13/07/2025 reseauinternational.net  41min #284080

Reuters : en Syrie, des milliers d'Alaouites massacrés en toute impunité par le nouveau régime

Cette enquête de Reuters, quoique édulcorée, donne un aperçu éloquent de l'ampleur et de l'atrocité des massacres sectaires commis par les hordes terroristes du nouveau régime syrien depuis son arrivée au pouvoir en décembre 2024. Ayant accompli sa mission—faire tomber un pouvoir hostile à l'impérialisme américain et au sionisme—, il jouit d'une impunité totale, et peut perpétrer des exactions de masse sans avoir à rendre de comptes. Les capitales occidentales détournent pudiquement le regard et donnent leur bénédiction, que ce soit au niveau politique (rétablissement des relations diplomatiques, levée des sanctions...) ou médiatique, tant leur complicité est évidente. Les droits du peuple syrien n'ont jamais été qu'un prétexte pour briser l'Axe de la Résistance et livrer le Moyen-Orient aux ambitions hégémoniques et expansionnistes des États-Unis et d'Israël. Précisons toutefois qu'un biais majeur persiste dans ce reportage, visant à préserver les dernières traces de vernis romantique quant à ce soulèvement télécommandé de l'étranger : les Alaouites sont visés non pas parce qu'Assad était alaouite, un prétexte grossier et même négationniste, mais parce que l'idéologie des fanatiques takfiris issus de Daech et d'Al-Qaïda qui composent la nouvelle armée syrienne les juge hérétiques depuis des siècles, et les voue à la conversion forcée ou à l'extermination. Les chiites et les chrétiens comptent également parmi leurs victimes, les meurtres, actes de torture, enlèvements (de femmes en particulier, réduites en  esclavage sexuel) et humiliations étant quotidiens, et documentés au jour le jour par des chaines Telegram comme  en arabe ou  en anglais. Mais nos bonnes consciences ont mieux à faire que de s'en préoccuper (sauf  à titre apologétique), toutes accaparées qu'elles sont à occulter le génocide à Gaza et à préparer le terrain à une nouvelle campagne de destruction de l'Iran sur le modèle syrien et libyen, toujours au prétexte de la défense des droits du peuple iranien.

Les forces syriennes ont massacré 1 500 Alaouites. La chaîne de commandement remontait jusqu'à Damas.

Une enquête de Reuters a identifié 40 lieux distincts où des meurtres, des pillages et des incendies criminels ont été perpétrés lors de trois jours de massacres sectaires ayant suivi une insurrection menée par des loyalistes d'Assad.

Alain Marshal

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par Maggie Michael

Des familles alaouites et des chefs communautaires ont minutieusement dressé la liste des personnes tuées en mars par les forces armées. Les assaillants pro-gouvernementaux ont souvent pillé, incendié ou vandalisé les maisons des victimes, laissant derrière eux des graffitis menaçants, comme ce message griffonné sur une maison du village de Sonobar : «Vous étiez une minorité, vous êtes désormais une rareté.» Illustration photographique : Catherine Tai.

LATAKIA, Syrie — Le cœur du jeune homme avait été arraché de sa poitrine et déposé sur son corps. Son nom figurait en 56e position sur une liste manuscrite de 60 morts, aux côtés de ses cousins, de ses voisins et d'au moins six enfants de leur village côtier syrien.

Les hommes qui ont tué Suleiman Rashid Saad, 25 ans, ont appelé son père depuis le téléphone de la victime et l'ont défié de venir récupérer le corps. Celui-ci se trouvait près du salon de coiffure.

«Sa poitrine était grande ouverte. Ils lui ont arraché le cœur. Ils l'ont posé sur sa poitrine», raconte son père, Rashid Saad. C'était en fin d'après-midi, le 8 mars, dans le village d'Al-Rusafa. Les massacres d'Alaouites étaient loin d'être terminés.

L'assassinat de Suleiman Rashid Saad s'inscrit dans une vague de meurtres perpétrés par des combattants sunnites dans des communautés alaouites le long de la côte méditerranéenne syrienne, entre le 7 et le 9 mars. Ces violences ont éclaté en réaction à une rébellion lancée la veille par d'anciens officiers fidèles au président déchu Bachar al-Assad, qui aurait coûté la vie à 200 membres des forces de sécurité, selon le gouvernement [on peut également considérer que c'est la rébellion qui est une réaction à la prise du pouvoir par des miliciens terroristes sanguinaires venus des quatre coins du monde].

Une enquête de Reuters a permis de reconstituer le déroulement des massacres et de mettre au jour une chaîne de commandement reliant directement les assaillants à des hommes aujourd'hui aux côtés des nouveaux dirigeants syriens à Damas. Reuters a recensé près de 1 500 Alaouites tués et des dizaines d'autres portés disparus. L'enquête a révélé 40 lieux distincts où se sont produits des meurtres de représailles, des pillages et des saccages ciblant cette minorité religieuse longtemps associée au régime déchu d'Assad.

Tueries sur la côte syrienne : près de 1 500 Alaouites syriens ont été tués lors des massacres survenus entre le 7 et le 9 mars, et des dizaines d'autres sont portés disparus. Reuters a identifié 40 sites distincts de meurtres par vengeance, de massacres et de pillages.

