30/06/2025 elcorreo.eu.org  11min #282777

L'Occident intensifie sa guerre mondiale

par  Rafael Poch de Feliu*

Gaza fut l'annonce, l'Ukraine le test, l'Iran l'escalade, mais la Russie et la Chine sont le coup de grace et la cible finale. L'Union européenne continue d'affirmer « le droit d'Israël à se défendre », tandis que le chef de sa première puissance avoue qu'« Israël fait le sale boulot pour nous tous ».

Il y a deux approches de ce qui se passe. L'une, optimiste, prétend que les conflits auxquels nous assistons, le massacre de Gaza, la guerre en Ukraine et la guerre contre l'Iran, sont des affrontements séparés et indépendants, chacun ayant sa propre logique et sa propre motivation, la « sécurité européenne », l'imbroglio du Moyen-Orient, le colonialisme israélien... Malheureusement, la réalité suggère le contraire : les trois affrontements sont liés et font partie d'un même processus. C'est la guerre contre les adversaires de l'Occident : contre tous ceux qui s'opposent à sa domination mondiale déclinante et représentent la possibilité d'une administration planétaire collégiale et plurielle entre les puissances. Ce n'est pas un ordre idéal, mais il est différent de l'hégémonisme et respectueux des différentes civilisations.

Dans les relations internationales, la ligne de partage n'est pas entre la démocratie et l'autocratie, mais entre l'hégémonisme et le pluralisme multipolaire. L'alternative hégémonisme/multipolarité est, dans les relations internationales, la même que l'alternative dictature à parti unique/pluralisme/partage du pouvoir dans un régime national. Les plus grands dictateurs se trouvent dans ce que l'on appelait autrefois le « monde libre ». La simple réalité est que les adversaires de l'Occident et leurs régimes décriés, la théocratie iranienne, le régime russe avec sa combinaison d'autocratie, d'aspects libéraux et de traditionalisme slave, ou la dictature chinoise bienveillante avec sa bonne gouvernance, sont beaucoup plus responsables et prudents dans leur comportement extérieur. Et contrairement à l'époque de la conférence des non-alignés de Bandung (1955), l'attraction gravitationnelle de la puissance économique de la Chine en fait aujourd'hui une alternative sérieuse qui séduit la majeure partie du monde et lui permet de former un grand pôle, ce qui, en Occident, est perçu comme une menace. Face à cette menace, l'empire est prêt à brûler le monde pour sauver son trône, selon les mots du commentateur vietnamien Sony Thang. Gaza a été l'annonce, l'Ukraine le test, l'Iran l'escalade, mais la Russie et la Chine sont le coup de grace et la cible finale.

Nous voyons des signes de l'unité politico-militaire du bloc occidental dans les deux guerres par état interposé contre la Russie et l'Iran, via l'Ukraine et Israël. Les mêmes drones qui ont attaqué les bases stratégiques russes le 1er juin ont été utilisés le vendredi 13 en Iran pour éliminer vingt hauts responsables politico-militaires et scientifiques nucléaires. Dans les deux cas, le soutien militaire et financier de l'OTAN (États-Unis et Union européenne) et sa couverture politique sont manifestes. L'« agression russe non provoquée » et le « droit d'Israël à se défendre » font partie du même récit. On peut en dire autant de la tromperie concertée. Le Times of Israel a expliqué le 13 qu'en faisant semblant de négocier, les États-Unis ont aidé l'Iran à baisser sa garde afin qu'Israël puisse exécuter son attaque surprise. Cette tromperie est du même ordre que le « Protocole de Minsk » dont Angela Merkel et François Hollande ont admis qu'il n'était qu'une comédie pour faire patienter la Russie et gagner du temps, tandis que l'OTAN renforçait l'armée ukrainienne. « Permettre à Netanyahou d'attaquer l'Iran alors que les émissaires étasuniens négociaient avec Téhéran place la présidence américaine au même niveau de crédibilité qu'Al Capone », déclare David Hearst de  Midle East Eye. Qui fera encore confiance à une négociation avec les États-Unis ?

Tous les empires ont recours à la violence lorsqu'ils sont confrontés au déclin, mais les États-Unis sont un cas particulier. Ils n'ont aucun souvenir de guerre sur leur propre sol - leur guerre civile est tès loin - mais seulement l'expérience de guerres lointaines et faciles, de fusils contre des lances ou de haute technologie contre de la pacotille pré-numérique. Là où ils n'ont pas gagné, en Corée, au Vietnam et dans les désastres de la guerre continue des trente dernières années, la catastrophe n'a jamais été la leur. Ce fait biographique concernant les États-Unis rend leur chute particulièrement dangereuse. Comme Boris Eltsine en URSS, le président américain Donald Trump est un accélérateur du déclin de la puissance occidentale.

