Peter Mertens (Interview)
[Note : En contrepoint ou réponse à plusieurs articles et commentaires qui semblent voir en Trump autre chose qu'un énième et pathétique empereur états-uniens, cet extrait d'un interview de plusieurs analystes marxistes (publié le 17/02/25 par Lava-Media), fait des réponses données par Peter Mertens, secrétaire général du Parti du Travail de Belgique/PTB (act)]
Quel sera l'impact de la politique économique de Trump sur l'économie mondiale ? Plus spécifiquement, quel sera son impact sur l'Europe et/ou sur le Sud global ?
Peter Mertens : Nous sommes dans une ère où le centre de gravité économique mondial se déplace vers l'Asie, et plus particulièrement vers la Chine et l'Inde. La Chine est une grande puissance en plein développement. À l'inverse, les États-Unis sont un empire qui commence à décliner, et l'Union européenne est une grande puissance en déclin depuis pas mal de temps.
Les plaques tectoniques se déplacent, notre monde bascule. « Lorsque souffle le vent du changement, certains construisent des murs, d'autres des moulins à vent », dit le proverbe. Washington sait que la Chine lui pose un défi économique et a lancé en 2011, sous la présidence d'Obama, son « Pivot vers l'Asie », axant sa politique étrangère non plus sur le Moyen-Orient, mais plutôt sur l'Asie de l'Est, et en particulier la Chine.
Étape par étape, sous Obama, puis sous Trump I et Biden, une nouvelle politique de protectionnisme, de murs tarifaires et de subventions à l'industrie nationale se met en place. Dans le même temps, de plus en plus de pays font l'objet de sanctions unilatérales de la part de Washington, et les États-Unis intensifient progressivement leur guerre économique contre leur « rival systémique ».
Guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine
« Pour moi, « tarif » est le plus beau mot du dictionnaire », a déclaré Trump lors de la campagne électorale de 2024. Cela avait déjà été manifeste au cours de son premier mandat, lorsqu'il a immédiatement érigé de hauts murs tarifaires. En moins de trois ans, sous Trump I, des droits de douane avaient été instaurés sur environ 350 milliards de dollars d'importations chinoises.
« L'Union européenne est une « vieille » superpuissance en déclin depuis pas mal de temps. Elle n'a pas investi de centralement dans le développement de nouvelles technologies, mais s'est ruinée avec des politiques d'austérité. »
Dans le cadre de son nouveau mandat, Trump II prévoit d'intensifier la guerre commerciale. Pour la Chine, il envisage d'augmenter les droits de douane de 60 %, tandis que pour les voitures en provenance du Mexique, il évoque des droits de douane pouvant aller jusqu'à 500 %. De manière générale, Trump souhaite taxer les importations mondiales avec des droits de douane compris entre 10 et 20 %.
« Si Trump met en œuvre simultanément tous ses plans concernant le commerce et les droits de douane, nous pourrions nous diriger vers l'un des épisodes commerciaux et l'une des guerres commerciales les plus dures depuis les années 1930 », a récemment déclaré la journaliste Lieve Dierckx du journal boursier De Tijd. Une telle guerre commerciale, où chaque taxe entraîne une contre-taxe et où chaque restriction à l'importation provoque une contre-mesure, a déjà commencé dans des domaines cruciaux du développement technologique et économique. Il suffit de penser aux matières premières, à l'intelligence artificielle, à la protection des données et aux semi-conducteurs.
La Chine deviendra moins dépendante du marché étasunien au fil du temps
Les développements technologiques, conjointement avec la lutte des classes, sont des locomotives de l'histoire du monde. Aujourd'hui, nous sommes en pleine transition (a) vers une production sans énergie fossile, et (b) vers l'intelligence artificielle. Les technologies, les matières premières et les infrastructures nécessaires à ces fins sont essentielles : batteries, semi-conducteurs, lithium, cobalt, nickel et graphite.
« La planète ne tire aucun avantage d'une pensée « en blocs » qui réduit l'économie mondiale à deux grands blocs rivaux. »
Au 19e siècle, l'Europe (Angleterre) possédait la technologie de la première révolution industrielle. Au 21e siècle, c'est la Chine qui est à l'avant-garde dans un certain nombre de technologies cruciales. Le rythme de son développement technologique est impressionnant.
À court terme, la Chine sera probablement touchée par les nouveaux droits de douane imposés par les États-Unis. En même temps, la vague de sanctions et de mesures coercitives en cours pousse déjà le pays à accélérer le développement de ses propres technologies et capacités. Les progrès réalisés dans le domaine des puces à semi-conducteurs et des systèmes d'exploitation en témoignent.
À long terme, cela aidera la Chine à devenir plus indépendante du marché étasunien. Elle diversifie son espace économique et l'initiative « Belt and Road » (Nouvelle Route de la soie) est stratégique à cet égard.
Et maintenant, l'Europe ?