Ces jours de tueries ont mis en lumière la profonde polarisation qui règne en Syrie et que le nouveau gouvernement n'a toujours pas réussi à dépasser — entre ceux qui soutenaient Assad, ouvertement ou tacitement, et ceux qui espéraient voir triompher la rébellion. Beaucoup de Syriens nourrissent un ressentiment envers les Alaouites, qui ont longtemps bénéficié d'une influence disproportionnée au sein de l'armée et de l'appareil d'État durant les deux décennies de pouvoir d'Assad.

Les conclusions de Reuters interviennent alors que l'administration Trump commence à lever progressivement les sanctions imposées à la Syrie depuis l'époque d'Assad. Ce rapprochement met Washington dans une position délicate : le nouveau gouvernement syrien est dirigé par une faction islamiste aujourd'hui dissoute, anciennement connue sous le nom de Hayat Tahrir al-Sham (HTS), qui fut autrefois la branche syrienne d'Al-Qaïda, connue sous le nom de Front al-Nosra.

Ce groupe, autrefois dirigé par l'actuel président syrien Ahmed al-Sharaa, est sous le coup de sanctions des Nations unies depuis 2014. Al-Sharaa, musulman sunnite comme la majorité des Syriens, est devenu président [autoproclamé, toute élection ayant été repoussée sine die] en janvier après avoir mené une offensive surprise ayant entraîné la chute du régime Assad et la prise de Damas.

Au-delà des meurtres, des Alaouites ont affirmé que leurs maisons avaient été pillées, taguées et vandalisées, comme ce bâtiment endommagé à Al-Qabu. REUTERS/Stringer

Reuters a découvert qu'au moins une douzaine de factions désormais sous le commandement du nouveau gouvernement — dont certaines composées d'étrangers — ont participé aux massacres de mars. Près de la moitié de ces groupes sont visés depuis des années par des sanctions internationales pour violations des droits humains, incluant meurtres, enlèvements et violences sexuelles.

Le gouvernement syrien — y compris le ministère de la Défense et le bureau du président — n'a pas répondu au résumé détaillé des conclusions de Reuters, ni aux questions relatives au rôle des forces gouvernementales dans les massacres.

Un homme montre les impacts de balles sur sa voiture à Al-Qabu, l'une des localités les plus durement touchées par les violences. De nombreux Alaouites affirment vivre encore aujourd'hui dans la peur. REUTERS/Stringer

Dans une interview accordée à Reuters quelques jours après les massacres, Ahmed al-Sharaa a dénoncé ces violences comme une menace pour sa mission d'unification du pays. Il a promis de punir les responsables, y compris ceux liés à son propre gouvernement si nécessaire.

«Nous nous sommes battus pour défendre les opprimés, et nous n'accepterons pas que du sang soit versé injustement, ni que cela reste impuni ou sans conséquence, même si cela implique nos proches», a-t-il déclaré [c'est là le propos d'un terroriste qui s'est vanté de massacres contre des civils en tant que chef du Front al-Nosra, mais il faudrait le croire...].

Parmi les unités impliquées identifiées par Reuters figuraient le Service général de sécurité du gouvernement — principal organe chargé de l'application de la loi à l'époque où HTS contrôlait Idlib, aujourd'hui intégré au ministère de l'Intérieur — ainsi que d'anciennes unités de HTS telles que la force de combat d'élite Unit 400 et la Brigade Othman. D'autres milices sunnites récemment ralliées au gouvernement étaient également impliquées, notamment la brigade Sultan Suleiman Shah et la division Hamza, toutes deux sanctionnées par l'Union européenne pour leur rôle dans ces meurtres. L'UE n'a toutefois pas sanctionné les anciennes unités du HTS. Les États-Unis, pour leur part, n'ont pris aucune mesure de sanction en lien avec ces tueries.

Le président Ahmed al-Sharaa a ordonné la création d'une commission d'enquête sur les violences et la mise en place de médiations pour restaurer la «paix civile».

Yasser Farhan, porte-parole de la commission, a déclaré que le président recevrait les conclusions d'ici deux semaines, la commission étant en train d'analyser les informations et de rédiger son rapport final à partir des témoignages et données recueillis auprès de plus de 1 000 personnes, ainsi que de comptes rendus de responsables et d'interrogatoires de détenus. Il a recommandé à Reuters de ne pas publier ses conclusions avant la sortie officielle du rapport.

«Nous ne sommes pas en mesure de fournir de réponses avant la fin de ce processus, par respect pour l'intégrité de la vérité», a-t-il affirmé, ajoutant : «Je pense que vous trouverez les résultats utiles et qu'ils permettront de révéler la vérité

Les meurtres se poursuivent encore aujourd'hui, selon les constatations de Reuters.

Le nouveau gouvernement syrien a exprimé sa crainte de perdre le contrôle de la côte au profit de partisans d'Assad. Le 6 mars, il a donné l'ordre sans équivoque d'écraser une tentative de coup d'État menée par les «Fuloul», ou «vestiges» du régime, selon six combattants et commandants ainsi que trois responsables gouvernementaux.

Bon nombre des hommes ayant reçu ces ordres ne portaient l'uniforme gouvernemental que depuis quelques mois à peine et partageaient une interprétation du sunnisme réputée pour sa brutalité.