Décadence tardive romaine

Lorsque nous avons assisté à l'effondrement spectaculaire de l'Union Soviétique dans les années 1990, il nous est apparu que seul un effondrement de l'empire occidental pourrait l'imiter en intensité. C'est ce que nous sommes en train de voir. Aux États-Unis, nous assistons à ce qui semble être les prémices d'un spectacle grandiose et dangereux. Nous avons devant nous un tableau complet de la décadence romaine tardive. À la tête de l'empire, nous avons vu un président sénile, Joe Biden, assisté de collaborateurs internes (les secrétaires d'État et de sécurité nationale, Blinken et Sullivan), qui a été suivi par un sociopathe narcissique. En quelques mois, son proche collaborateur, l'homme le plus riche du monde, l'a accusé de faire partie d'un réseau pédophile dont l'organisateur - Jeffrey Epstein, maître chanteur du Mossad - s'est suicidé en prison. Son administration est divisée sur la question de savoir contre qui faire la guerre, les responsables quittent leur poste et le secrétaire d'État Marco Rubio prend en charge les fonctions du Conseil de sécurité nationale, un énorme appareil sans tête dont personne ne sait qui est le responsable. Le président a défendu un projet immobilier génocidaire pour Gaza, un jour il dit une chose et le lendemain son contraire, ses mauvais traitements envers ses partenaires commerciaux et adversaires annoncent de graves dommages pour l'économie populaire de son pays, sa politique d'émigration et ses excès autocratiques provoquent des soulèvements « contre le roi ». Trump, qui se targuait de défier « l'État profond », a subi deux attentats lors de sa campagne électorale et ne semble plus en mesure de tenir sa promesse électorale de ne pas engager son pays dans de nouvelles guerres, ce qui brise sa base populaire. Cette sorte de Néron a lu un discours en mai à Riyad, en Arabie saoudite, annonçant un tournant pacifique et non interventionniste au Moyen-Orient et un mois plus tard, il appelle les plus de dix millions d'habitants de Téhéran à évacuer la ville et ses dirigeants à une « reddition inconditionnelle »... Il ne savait rien de l'Ukraine quand il a promis de mettre fin à la guerre en vingt-quatre heures et confirme aujourd'hui qu'il n'a aucune idée de ce qu'est l'Iran.

Ignorant le rapport de ses agences de sécurité qui a confirmé en mars que l'Iran « ne construit pas d'arme nucléaire et que son chef suprême n'a pas autorisé un tel programme, suspendu en 2003 », Trump a cédé à la thèse israélienne, défendue depuis les années 1990, selon laquelle Téhéran est « sur le point » de se doter de la bombe. Le schéma utilisé avec l'Irak en 2003 se répète. L'Iran, qui n'a attaqué personne et qui prône depuis des décennies la création d'une zone dénucléarisée au Moyen-Orient, est présenté comme le grand danger régional avec le mensonge des armes de destruction massive par Israël, seul détenteur d'arsenaux nucléaires, chimiques et biologiques dans la région, qui a attaqué tous ses voisins sans exception et qui a commencé la semaine même son attaque contre l'Iran, avec la collaboration des États-Unis et des puissances européennes, notez-le bien : a massacré des habitants de Gaza affamés aux points de distribution de nourriture au rythme de plusieurs dizaines par jour, a bombardé la Syrie et le Liban, a attaqué le port d'Hodeidah au Yémen et a détourné le navire de Greta Thunberg dans les eaux internationales alors qu'il tentait d'atteindre Gaza. L'Agence internationale de l'énergie atomique, contrôlée par des puissances occidentales hostiles, qui a refusé de dire qui bombardait la centrale nucléaire ukrainienne de Zaporozhe occupée par la Russie, a joué en Iran le même rôle d'espionnage des installations iraniennes que les inspecteurs de l'ONU en Irak pour le compte des services secrets occidentaux. L'empire veut faire avec l'Iran ce qu'il a fait avec l'Irak, la Syrie ou la Libye, selon le scénario bien connu des néocons de septembre 2001 révélé par le général Wesley Clark en 2011 : détruire sept pays en cinq ans : Irak, Liban, Syrie, Somalie, Libye, Soudan et Iran. Tout se répète et en même temps est très différent.

Les médias et l'establishment politique occidental ont regardé le « Pearl Harbor » iranien avec compréhension, sans réaliser qu'il s'est terminé par une défaite de l'attaquant, comme s'il était normal d'attaquer un pays en pleine négociation, en éliminant tout haut responsables, y compris le négociateur en chef iranien, Ali Shamkhani, et en tuant des dizaines de civils dans le processus. En réponse, le président français Emmanuel Macron a condamné le « programme nucléaire iranien » et réaffirmé « le droit d'Israël à se défendre et à assurer sa sécurité ». Le ministre allemand des Affaires étrangères, Johann Wadephul, est allé encore plus loin en « condamnant fermement » l'Iran pour avoir « attaqué sans discernement le territoire israélien », avant même que Téhéran ne lance ses premiers missiles en réponse, mais pour l'instant sans grand impact. Pour sa part, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a réaffirmé « le droit d'Israël à se défendre » et a appelé « les deux parties » à la retenue. Mais c'est un troisième Allemand, le chancelier Friedrich Merz, qui a fait la déclaration la plus juste et la plus honteuse : « Israël fait le sale boulot pour nous tous ».