Si Trump augmente encore ses droits de douane, les conséquences pour l'Europe seront inévitables : en effet, les États-Unis sont le plus grand marché de l'Union européenne. Par exemple, les tarifs douaniers élevés imposés par Trump I sur l'acier et l'aluminium étrangers ont été très tangibles en Europe. Aujourd'hui, l'économie européenne est encore plus vulnérable.
L'Union européenne est une « vieille » superpuissance en déclin depuis pas mal de temps. Elle n'a pas investi centralement dans le développement de nouvelles technologies, mais s'est ruinée avec des politiques d'austérité. Elle n'est pas allée chercher l'argent chez les obscènement riches, mais a mené une politique de cadeaux aux plus grandes multinationales. Pour finir, elle s'est tiré une balle dans le pied en prenant des sanctions contre la Russie.
Le cœur industriel de l'Europe, l'Allemagne, est particulièrement touché par le changement d'exportateur d'énergie. La production industrielle y a diminué, notamment dans les secteurs à forte intensité énergétique, à savoir l'industrie chimique et métallurgique. L'Allemagne, première économie de la zone euro et troisième économie mondiale, est en récession. Presque aucune économie de la zone euro ne connaît une croissance supérieure à 1 % par an. La moyenne est d'à peine 0,2 %.
Avec la course aux subventions industrielles lancée par les États-Unis avec l'Inflation Reduction Act, tout cela alimente un processus de désindustrialisation dans l'Union européenne. Dans ce contexte, si Trump augmente encore les tarifs douaniers, l'économie européenne risque de s'enfoncer encore plus profondément dans la crise.
Le protectionnisme ne fera que renforcer la coopération Sud-Sud
Le protectionnisme et une éventuelle nouvelle vague de sanctions sous Trump II ne feront qu'encourager l'agenda du développement Sud-Sud. Ce changement de paradigme est déjà en cours et il sera encore renforcé. Les pays du BRICS se sont unis dans une alliance pragmatique face à un « Occident global » en crise. L'aggravation de la guerre commerciale ne fera que les pousser à développer encore davantage de pactes commerciaux mutuels et à conclure des accords de libre-échange bilatéraux et multilatéraux. En outre, les BRICS ne cessent de mettre en place de nouvelles institutions, telles que la Nouvelle Banque de développement et l'Accord de réserve contingente (CRA : Contingent Reserve Arrangement).
Ceux qui veulent réduire le commerce mondial à un jeu à somme nulle, avec un seul gagnant et un seul perdant, jouent avec le feu. La planète ne tire aucun avantage d'une pensée « en blocs » qui réduit l'économie mondiale à deux grands blocs rivaux.
« Trump a fait campagne en se présentant comme un « ami de la classe travailleuse » et en prétendant vouloir contrer l'inflation, mais sa politique annonce le contraire. »
Sur l'échelle de Richter, les chocs à venir seront plus importants que tous ceux que nous avons connus au cours des trois dernières décennies. Ces chocs peuvent aller dans toutes les directions. Cela dépendra aussi de nous et de notre capacité à saisir les nouvelles possibilités. C'est à nous de croire en la capacité des gens à se mobiliser, à s'organiser et à rechercher une perspective socialiste. C'est à nous d'inspirer la classe travailleuse pour une perspective véritablement socialiste d'émancipation, de paix et de coopération internationale. Face à la barbarie de ce système, il y a le socialisme.
Quel sera l'impact de la politique économique de Trump sur l'économie nationale, pour le capital et la classe travailleuse ?
Avec l'élection de Trump, c'est l'aile la plus réactionnaire du capital qui entre à la Maison-Blanche. Il semble que Trump ait tiré les leçons de son premier mandat et prépare un programme de purge complète de l'administration. Cette tâche incombera aux milliardaires Elon Musk et Vivek Ramaswamy. Ces derniers détiendront des clés essentielles qui leur permettront d'accorder une nouvelle série de cadeaux fiscaux à la classe des milliardaires aux États-Unis, mais aussi de poursuivre le démantèlement d'un grand nombre de réglementations.
Les trumpistes veulent faire de la lutte contre la Chine un point central et ils réagissent essentiellement par trois axes.
Le premier axe est la guerre contre les travailleurs aux États-Unis mêmes. Avec Elon Musk, le gouvernement se dote de la « personne la plus antisyndicale qui soit » (« the ultimate anti-union person »). Ce dernier menace d'éroder encore plus les droits syndicaux dans le secteur public. Entre-temps, Trump a annoncé son intention d'imposer des droits de douane sur les importations. Le niveau de ces droits de douane reste à déterminer, mais ce qui est certain, c'est qu'une telle mesure entraînerait une forte augmentation des prix à la consommation aux États-Unis. Trump a fait campagne en se présentant comme un « ami de la classe travailleuse » et en prétendant vouloir contrer l'inflation, mais sa politique annonce le contraire.