Une équipe de Reuters a parcouru la côte syrienne pour comprendre comment les tueries se sont déroulées (video ).

Ce jour-là, certains ont interprété avec empressement le mot «fuloul» comme désignant l'ensemble des Alaouites — une minorité de deux millions de personnes à laquelle beaucoup de Syriens imputent les crimes de la famille Assad, elle-même issue de cette communauté [il s'agit là d'une ignoble falsification : les takfiris sont des élèves d'Ibn Taymiyya et adeptes du wahhabisme, et depuis des siècles, leur doctrine considère les Alaouites et les chiites comme des hérétiques à exterminer  ; Reuters persiste à défendre l'idée d'une révolution syrienne authentique, alors que la réalité en est sanglante. Au sujet de l'ingérence étrangère dans ces événements, et de l'instrumentalisation des réseaux djihadistes les plus fanatiques, voir les aveux explicites de l'ex-Commandant en chef de l'OTAN :  Daech, un «Frankenstein» créé pour «combattre le Hezbollah» ?].

Roland Dumas, ex-ministre des Affaires étrangères : l'invasion des rebelles en Syrie a été préparée en Angleterre pour destituer le régime syrien à cause de ses positions anti-israéliennes

Un responsable du nouveau gouvernement, Ahmed al-Shami, gouverneur de la province de Tartous, a affirmé à Reuters que les Alaouites n'étaient pas visés. Il a reconnu des «violations» contre des civils alaouites et estimé à environ 350 le nombre de morts dans la province — un chiffre correspondant aux données de Reuters mais jamais publié officiellement.

«La communauté alaouite ne figure sur aucune liste, qu'elle soit noire, rouge ou verte. Elle n'est ni criminalisée ni visée par des représailles. Les Alaouites ont subi des injustices, tout comme le reste du peuple syrien dans son ensemble» sous Assad, a déclaré le gouverneur. «Cette communauté a besoin de sécurité. C'est notre devoir, en tant que gouvernement, d'y œuvrer.»

Interrogé sur les conclusions de Reuters, Anouar El Anouni, porte-parole de l'Union européenne, a déclaré que l'UE avait condamné «les crimes horribles commis contre des civils, par toutes les parties», sans toutefois expliquer pourquoi les anciennes unités de HTS n'avaient pas été sanctionnées [c'est pourtant simple : une fois le régime d'Assad renversé, les Syriens ne comptent plus, et peuvent être soumis à toutes les atrocités tant que le nouveau régime se soumet à Israël]. Les porte-parole des départements d'État et du Trésor américains n'ont pas répondu aux demandes de commentaires.

On estime que plusieurs centaines de milliers de Syriens ont été tués depuis 2011, date à laquelle la répression des manifestations par Assad a dégénéré en guerre civile. Il a traqué tous les dissidents présumés. Mais les sunnites — qui formaient le groupe armé le plus visible parmi les opposants à Assad — ont été ciblés de manière disproportionnée [c'est encore une sectarisation absurde : l'écrasante majorité de l'armée de Bachar al-Assad était sunnite, comme la majorité de ses ministres, etc. ; dans un pays à majorité sunnite, les sunnites seront toujours la majorité de chaque côté].

Reuters s'est entretenu avec plus de 200 familles de victimes, lors de visites sur les lieux des massacres et par téléphone, ainsi qu'avec 40 responsables de la sécurité, combattants, commandants, enquêteurs et médiateurs nommés par le gouvernement. L'agence a également consulté des messages d'un groupe Telegram mis en place par un responsable du ministère de la Défense pour coordonner la réponse du gouvernement au soulèvement pro-Assad. Les journalistes ont examiné des dizaines de vidéos, obtenu des images de vidéosurveillance et analysé des listes manuscrites de noms de victimes.

Une femme est assise près de ses affaires sur la base aérienne de Hmeimim, où elle et d'autres Alaouites ont trouvé refuge. Des centaines d'entre eux y résident encore, plusieurs mois plus tard, craignant de nouvelles violences s'ils rentrent chez eux. REUTERS/Stringer

Meubles provenant d'une maison détruite à Al-Qabu Les Alaouites affirment avoir parfois dû fuir à travers les fumées d'incendies criminels en échappant aux combattants qui les prenaient pour cible. REUTERS/Stringer

À l'intérieur d'une maison incendiée à Al-Qabu. Plusieurs mois après les massacres, de nombreuses villes et quartiers alaouites demeurent pratiquement vides, sans grand-chose pour inciter les anciens habitants à revenir. REUTERS/Stringer

Certains des assaillants ayant répondu au soulèvement de mars portaient des listes de noms d'hommes à cibler, notamment d'anciens membres des milices d'Assad qui avaient été temporairement amnistiés par le nouveau gouvernement. Des familles entières portant ces noms apparaissent ensuite sur des listes de morts rédigées à la main par les anciens des villages. Plusieurs survivants ont raconté que les corps de leurs proches avaient été mutilés.

Les combattants, dont beaucoup étaient masqués, s'étaient regroupés dans les bastions du nouveau gouvernement à Idlib, Homs, Alep et Damas. Et lorsque les convois blindés se sont dirigés vers l'ouest de la Syrie, les cris des miliciens — «Sunnites, Sunnites» — ont résonné dans la nuit, accompagnés de slogans rimés appelant à «massacrer les Alaouites», selon des vidéos authentifiées par Reuters.

