Le 4 juin prochain sort sur les écrans le nouveau documentaire de Vincent Lapize, La terre des Vertus. Un film profondément politique et universel, qui narre la lutte d'un collectif contre les grands projets urbains. Entretien.
Dans le cadre des aménagements urbains liés aux JO 2024, la ville d'Aubervilliers, au Nord de Paris, a décidé de sacrifier une partie des Jardins des Vertus. Un poumon vert au coeur de la ville, lieu de vie sociale, écosystème pour toute une faune locale et seul possibilité pour les habitants des environs de cultiver leur jardin. Récit d'une lutte citoyenne et écologique contre la prédation urbaine.
Mr Mondialisation : Vous êtes un réalisateur de films documentaires, qui mettent en exergue des luttes écologistes. Avez-vous choisi de vous lancer dans le cinéma afin de donner la parole à ces personnes que l'on n'entend pas ?
Vincent Lapize : « Oui, j'ai commencé la réalisation dans le but traiter ce genre de sujets. Dès le départ, il y a une quinzaine d'années, je me suis posé la question du collectif et de l'espace commun. J'étais déjà intéressé par le sujet du réchauffement climatique et des mobilisations qui avaient lieu autour. Au travers des luttes, ce qui m'intéresse, c'est ce qui se construit localement : comment vivre différemment ensemble, et en lien avec le vivant ? Je cherche à creuser comment la crise écologique actuelle interroge notre regard sur la société, de façon profondément politique. »
Mr Mondialisation : Comment le sujet de La terre des Vertus vous est-il venu ? Comment avez-vous pris connaissance de ce combat mené aux jardins ouvriers d'Aubervilliers, puis décidé de le filmer ?
Vincent Lapize : « Les repérages et le début du tournage remontent à 2021. Nous étions alors en pleine pandémie. J'avais entendu parler de différentes luttes locales contre les aménagements des JO 2024, dont le Parc de la Courneuve et la ZAD de Gonesse. C'était une période un peu morte à cause de la pandémie, mais il existait différentes résistances locales, une sorte de coalition. Cela m'a intéressé au-delà du sujet des JO : je savais que ces projets allaient servir à réaménager et repenser les espaces urbains, et créer une gentrification des quartiers populaires.
À l'origine, j'étais parti pour faire un combo des différentes luttes, mais quand j'ai découvert les Jardins des Vertus, j'ai réalisé que c'était plus intéressant de se concentrer sur cet endroit car il contenait tout : la prédation de terres précieuses, le côté intemporel et universel de la lutte... J'ai donc décidé de m'y concentrer. »

Mr Mondialisation : Combien de temps le tournage a-t-il duré ?
Vincent Lapize : « Environ 2 ans. Il s'est achevé en 2023, puis nous avons enchaîné avec le montage et je suis retourné sur place faire quelques prises de vue. Je m'y suis rendu assez régulièrement durant tout le temps du tournage, afin de pouvoir capter la poésie du lieu. »
« C'est un lieu vraiment étonnant car à la fois urbanisé et en friche. Il y existe un contraste très fort entre son caractère sauvage et le fait qu'il soit niché au milieu des tours. J'y ai croisé des renards, des blaireaux... Je m'en souviendrai toujours. »
Mr Mondialisation : Qu'avez-vous vécu de fort que nous ne voyons pas à l'écran ?
Vincent Lapize : « En effet, nous vivons parfois des moments très forts émotionnellement, mais qui n'ont pas forcément leur place dans les films. Pendant le repérage sur la ZAD de Gonesse, par exemple, je me suis fait embarquer avec les militants en garde à vue, avec rappel à la loi...
En avril 2021, aux débuts de l'occupation du Jardin des Vertus, j'ai passé beaucoup de temps sur place : ce fut une expérience immersive, j'y ai dormi... C'est un lieu vraiment étonnant car à la fois urbanisé et en friche. Il y existe un contraste très fort entre son caractère sauvage et le fait qu'il soit niché au milieu des tours. J'y ai croisé des renards, des blaireaux... Je m'en souviendrai toujours.
Il y a également eu des moments de violence. Des patrouilles de police passaient devant en proférant injures et menaces sur des personnes du groupe, notamment à l'égard de Chaussette, que l'on voit plusieurs fois à l'écran. Le climat était tendu, pesant.
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En parallèle, j'ai connu de beaux moments d'ouverture, j'ai croisé de nombreux habitants, et vécu des moments de rencontre très forts dont on ne voit qu'un échantillon dans le film. La difficulté du documentaire fait que certaines personnalités que l'on rencontre créent de très belles séquences, mais qui n'ont malheureusement pas leur place dans le film une fois monté... »