Ce qui va se passer

La suite des événements en Iran dépend de cinq questions auxquelles nous n'avons pas de réponse.

Depuis que Donald Trump a tué le plus haut gradé iranien, le Général Gasem Soleimani, en janvier 2020, l'Iran a fait preuve d'une extraordinaire retenue. En avril 2024, Israël a lancé une attaque meurtrière contre l'ambassade d'Iran à Damas. L'Iran a répondu par une attaque symbolique. Le 19 mai, Israël a tué le président iranien Ebrahim Raisi et son ministre des affaires étrangères, Amir Abdolahian. L'Iran a choisi de dissimuler l'attaque et de la présenter comme un accident d'hélicoptère. Dans les deux derniers jours de juillet 2024, Israël a assassiné le chef militaire du Hezbollah, Fuad Shukr, et le chef du Hamas, Haniyeh, alors qu'il était invité à Téhéran. Des réponses ont été annoncées, mais l'Iran a fini par acheter le collier de perles offert par l'administration Biden, promettant un cessez-le-feu permanent à Gaza s'il n'y avait pas de représailles. Il n'y a pas eu de cessez-le-feu. En septembre, Israël a commencé à bombarder Beyrouth, a déclaré une « ligne rouge » et, les 17 et 18 du même mois, a éliminé les dirigeants du Hezbollah au Liban en faisant exploser des pagers personnels. Comme il n'y avait pas de réponse, ils ont assassiné Nasrallah, le chef du Hezbollah, le 27. La réponse a été l'opération « True Promise 2 » qui a causé des dégâts en Israël, mais pas autant que le démantèlement pratique de l'« axe de la résistance ». Cette retenue prudente est certainement ce qui a donné des ailes à l'attaque directe actuelle contre l'Iran.

La première question à laquelle nous ne connaissons pas la réponse est donc la suivante :

Combien de missiles l'Iran possède-t-il ? Après les attaques des six derniers jours, conserve-t-il la capacité offensive nécessaire pour endommager Israël de manière significative et rendre sa dissuasion crédible ? L'Israel lance de moins en moins de missiles sur l'Iran au fil des jours. Est-il vrai que plus les défenses antimissiles d'Israël s'usent, plus les Iraniens lancent des missiles puissants ? Ont-ils des missiles en réserve en cas d'intervention militaire des États-Unis ?

Deuxièmement : la Chine et la Russie vont-elles aider l'Iran ? L'Iran a aidé la Russie en Ukraine. Il est maintenant dans l'intérêt de la Russie que l'Occident diversifie son action militaire en dehors de l'Ukraine. La Russie entretient des relations ambiguës avec Israël, où vivent plus d'un million d'anciens citoyens de l'URSS. La Russie enverra-t-elle des batteries antiaériennes de pointe, jusqu'ici refusées par le Kremlin, et dont Moscou a besoin sur son propre sol, d'autant plus qu'un deuxième front contre les pays de l'OTAN est possible dans les pays baltes et dans le nord de la Russie ? Quant à la Chine, elle est le principal destinataire du pétrole iranien. L'Iran est un élément essentiel de la grande stratégie chinoise d'intégration eurasienne par la Nouvelle Route de la Soie. Ces trois pays ont signé des alliances, vont-ils agir ? S'ils ne le font pas, quel respect mériteront leur alliance, l'Organisation de sécurité et de coopération de Shanghai, les Brics, etc.

Troisièmement : l'« axe de la résistance » a-t-il encore la force, au Liban, en Irak, au Yémen, d'attaquer Israël, par exemple par des actions à partir du Sud-Liban, par un harcèlement accru de la navigation en mer Rouge et par des attaques éventuelles contre les bases américaines dans le Golfe ?

Quatrièmement : les États-Unis participeront-ils à la guerre ? Il est clair qu'ils le font déjà, mais le feront-ils directement et ouvertement, en utilisant leurs forces armées ? Si oui, comment et avec quelle intensité ?

Cinquièmement : les États du Golfe permettront-ils aux États-Unis d'utiliser leurs bases pour attaquer l'Iran, sachant que l'Iran les attaquera ?

Quoi qu'il en soit, il est évident que l'Iran n'est pas l'Irak. L'implication directe des Etats-Unis conduira à un désastre de grande ampleur, au coté duquel l'Irak était un jeu d'enfant. La fermeture éventuelle du détroit d'Ormuz aura de graves répercussions sur l'économie mondiale et les prix du pétrole. À terme, le suicide d'Israël est acquis, mais celui d'un État colonial et génocidaire, qui plus est une puissance nucléaire, est extrêmement préoccupant. Il n'y a rien de plus dangereux qu'un kamikaze fanatique.

Rafael Poch de Feliu* pour son  Blog personal

 Rafael Poch de Feliu. Catalunya, 18 de junio de 2025

Traduit de l'espagnol pour  El Correo de la Diáspora par : Estelle et Carlos Debiasi

 El Correo de la Diáspora. Paris, le 22 juin 2025

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