De nombreuses vidéos montrent des combattants humiliant des hommes alaouites, les forçant à ramper et à aboyer comme des chiens, après les avoir rassemblés dans la ville de Salhab, où Reuters a confirmé au moins 16 morts. D'autres, filmées parfois par les combattants eux-mêmes, présentent des piles de cadavres ensanglantés.

«Ne prenez pas de photos», crie un combattant. «Chiens !», hurle un autre.

Parmi les morts figuraient des familles entières — femmes, enfants, personnes âgées et handicapées — dans des dizaines de villages et quartiers à majorité alaouite. Dans un quartier, 45 femmes figuraient parmi les 253 morts. Dans un autre village, 10 des 30 personnes tuées étaient des enfants. Dans au moins un cas, une ville alaouite entière a été vidée en l'espace de quelques heures, ses centaines d'habitants remplacés par des sunnites.

La première question posée par les combattants aux habitants, selon plus de 200 témoins et survivants, était révélatrice : «Êtes-vous sunnite ou alaouite ?»

Le soulèvement

Ubaida Shli et son frère jumeau étaient les plus jeunes d'une fratrie sunnite de neuf enfants originaires d'Idlib, une ville du nord-ouest de la Syrie, selon leur sœur aînée, Yasmine.

Les jumeaux s'étaient rendus en Libye en tant que mercenaires. Deux ans auparavant, ils avaient intégré les forces de l'ordre de HTS — le Service général de sécurité — à Idlib, où HTS dirigeait en pratique sa propre administration parallèle.

C'est ainsi qu'à 23 ans, Shli s'est retrouvé à porter l'uniforme noir du Service général de sécurité (GSS) et à surveiller un poste de contrôle près de la ville de Baniyas, selon Yasmine et les messages vocaux qu'il lui a envoyés via WhatsApp, consultés par Reuters.

Au coucher du soleil, le 6 mars, ce poste de contrôle ainsi que d'autres positions du GSS dans les provinces de Lattaquié et Tartous ont été attaqués, faisant des dizaines de morts parmi les forces de sécurité.

Selon le nouveau gouvernement et des habitants de la région, les assaillants étaient dirigés par des officiers restés fidèles à Assad.

Ces officiers ont été rejoints par de jeunes hommes ayant perdu leur emploi lorsque le nouveau gouvernement a licencié des milliers de fonctionnaires alaouites et démantelé l'appareil sécuritaire du régime Assad, selon des témoignages d'habitants. Un chef communautaire a décrit le soulèvement comme une réaction spontanée de gens désespérés.

Shli a envoyé un message vocal à sa sœur vers 20h30 pour lui dire que la moitié des hommes autour de lui étaient morts. Il semblait calme et résigné à son sort.

«Il a dit qu'il aidait à récupérer les corps», raconte-t-elle. Elle lui a demandé pourquoi il ne fuyait pas. Il a répondu : »Il n'y a pas d'issue.»

Yasmine a appris la mort de son frère deux heures plus tard.

Les forces pro-Assad ont également lancé des attaques à Baniyas, la plus grande ville de la région de Tartous. Elles ont pris le contrôle de la route principale et de l'hôpital, et ont attaqué le nouveau siège de la sécurité gouvernementale, selon Aboul Bahr, un responsable de la sécurité basé à Baniyas, qui passait la nuit à Idlib. Reuters n'a pas pu vérifier de manière indépendante son récit.

Une femme passe devant un bâtiment incendié à Baniyas, la plus grande ville de la région de Tartous. La ville fut un épicentre du soulèvement pro-Assad, qui a poussé le gouvernement à déployer des centaines de renforts sur la côte. REUTERS/Stringer

Al-Sharaa a déclaré que 200 membres des forces de sécurité avaient été tués lors de la révolte, mais le gouvernement n'a publié ni noms ni bilan actualisé. Le ministère de la Défense n'a pas répondu aux questions de Reuters sur le nombre actualisé de morts parmi les forces gouvernementales ou sur le rôle des troupes affiliées au gouvernement dans les massacres d'Alaouites.

Le 23 juin, l'Union européenne a imposé des sanctions à trois officiers pro-Assad, les accusant d'avoir dirigé des milices qui «ont attisé les tensions sectaires et incité à la violence».

Les partisans du dirigeant déchu «voulaient organiser un coup d'État et proclamer une région autonome le long de la côte», a déclaré Hamza al-Ali, l'officier du GSS responsable de la ville d'Al-Qadamous, située à environ 30 kilomètres à l'est.

Le ministère de la Défense a appelé à des renforts provenant de toutes les factions ayant récemment rallié les forces du président al-Sharaa. Des appels au jihad ont retenti via les haut-parleurs des mosquées dans tout le pays.

Mohammed al-Jassim, commandant de la brigade Sultan Suleiman Shah, a déclaré à Reuters qu'il se trouvait en Turquie pour des raisons de santé lorsque les combats ont éclaté. Reuters n'a pas pu confirmer où se trouvait al-Jassim au moment des massacres. Il a nié toute implication de ses hommes dans les violences.

