes finissent en général par partir parce qu'ils ont du mal à s'insérer dans la conversation de manière productive : ils finissent par insulter tout le monde et ça se passe mal. En revanche, pour tous les autres, au fur et à mesure des années, les gens remettent en cause leurs propres biais.

Wikipédia semble bien seule parmi les sites les plus fréquentés, aux côtés des Gafam. Existe-t-il d'autres projets incarnant une vision similaire ?

Avant Wikipédia, il existe un héritage de la construction même d'Internet et du logiciel libre. C'est très important. Au départ, Internet est un produit collaboratif. Les standards [les différentes technologies et protocoles utilisés sur le Web, ndlr] sur lesquels Internet fonctionne sont souvent des standards libres, développés collaborativement et sans propriété intellectuelle. D'ailleurs, Internet lui-même fonctionne comme ça. Il y a un comité ouvert à la participation pour définir les standards d'Internet. Vous pouvez participer à cette conversation (on appelle ça des « requests for comments ») et, comme sur Wikipédia, dire « je pense qu'on devrait créer un nouveau standard Internet ». Si le consensus est suffisamment fort, votre idée sera effectivement implémentée.

Et cela a aussi des conséquences sur le plan de l'imagination juridique. Dans les années 1980, des personnes comme Richard Stallman se sont dit que, plutôt que de fermer l'accès à un logiciel via les droits de propriété intellectuelle - ce qui permet de le rendre payant -, il fallait plutôt s'assurer qu'une création puisse rester libre d'accès à la réutilisation pour les autres. Cela a donné lieu à la création des licences ouvertes, où la réutilisation libre du contenu est l'option par défaut. Ce mouvement du logiciel libre a inspiré directement Wikipédia.

Comme exemple de logiciels libres, vous avez ainsi le système d'exploitation Linux, le navigateur Firefox, Android, le jeu vidéo sur lequel est basé League of Legends (appelé Defense of the ancients ou DotA) ou encore VLC mediaplayer pour la vidéo. Spotify utilise du logiciel libre pour compresser ses flux musicaux, WhatsApp utilise du logiciel libre pour crypter ses messages... Et, de la même manière, la plupart des sites internet tournent grâce au logiciel libre ce qui est le cas de Basta![, fonctionnant sous le logiciel libre Spip, ndlr]. Ces logiciels valent des dizaines de milliards de dollars, mais, comme c'est créé par des communautés qui ont rendu leur utilisation libre, les entreprises, qui dépendent énormément de ces outils-là, n'y prêtent pas attention, considèrent que cela fait partie de l'écosystème. L'État ne s'y intéresse pas non plus. C'est donc en dehors des radars. Malgré le fait que le libre soit fondamental : c'est l'infrastructure même d'Internet. Retirez cela aujourd'hui et Internet sera durablement cassé.

Malgré sa centralité, ce modèle-là est-il menacé ?

Les entreprises tentent de réintroduire des droits de propriété intellectuelle dès qu'elles le peuvent afin de générer du profit. Un exemple de cela, c'est le projet  OpenStreetMap qui a été très populaire à une époque, mais qui végète plus aujourd'hui. Il s'agit d'un équivalent de Google Maps, mais sur le modèle Wikipédia. Il fonctionnait parfaitement, avec une grosse communauté, des gens très impliqués, qui se baladaient dans leur quartier pour documenter où était le bar du coin, la crèche, l'hôpital... Jusqu'à ce que Google arrive et investisse - au début à perte, subventionné par ses autres activités - des milliards de dollars pour numériser les grandes villes, d'abord aux États-Unis. L'objectif est clair : ça démotive les nouveaux contributeurs de rejoindre ce genre de communauté. D'une certaine manière, Google a fini par tuer cette communauté libre et l'a remplacée par sa carte sur laquelle il possède des droits de propriété intellectuelle.

Désormais, si vous voulez être bien visible sur Google Maps en tant que restaurant ou commerce, vous payez Google. Si vous êtes une entreprise de logistique et que vous utilisez énormément Google Maps pour vos services, ou une application qui utilise Google Maps, vous payez Google. Tout cela aurait pu être accompli sur la base d'une communauté qui n'aurait pas monétisé ses services, avec la certitude d'avoir une information « neutre » (pas les contributeurs, mais l'information) et avec un coût d'entrée beaucoup plus faible.