Un deuxième axe de Trump est l'augmentation des préparatifs de guerre contre la Chine, tant économiquement que militairement ; mais aussi une politique encore plus agressive contre Cuba et le Venezuela, et contre l'Iran. À cela s'ajoute un soutien inconditionnel aux sionistes d'extrême droite en Israël. Trump a prétendu être un « président de la paix », mais le cabinet qu'il est en train de constituer est un cabinet qui intensifiera les guerres étasuniennes.
« Le président Trump et le vice-président JD Vance ont annoncé vouloir un « Kissinger inversé ». »
Le troisième axe qui se dessine est une guerre contre les travailleurs migrants à l'intérieur du pays. On parle de la plus grande campagne de déportation jamais menée. Cela entraînera des problèmes dans les secteurs de l'agriculture, de la construction et de l'hôtellerie, et pourrait également faire grimper les prix. Le racisme doit devenir un mécanisme de bouc émissaire pour faire passer les autres mesures. C'est ce qu'on appelle diviser pour mieux régner, au détriment des droits humains fondamentaux.
Il y aura beaucoup de continuité entre Biden et Trump
Il y a un demi-siècle, en 1973, Henri Kissinger voulait conclure un accord avec la Chine pour former un front contre l'Union soviétique. Aujourd'hui, le président Trump et le vice-président JD Vance ont annoncé vouloir un « Kissinger inversé ». En d'autres termes, ils veulent conclure un accord avec la Russie afin d'isoler la Chine. Il est loin d'être évident qu'ils y parviennent. Tout d'abord, parce que les échanges commerciaux entre la Chine et la Russie ont entre-temps fortement augmenté. Ensuite, parce que cela dépend également de la guerre par procuration entre les États-Unis et la Russie en Ukraine.
Le fait que Trump souhaite une fin négociée de la guerre avec l'Ukraine ne signifie pas qu'il ne souhaite pas que l'OTAN gagne la guerre. L'administration Trump n'est pas du tout anti-OTAN, comme le prétendent certains démocrates aux États-Unis et en Europe. Trump veut que les Européens versent 4 à 5 % de leur produit intérieur à l'OTAN. Cela se ferait au détriment des dépenses sociales dans les pays européens.
Il n'y a pas de différence « qualitative » entre la nouvelle administration Trump et l'administration Biden. Pas plus qu'entre Trump I et Obama. « Nos adversaires pensent qu'ils peuvent monter l'administration précédente contre la nouvelle. Ils ont tort. Nous sommes le gant et la main, nous formons une seule et même équipe », a déclaré le nouveau conseiller à la sécurité nationale, Mike Waltz. Il y aura une grande continuité, et certainement en matière de politique étrangère. Il s'agit du même empire, de la même stratégie impérialiste et du même complexe militaro-industriel.
Le Trumpisme en réponse au mouvement populaire
On pense souvent en Europe qu'il n'y a pas de contre-mouvement aux États-Unis. Rien n'est moins vrai. La dernière décennie vient d'être marquée par un renouveau des mouvements populaires aux États-Unis : le mouvement syndical, le mouvement Black Lives Matter, la marche d'un million de femmes (One Million Womans' March), le grand mouvement propalestinien, etc.
Il faut également comprendre l'arrivée au pouvoir de Trump comme une réaction à ces mouvements. Il a été porté au pouvoir en partie pour brider la contestation aux États-Unis. C'est ce qu'affirme le Project 2025 élaboré par l'organisation de droite Heritage Foundation. Avant l'investiture de Trump, le 20 janvier 2025 à Washington, d'importantes contre-manifestations ont déjà été annoncées dans plus d'une centaine de villes des États-Unis. Ce mouvement peut compter sur notre soutien.
Pour lire les réponses données à ces question par les autres intervenants*, voyez ci-dessous le lien "source" vers l'article original.
*Grace Blakeley, économiste britannique, autrice de Vulture Capitalism (2024), journaliste pour Tribune et animatrice du podcast A World to Win.
Ingar Solty, politologue allemand, auteur de Trumps Triumph ? (2025) et de Der postliberale Kapitalismus (à paraître), conseiller auprès de la Rosa-Luxemburg-Stiftung. (Réponses)
Jörg Kronauer, sociologue allemand, auteur de Der Aufmarsch. Vorgeschichte zum Krieg. Russland, China und der Westen (2022) et journaliste pour Junge Welt.
Michael Roberts, économiste britannique, co-auteur de A World in Crisis (2018) et auteur du blog The Next Recession.
Rémy Herrera, économiste français et co-auteur de Dynamics of China's Economy (2023).
Sam Gindin, économiste canadien et co-auteur de The Making of Global Capitalism : The Political Economy of American Empire (Verso, 2012).
James Meadway est un économiste britannique, animateur du podcast Macrodose et co-auteur de The Cost of Living Crisis : (and how to get out of it) (Verso, 2023).