Il a affirmé avoir été rapidement ajouté à un groupe de discussion dirigé par un haut responsable du ministère de la Défense, qu'il connaissait uniquement sous le nom d'Abu Ahd. Abu Ahd al-Hamawi est le pseudonyme de Hassan Abdel-Ghani, porte-parole du ministère de la Défense.

La brigade d'al-Jassim, également connue sous le nom d'Amshat, a reçu l'ordre de rouvrir l'autoroute côtière M1 reliant Lattaquié à Jableh. Il a précisé que sa milice avait pris position aux abords de Jableh.

Plusieurs semaines après les massacres, les forces de sécurité syriennes continuaient de patrouiller l'autoroute Lattaquié-Jableh. C'est cette même route qu'ont empruntée des centaines de combattants progouvernementaux pendant les tueries. REUTERS/Stringer

Alors que les massacres d'Alaouites se déroulaient, le porte-parole du ministère de la Défense, Abdel-Ghani, déclarait publiquement que l'opération sur la côte suivait son cours comme prévu, avec pour objectif de maintenir le contrôle de la région et de «resserrer l'étau sur les derniers éléments d'officiers et les vestiges du régime déchu», selon l'agence officielle SANA.

En coulisses, Abdel-Ghani dirigeait le groupe Telegram regroupant chefs de milices et commandants militaires, qui coordonnaient la réponse du gouvernement face au soulèvement pro-Assad, selon une douzaine de messages texte et audio échangés entre lui et un haut commandant d'une autre faction.

Deux sources ont confirmé que le pseudonyme utilisé sur Telegram appartenait bien à Abdel-Ghani, et qu'Abu Ahd était son nom de guerre. Reuters l'a contacté directement via ce pseudonyme sur Telegram. Il a déclaré avoir été interrogé par la commission chargée d'enquêter sur les tueries, mais a refusé de faire d'autres commentaires.

Les messages faisaient référence aux emplacements et aux mouvements des forces, notamment un message envoyé par Abdel-Ghani depuis le pont menant au village d'Al-Mukhtareyah, où des massacres étaient en cours.

Nanar Hawach, analyste senior à l'International Crisis Group, a estimé que ces massacres avaient érodé la légitimité du nouveau gouvernement aux yeux des Syriens, en particulier des minorités.

«Le déploiement d'unités connues pour leur hostilité envers des communautés qu'elles considèrent comme adverses, et déjà responsables d'exactions, a produit des résultats prévisibles», a déclaré Hawach. «Elles ont failli à leur devoir fondamental de protection

Symbole du contrôle fragile exercé par le gouvernement sur ses propres forces, les factions nouvellement intégrées se sont parfois affrontées dans les rues des villages, selon des témoins présents dans trois endroits différents, qui ont tous rapporté avoir vu une faction tenter de protéger des civils hébétés contre des hommes en uniforme cherchant à les tuer.

7 MARS

578 morts, 26 localités

L'autoroute M4 relie l'intérieur des terres à la mer Méditerranée. La M1 longe la côte vers le sud, avant de bifurquer vers l'est, près du Liban.

Les massacres, qui ont commencé avant l'aube du 7 mars, ont essentiellement suivi ces deux axes. La plupart des localités touchées étaient des communautés agricoles, avec des vergers d'agrumes lourds de citrons et d'oranges en mars, et des champs de légumes poussant abondamment toute l'année sous le climat méditerranéen.

Al-Mukhtareyah, le premier village après la sortie de l'autoroute M4 reliant Idlib à Lattaquié, a été attaqué vers 6 heures du matin.

Des groupes d'hommes, dont beaucoup portaient l'uniforme du GSS, ont défoncé les portes pour faire sortir les hommes, forçant certains à ramper et en traînant d'autres, ont déclaré huit témoins à Reuters. Les tirs ont duré environ une heure. À la fin, 157 personnes avaient été tuées — soit près d'un quart de la population du village — selon une liste dressée par un responsable communautaire et vérifiée par Reuters auprès de plusieurs survivants.

Parmi les victimes figuraient 28 membres de la famille Abdullah, 14 de la famille Darwish et 11 de la famille al-Juhni, selon des listes établies par les survivants et les responsables locaux.

«Les balles pleuvaient sur nous, ma sœur. On ne savait pas où aller, ni comment fuir», a raconté une femme ayant perdu son père et ses frères.

Une autre femme, qui a perdu 17 membres de sa famille, a partagé une capture d'écran d'une vidéo authentifiée par Reuters. Elle a désigné un tas de corps sur l'image et dit : «C'est ma famille.»

Elle a tracé une flèche à l'écran vers un homme vêtu d'une veste pâle et l'a envoyée à Reuters. «C'est mon mari.»

Une femme qui a perdu 17 proches a reconnu son mari décédé dans une vidéo mise en ligne. Elle a partagé cette capture d'écran avec Reuters, indiquant son corps au centre. Capture d'écran via Telegram

Le village était presque entièrement désert quelques jours après le massacre, ont rapporté les habitants. Faute de bras pour les récolter, les oranges pourrissaient sur les arbres.

