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Comment les sociétés mettent-elles fin à la « fin des temps » ?

Le point sur mes recherches actuelles

Par Peter Turchin − Le 25 mai 2025 − Source  Cliodynamica

Les trajectoires des sociétés qui entrent en crise sont fortement contraintes, comme la tige d'une feuille de ginkgo. Mais il existe de nombreuses façons de sortir de la crise, allant de relativement douces à catastrophiques.

Mes recherches menées au cours du dernier quart de siècle ont porté sur deux thèmes principaux. Le premier est le suivant : comment comprendre la grande transformation holocène, c'est-à-dire l'augmentation spectaculaire de la taille et de la complexité des sociétés humaines au cours de l'Holocène (environ les 10 000 dernières années) ? Un livre présentant une réponse détaillée à cette question (basée sur des modèles dynamiques et l'analyse de la base de données Seshat) sera publié en septembre.

La deuxième grande question découle de l'observation que les sociétés humaines complexes organisées en États peuvent connaître, pendant un certain temps, des périodes de paix et d'ordre internes, d'une durée d'environ un siècle. Finalement, et de manière apparemment inévitable, elles entrent dans des périodes de forte agitation sociale et de désintégration politique, appelées « fins des temps ». La raison de ce phénomène était bien sûr la question principale de mon dernier livre à succès. Mais aujourd'hui, je souhaite comprendre comment les sociétés mettent fin à ces fins de temps et ce que nous pouvons apprendre pour naviguer en toute sécurité dans les eaux troubles de l'instabilité et des conflits.

L'analyse des données historiques nous a appris une chose : lorsqu'une société s'engage sur la voie de la crise, elle ressemble à une énorme boule qui dévale une vallée étroite aux pentes abruptes. Il est très difficile d'arrêter ou même de dévier sa course vers une catastrophe imminente. Mais une fois que la boule arrive au point critique, la vallée s'ouvre et il existe de nombreuses façons de sortir de la crise. Certaines voies mènent à un désastre complet et à un effondrement total. D'autres trajectoires permettent d'éviter le bain de sang d'une révolution ou d'une guerre civile.

La plupart des sorties de crise doivent toutefois passer par une longue période de désintégration et de désunion, qui dure plusieurs décennies, voire plus d'un siècle. La crise moderne en France, qui a débuté en 1562  avec les guerres de religion et s'est terminée avec l'avènement du règne personnel de Louis XIV en 1661, en est un exemple. On peut discuter de la datation précise de cette période de désintégration, par exemple en faisant remonter son début aux troubles d'Amboise (1560) ou en fixant sa fin à la fin de la Fronde (1653), mais dans tous les cas, sa durée serait de plusieurs décennies.

Non seulement la durée des phases de désintégration est très variable, mais leurs résultats le sont également et semblent imprévisibles. Il s'avère qu'au plus fort de la crise, l'énorme machine étatique peut être poussée dans une direction favorable pour obtenir de meilleurs résultats. Cette idée est très pertinente pour nous aujourd'hui, alors que nous nous trouvons à nouveau à la fin d'une époque.

Comment les sociétés du passé ont-elles mis fin à leurs périodes de désintégration ? Une étape cruciale consiste à inverser la cause profonde de la crise, à savoir la pompe à richesse perverse qui prend aux gens ordinaires pour donner aux élites. Comme décrit dans End Times, les périodes fastes engendrent la complaisance parmi les élites au pouvoir. Pendant les phases d'intégration, elles sont tentées de réorganiser l'économie politique à leur avantage, au détriment des travailleurs. En conséquence, les salaires des travailleurs stagnent, voire diminuent, et les fruits de la croissance économique profitent de manière disproportionnée aux élites. Le fonctionnement de cette pompe à richesse entraîne la paupérisation et le mécontentement de la population, la surproduction des élites et les conflits intra-élites, ainsi que l'affaiblissement progressif de l'État. À mesure que ces tendances négatives s'accumulent (ce qui prend généralement plusieurs décennies), elles finissent par plonger la société dans la crise. Pour sortir de la crise, il faut inverser ces tendances négatives, ce qui signifie avant tout mettre fin à la pompe à richesse.

Mais cet exploit n'est pas facile à réaliser. Le problème est que la pompe à richesse est extrêmement lucrative pour la classe dirigeante. Les sociologues appellent cette tendance des élites dirigeantes à utiliser leur pouvoir à des fins égoïstes la « loi d'airain de l'oligarchie ». En bref, le pouvoir corrompt.

Comment persuader les oligarques de renoncer à leur avantage égoïste au profit du bien public ? Dans la plupart des périodes qui ont précédé les crises passées, les classes dirigeantes ont en effet refusé les appels à la réforme, persistant dans leur intransigeance jusqu'au bout. Et la fin, généralement, a été leur renversement violent par des contre-élites canalisant la colère populaire contre leur régime. Ou bien elles affaiblissent l'État au point qu'il est conquis par des élites extérieures, comme cela s'est produit lorsque les Mandchous ont pris le pouvoir en Chine sous la dynastie Ming.

Comme une conquête extérieure des États-Unis (ou de l'Union européenne) est peu probable (et Dieu merci), je m'intéresse principalement à la manière dont les sociétés du passé ont résolu leurs problèmes par des moyens internes. Mon hypothèse de travail est qu'au seuil d'une crise, il est possible de faire bouger les choses pour obtenir de meilleurs résultats, et c'est là que les individus peuvent jouer un rôle important. Pas les individus seuls, mais plutôt des groupes tels que les partis, les factions ou les mouvements sociaux, ainsi que leurs dirigeants.

Prenons l'exemple d'une longue phase de désintégration, comme l'ère des révolutions en France. Entre 1789 et 1870, la France a connu la Grande Révolution, le coup d'État de Napoléon et le Premier Empire, une défaite militaire catastrophique, la Restauration des Bourbons, les révolutions de 1830 et de 1848, le Second Empire, une autre défaite catastrophique et la Commune de Paris. À plusieurs reprises, un groupe d'élites a été renversé par des contre-élites, qui sont devenues les élites au pouvoir, puis ont été à leur tour renversées par un autre groupe de contre-élites.

Pour remporter ces luttes, un réseau de pouvoir doit d'abord s'emparer du pouvoir et le conserver. Mais cela ne suffit pas. S'il n'est pas capable de résoudre les problèmes structurels profonds qui ont plongé la société dans la crise, ce groupe au pouvoir sera renversé après un certain temps. Ainsi, pour réussir à long terme, il faut à la fois être capable de conquérir et de conserver le pouvoir face à d'autres réseaux de pouvoir, et mettre en œuvre un programme de réformes qui inverse les tendances structurelles et démographiques qui ont conduit la société à sa phase de désintégration.

À ce stade, il ne s'agit que de développer une théorie et de formuler des hypothèses. La prochaine étape, qui est cruciale, consiste à tester ces idées de manière empirique.

Peter Turchin

Traduit par Hervé, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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