Mr Mondialisation : Si tout se déroule dans un « micro-lieu », celui-ci peut résonner à l'échelle planétaire et faire écho à de nombreuses autres luttes, comme celle récente contre l'A69. Il s'agit du combat de David contre Goliath, illustré par un cas précis. Mais si David obtient quelques maigres victoires, comme l'abandon du solarium, c'est bien Goliath qui l'emporte. Comment ne pas se sentir démuni ?
Vincent Lapize : « Pour en avoir discuté avec les personnes les plus actives, elles me disent souvent que c'est grâce à la lutte qu'elles sont sorties de la sidération. Elles y trouvent de la ressource, des réseaux, et se raccordent à d'autres luttes. Il y a bien un côté universel mais en luttant sur place, on sème des graines.
Certes, c'est David contre Goliath, mais la tendance peut toujours s'inverser, on ne sait jamais comment un combat finit. Les mobilisations citoyennes des dernières décennies ont pu entraîner des mouvements très larges de contestation : il ne s'agit alors plus juste d'un espace, mais d'un choix de société. Cela donne le sentiment de se sentir utile, acteur par rapport à un mouvement plus large.
Ici, les gens n'étaient pas naïfs en pensant qu'ils allaient gagner. Toutefois, cela restait indispensable de le faire, quand d'autres jardiniers plus résignés disaient que ça ne servait à rien. Or, il n'y a rien de productif dans la résignation. On ne sait jamais quelle forme ce genre de combat peut prendre. Les personnes qui se sont battues aux Jardins des Vertus ont beaucoup subi, mais elles repartent la tête haute. »

« On nous parle de bâtiments « éco-construits » pour tenter de faire avaler la pilule, mais c'est avant tout un plan de réaménagement de la ville et de gentrification, avec derrière une véritable manne financière, autour de grosses opérations de partenariats public-privé. »
Mr Mondialisation : Qu'en est-il aujourd'hui des Jardins des Vertus ? Les parcelles restantes sont-elles menacées par d'autres projets ?
Vincent Lapize : « Je sais qu'il existe un projet de réaménagement de l'espace sur 4000m2 pour construire un pôle multi-modal, avec hôtels et commerces... Si on baisse la garde, on n'en entend pas parler et l'injustice passe. Les institutions s'en tirent bien, elles restent vainqueurs. Il est donc important de créer une contre-histoire et de montrer que des gens se sont battus. Sans ça, il n'y a plus qu'à attendre et se laisser ravager par la prédation urbaine...
En réalité, ces projets sont portés depuis des décennies autour du Fort d'Aubervilliers. On nous parle de bâtiments « éco-construits » pour tenter de faire avaler la pilule, mais c'est avant tout un plan de réaménagement de la ville et de gentrification, avec derrière une véritable manne financière, autour de grosses opérations de partenariats public-privé. Un mix de mairie, d'inter-communalité, d'organismes semi-privés...
Ces terres sont précieuses pour le capitalisme urbain car elles valent très peu, donc le bénéfice est énorme ! Dans ce cas précis, si la piscine olympique n'était pas sur une parcelle, c'était le cas du solarium, heureusement rejeté. Toutefois, un changement de PLU a permis de s'accaparer des parcelles : tout est fait pour être grignoté au fur et à mesure. Au début du XXème siècle, les Jardins faisaient le double de surface... Dans ce film, nous ne ciblons pas d'ennemi précis, mais un processus urbanistique et sociologique. Personne ne veut voir la richesse du lieu, car le bénéfice financier est trop important. »
Mr Mondialisation : Pourtant, les Jardins des Vertus sont un petit coin de paradis pour la nature, mais également la liberté individuelle et collective...
Vincent Lapize : « Oui. Ces lieux sont précieux pour la faune et la flore mais aussi pour leur rôle social. On y retrouve des circuits non marchands, de la convivialité... Ce sont des espaces profondément inspirants, qui permettent de penser un avenir autre que par le prisme de la consommation, d'autant plus que ce lieu existe en pleine ville, au milieu d'un vaste réseau de commerces. Il existe encore de l'espoir car les jeunes présents sur place entretiennent un symbole de résistance qui prendra d'autres formes avec les générations qui arrivent. »

Mr Mondialisation : Avez-vous prévu de diffuser ce documentaire à Aubervilliers ou dans les communes adjacentes ?
Vincent Lapize : « Oui, nous avons déjà prévu de montrer le film à l'espace Mandela de Pantin, soit à quelques centaines de mètres des Jardins. C'est important car cela va permettre que tous les acteurs présents dans le documentaire viennent le voir. La projection va ouvrir à la discussion entre les jardiniers historiques, les jeunes venus lutter ou encore le public extérieur qui découvrira cette lutte par le biais du film.
Au-delà de son aspect militant, La terre des Vertus est un film de cinéma qui questionne l'aspect universel de la lutte des Jardins : on y voit que le lien au vivant est essentiel, surtout dans des villes aussi pauvres en espaces verts, qui deviennent absolument nécessaires en périodes de canicule.
Le film nous invite à réfléchir autrement, à trouver un mode de vie pouvant bénéficier à tous les habitants... J'espère vraiment que le public de La terre des Vertus sera mélangé, qu'il n'y aura pas uniquement des militants, mais aussi des curieux. »
- Renard Polaire
Source image d'en-tête : ©La terre des Vertus