Les villages les plus touchés étaient ceux dont les habitants appartenaient à une sous-branche des Alaouites appelée al-Klazyia, selon Ali Mulhem, fondateur du Syrian Civil Peace Group, une organisation qui documente les abus et joue un rôle de médiation dans les conflits. La famille Assad faisait partie des Alaouites al-Klazyia, tout comme de nombreux hauts responsables des services de sécurité du dictateur, ont précisé Mulhem et un notable de la communauté alaouite.

Parmi les localités associées à cette sous-secte figurait Sonobar, une communauté agricole d'environ 15 000 habitants, dont les maisons sont disséminées entre des champs de légumes.

La force d'élite de HTS, appelée Unité 400, s'est installée à Sonobar en décembre, promettant que la ville resterait paisible sous la nouvelle direction, ont confié trois villageois à Reuters. Ils ont décrit une vie tendue, mais supportable.

Tôt le matin du 7 mars, les hommes de l'Unité 400, accompagnés de centaines de renforts, se sont rassemblés et ont commencé à tuer. Au total, selon dix-sept témoins, neuf factions distinctes ont participé à l'attaque.

Un jeune homme a déclaré avoir vu les combattants de l'Unité 400 ouvrir le feu dès leur entrée dans sa maison. Onze membres de sa famille ont été tués. Il n'a survécu qu'en se cachant dans un garde-manger à l'étage.

Une autre faction impliquée dans l'attaque était la brigade Sultan Suleiman Shah, selon des survivants qui ont reconnu ses insignes. Cette brigade s'est fait connaître comme milice soutenue par la Turquie pendant la guerre civile, et elle fait l'objet de sanctions américaines depuis 2023, accusée par le département du Trésor des États-Unis de «harcèlement, enlèvements et autres abus». Al-Jassim a déclaré à Reuters que ces accusations étaient «des inventions» et a décrit ses hommes comme «très disciplinés».

Samira Khadour montre une photo de son mari, tué avec leurs fils adultes à Jableh. Pendant trois jours, elle est restée auprès des corps jusqu'à ce qu'il soit possible de les enterrer en sécurité. REUTERS/Stringer

Les porte-parole du GSS et du ministère de la Défense, qui supervise l'Unité 400, n'ont pas répondu aux questions concernant ces attaques. La Turquie, sollicitée pour commenter le rôle de la brigade Sultan Suleiman Shah et d'autres milices soutenues par Ankara dans ces tueries, n'a pas répondu non plus. Le gouvernement turc ne s'est pas exprimé publiquement sur les sanctions imposées par l'Union européenne à ces milices en mai.

Dans une vidéo selfie tournée à Sonobar, un combattant en uniforme montre des corps et déclare : «Suleiman Shah a vaincu les vestiges de l'ancien régime. Dieu est grand, loué soit Dieu

La caméra balaie ensuite la scène, montrant onze hommes non armés en civil, gisant morts sur l'un des sols les plus fertiles de Syrie, désormais imprégné de sang. Parmi les victimes figurent un réparateur de motos, deux étudiants, deux agriculteurs et un policier ayant bénéficié d'une amnistie, selon leurs proches qui les ont identifiés nommément.

Al-Jassim, commandant de la brigade Sultan Suleiman Shah, a nié toute responsabilité de ses hommes dans les massacres survenus dans les villages où ils sont intervenus.

«En tant que commandant d'une unité militaire, je sais que tout ordre doit être exécuté dans son intégralité», a-t-il déclaré à Reuters. «Les ordres sont appliqués à la lettre, ni plus, ni moins

En avril, la milice — rebaptisée depuis 62e division de l'armée syrienne — a affirmé que l'homme ayant filmé la vidéo n'avait aucun lien avec la brigade Sultan Suleiman Shah et l'a accusé de s'être fait passer pour un combattant «dans le but de ternir la réputation de la division et de déformer son bilan». Reuters n'a pas pu confirmer de manière indépendante l'identité ou l'affiliation de cet homme.

Un autre groupe s'est présenté comme étant des combattants de la milice Jaysh al-Islam.

Le responsable des médias de Jaysh al-Islam a publié sur Facebook des photos de combattants se dirigeant vers la côte le 7 mars. Il a également diffusé une copie d'un document d'amnistie qu'il affirme avoir trouvé sur le corps d'un policier de l'ère Assad, indiquant que ce dernier avait rompu l'engagement signé de ne pas reprendre les armes contre le nouveau gouvernement.

«Il n'y a ni sécurité ni stabilité dans notre pays, sauf en les purgeant», a écrit Hamza Berqidar, le responsable des médias. La publication a reçu 160 mentions «J'aime».

Capture d'écran d'une publication Facebook de Hamza Berqidar, responsable des médias de Jaysh al-Islam. Il affirme que le document a été trouvé sur le corps d'un policier pro-Assad et qu'il prouve que les Alaouites ayant bénéficié d'une amnistie ont trahi leur engagement de ne pas reprendre les armes contre le nouveau gouvernement. La famille du défunt a déclaré qu'il n'avait jamais fait partie de l'insurrection et que les combattants l'avaient traîné hors de chez lui avec six membres de sa famille, avant de tous les tuer.

Une femme de Sonobar a déclaré à Reuters que les combattants avaient réquisitionné son salon.

«Savez-vous qui nous sommes ?», lui a demandé l'un d'eux. Elle a répondu : «Vous êtes l'armée !»