La plateforme Gitbub, qui est la plateforme de développement de logiciels libres la plus importante à l'heure actuelle, avec des millions de projets de logiciels dans tous les sens, a été rachetée en 2018 par Microsoft pour 7,5 milliards de dollars. Cela montre son énorme valeur. Le problème est que, face à des communautés importantes, les entreprises puissantes tentent parfois de tuer la communauté pour récupérer un produit sur lequel ils pourront imposer une propriété intellectuelle afin de le monnayer. Or, nous ne sommes pas intellectuellement armés pour défendre ce type de bien commun. Pour les pouvoirs publics, défendre une communauté n'a aucun sens. Le libre, la production via la société civile mise en réseau, a explosé avec Internet. Comme c'est encore récent, nous n'avons pas eu le temps de le conceptualiser. Emmanuel Macron, à l'Ena, n'a pas appris cela. Il n'a donc aucune référence conceptuelle pour être en mesure de dire « face à Google, il faut absolument défendre openStreetMap ».

Que peuvent faire les pouvoirs publics ? Prenons l'exemple de l'Union européenne, qui porte la question de la souveraineté numérique : pourrait-elle s'inspirer du libre plutôt que de vouloir recréer des Gafam européens ?

Les États et l'Union européens sont au courant, tout de même, de la valeur du logiciel libre, de ce que cela pèse dans l'économie. Mais, comme il n'y a pas de cadre conceptuel et de théorie claire pour l'instant, il n'y a pas d'ambition. En tant que chercheur sur le sujet, je peux vous dire : bloquez demain matin Twitter en France, vous pouvez recréer cette infrastructure sur une base libre en 48 heures. La soi-disant « valeur ajoutée » de ces plateformes ne repose pas sur grand-chose d'autre que l'effet réseau. Une fois que tout le monde y est, c'est dur de faire bouger tout le monde.

Que peut-on faire en tant que citoyen pour soutenir ce modèle ?

Le citoyen de base a envie de vivre sa vie sans trop y réfléchir. Passer son ordinateur sous le système Linux, essayer d'utiliser le plus possible des logiciels libres... On le fait si on est militant ou si c'est pratique. En matière de consommation de masse, les grosses entreprises ont souvent un avantage comparatif grâce à la facilité d'utilisation. Elles vont faire en sorte que votre grand-mère sache utiliser son smartphone. C'est pour cela qu'il faut une vraie politique publique. S'il y avait une vraie stratégie de complémentarité entre l'État et ces communautés, adossées à des associations, des fondations qui développent et financent leurs activités, on pourrait faire des choses.

L'exemple des filtres ou des algorithmes qui pourraient être réalisés de manière participative, et intégrés aux plateformes est parlant. Prenez YouTube : Google a le monopole de décider ce que vous pouvez voir, ce qui vous sera suggéré. Vous n'êtes donc pas libre de votre information sur YouTube. Google pourrait conserver la propriété de l'hébergeur, mais se voir obligé d'ouvrir le marché des filtres et de leurs algorithmes aux contributions participatives et aux autres entreprises. Vous devriez avoir le droit, en tant que citoyen, de développer un algorithme de recommandation à vous, que vous pouvez déployer et proposer à n'importe qui sur YouTube. Cela ferait une grosse différence.

En ce qui concerne Wikipédia : donnez, lors de la campagne de don, quelques piécettes pour aider la fondation à défendre cette communauté. Le simple fait d'être conscient que des modes alternatifs d'organisation existent, qu'il faut les protéger et les défendre politiquement, ce serait déjà énorme. À côté du marché, à côté de l'État, quelque chose d'autre est apparu depuis deux décennies : la société civile en réseau. Elle est capable de produire des biens numériques et de l'information de qualité égale, voire supérieure, aux Gafam. Tous les sites web fonctionnent sur Apache [qui gère le protocole HTTP, qui permet d'accéder à Internet, ndlr] qui est un logiciel libre. Une communauté de geeks sur Internet fait donc parfois mieux sur le plan technique que tous les Gafam réunis !

Tant que les États démocratiques et le public n'auront pas pris conscience de l'utilité, de la puissance et de l'énorme valeur de cette société civile en réseau, pour les soutenir et les intégrer à l'économie réelle, alors ils continueront à se faire malmener par les Gafam ou les régimes autoritaires. Ce qui est en jeu ici, ce n'est rien moins que la démocratie : notre capacité à s'écouter, à délibérer ensemble pour « faire société » plutôt que de se déchirer sur les réseaux.

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 Emma Bougerol

Journaliste, basée en région parisienne. Habituée de la rubrique « société », j'écris surtout sur les droits des femmes et des personnes LGBTQI+, l'ubérisation du monde du travail et l'impact du numérique sur notre société. Je garde aussi un œil à l'étranger, pour raconter l'actualité internationale au-delà des dépêches.

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