«Non», lui ont-ils rétorqué. «Nous sommes les djihadistes de Jaysh al-Islam. Nous sommes venus vous enseigner l'islam

Le responsable des médias, Berqidar, et Jaysh al-Islam n'ont pas répondu aux demandes de commentaires concernant les violences.

Au total, 236 habitants de Sonobar ont été tués, selon des listes consultées par Reuters et recoupées avec plusieurs résidents. Il s'agissait principalement de jeunes hommes âgés de 16 à 40 ans. Parmi les blessés figurait une femme enceinte, qui a fait une fausse couche, mais a survécu à ses blessures par balles.

Une jeune mère a raconté que son mari se trouvait chez un voisin lorsque sa porte a été défoncée. Des hommes armés sont montés à l'étage et ont commencé à tout saccager en le cherchant.

Le groupe est parti et a été remplacé par une autre faction, a-t-elle poursuivi. Puis une troisième est arrivée, dont le chef a pris ses enfants dans ses bras et leur a promis qu'il ne leur serait fait aucun mal. Une quatrième faction a ensuite ouvert le feu sur la maison. Une cinquième, composée de combattants portant des bandeaux verts, est arrivée avec un traducteur. Ils ne parlaient pas arabe. Elle n'a pas reconnu leur langue.

«Trois combattants sont venus et ont braqué leurs fusils sur ma tête», a-t-elle déclaré. Ils lui ont dit : «Vous êtes des porcs alaouites. Vous méritez ce qui vous arrive. Si vous pleurez, vous serez abattue, et votre cadavre sera jeté sur les autres

Durant tout ce temps, a-t-elle expliqué, elle tentait désespérément de joindre son mari.

Après le coucher du soleil, elle s'est risquée à sortir. Elle l'a trouvé étendu au sol, tué d'une balle dans les yeux et une autre dans le cœur.

Des témoins ont déclaré que les combattants avaient volé de la nourriture pour rompre le jeûne du ramadan, faisant la fête dehors pendant que des femmes terrifiées les observaient à travers les fenêtres.

Une photo prise à Sonobar, authentifiée par deux survivants alaouites de la ville, montrait un message griffonné sur le mur d'une maison  : »Vous étiez une minorité, vous êtes désormais une rareté.»

8 MARS

828 morts, 10 localités

Le premier groupe d'hommes armés arrivé samedi dans la ville d'Al-Rusafa comptait une douzaine d'individus. Il était un peu plus de 10 heures du matin. Certains portaient des treillis noirs et des baskets.

Les habitants étaient bloqués chez eux depuis la veille, lorsqu'un convoi gouvernemental d'environ 50 véhicules, dont un char, avait encerclé le village, coupé l'électricité et commencé à tirer — parfois sur des personnes, parfois au hasard.

Ce samedi, ce nouveau groupe de combattants semblait mécontent lorsqu'il a jeté un coup d'œil à l'intérieur de la maison de la famille Saad.

«Ils ont ordonné aux garçons de s'allonger par terre, ce qu'ils ont fait. Ils les ont traînés dehors», a raconté Ghada Ali. Elle a regardé, impuissante, alors qu'ils piétinaient le corps allongé de Saleh, son plus jeune fils, âgé de 17 ans.

«Ils leur ont ordonné d'aboyer comme des chiens tout en les filmant», a-t-elle dit. Un peu plus tard, ils ont renvoyé Saleh à sa mère. Puis l'un des combattants lui a demandé pourquoi elle pleurait encore. «Je veux mes enfants», a-t-elle répondu.

«Nous vous en avons rendu un», lui ont-ils rétorqué. Quant à son fils aîné, Suleiman Rashid, 25 ans, ils ont dit qu'il reviendrait peut-être bientôt.

À la place, son père, Rashid Saad, a reçu un appel téléphonique : «Nous l'avons tué et lui avons arraché le cœur», ont-ils dit. «Venez chercher votre fils avant que les chiens ne le dévorent.»

Saad et son frère — qui ont perdu quatre fils ce jour-là — ont attrapé des couvertures et appelé Saleh à l'aide. Ils ont ramené les cinq corps à la maison, et les femmes les ont enterrés dans le jardin, a indiqué Saad.

Le chef de la communauté a affirmé que les assaillants s'étaient identifiés comme appartenant aux factions Hamza, Sultan Suleiman Shah et Jaysh al-Ezza. Les représentants de Hamza et de Jaysh al-Ezza ont refusé de commenter les violences commises dans la ville. Al-Jassim, pour sa part, a nié que ses hommes aient jamais été présents à Al-Rusafa.

Selon des listes consultées par Reuters, 60 Alaouites ont été tués à Al-Rusafa. La plus jeune victime était âgée de 4 ans.

Des images extraites d'une vidéo authentifiée par Reuters montrent des cadavres gisant sur une route d'Al-Rusafa. À droite, le corps recouvert d'Ali, 21 ans. Sa sœur a déclaré à Reuters qu'il avait montré son document d'amnistie du gouvernement aux combattants avant d'être arraché à son lit. Il a été abattu d'une balle dans la tête, et ses yeux ont été crevés, a-t-elle ajouté. Captures d'écran via Telegram

Comme à Sonobar, les survivants ont affirmé que les assaillants avaient laissé un message sur les murs : »Des hommes sunnites sont passés par ici. Nous sommes venus verser votre sang.»

Plus près de la côte, les habitants de Qurfays étaient en état de désespoir. La ville, ainsi que le sanctuaire à dôme blanc qui en constitue le centre, porte le nom d'Ahmed Qurfays, une figure religieuse alaouite vénérée.

Selon deux survivants et une personne ayant de la famille sur place, des forces de la brigade Othman, ainsi que de l'unité 400, avaient établi des positions dans le village après la chute d'Assad.

Le vendredi, alors que la nouvelle des massacres se répandait dans la région, les villageois ont choisi quatre notables respectés pour tenter une médiation avec les combattants de la brigade Othman.

Ils se sont réunis en demi-cercle sur le balcon d'une ferme, à l'extérieur de Qurfays, et les villageois ont essayé de convaincre les combattants que la ville n'abritait aucun partisan d'Assad et qu'il n'était pas nécessaire qu'ils restent pour se battre. «Ils ont insisté pour rester, car ils ont dit qu'un plan était déjà en place», a déclaré une personne au fait des négociations. Au loin, le bruit des armes automatiques et des canons antiaériens résonnait.

Les combattants et les médiateurs quittèrent la ferme et retournèrent au village. Pendant qu'ils discutaient, une demi-douzaine d'hommes avaient été abattus, et leurs corps jonchaient la cour et les marches du sanctuaire, selon deux témoins.

Le ministère de la Défense, qui supervise directement la brigade Othman et l'unité 400, n'a pas répondu aux demandes de commentaires concernant les tueries à Al-Rusafa et à Qurfays.

«Aucun de ces hommes n'était armé, et aucun n'appartenait à l'ancienne armée. L'un d'eux souffrait de troubles mentaux», a déclaré l'un des témoins.

Environ cinquante fidèles ont été passés à tabac à l'intérieur du sanctuaire, a raconté l'autre témoin, lui-même blessé.

Ils avaient néanmoins eu le sentiment, un instant, d'avoir peut-être échappé au carnage dont ils avaient entendu parler ailleurs. Mais le samedi matin, ont-ils raconté, ils ont compris qu'ils s'étaient trompés.

Un nouveau convoi de 80 véhicules est arrivé. Un coup de feu a été tiré en l'air, puis, comme s'ils attendaient un signal, les miliciens ont ouvert le feu. En tout, 23 personnes ont été tuées en deux jours, selon des photos des victimes partagées avec Reuters.

Les pillages ont continué alors que Qurfays était en deuil, a déclaré le témoin battu dans le sanctuaire. Il a précisé que son frère avait été tué.

Un membre de l'unité 400 lui aurait dit que pleurer était interdit, et que le village devait s'estimer heureux d'avoir simplement le droit d'enterrer ses morts.

«Je ne pouvais pas pleurer», a confié l'homme. «Je n'en avais pas le courage.»

9 MARS

74 morts, 4 localités

Dimanche, les tueries effrénées commençaient à s'atténuer.

Il était temps d'enterrer les morts — avec crainte, et souvent en secret.

Pendant plus de 48 heures, des femmes alaouites en deuil ont veillé les corps de leurs pères, frères, maris et enfants. Nombre de familles n'ont découvert l'ampleur du carnage qu'en sortant dans des rues empestant la mort, ou en tentant d'éloigner les chiens qui déchiquetaient les cadavres.

À Baniyas, près de l'endroit où l'attaque pro-Assad contre le poste de contrôle avait déclenché les représailles meurtrières, il y avait 253 corps à enterrer, selon les listes de victimes communiquées à Reuters.

Dans la ville de Jableh, le bilan s'élevait à 77 Alaouites, d'après 30 membres de leurs familles. La ville avait été prise pour cible par l'unité 400 et la Brigade Othman, ainsi que par Sultan Suleiman Shah, Hamza et le Parti islamique du Turkestan — composé d'Ouïghours et d'autres combattants étrangers — selon six témoins et un responsable de la sécurité à Jableh.

Une maison détruite à Jableh, avec des graffitis sur les murs disant : «Vive la Syrie, libre et fière». Beaucoup d'Alaouites ont décrit le vandalisme systématique de leurs maisons. REUTERS/Stringer

Une station-service détruite à Jableh. Sur le pilier, une inscription verte : «Non à la sédition». Dans une discussion sur Telegram animée par un haut responsable du ministère de la Défense, des abus contre des civils et des biens ont été signalés. REUTERS/Stringer

Le commandant Suleiman Shah, Al-Jassim, a déclaré que ses hommes étaient entrés à Jableh puis en étaient ressortis car ils avaient constaté «de nombreuses violations» et ne voulaient pas être tenus pour responsables de meurtres qu'ils n'avaient pas commis. Les représentants des autres forces n'ont pas répondu aux questions.

La discussion sur Telegram a révélé que le porte-parole du ministère de la Défense, Abdel-Ghani, avait été informé des «violations» à Jableh. Sa réponse, dans la conversation : «Que Dieu vous récompense.»

De nombreux survivants, notamment à Baniyas, ont raconté que des voisins sunnites les avaient aidés à fuir ou avaient tenté de les protéger.

À Jableh, un voisin sunnite est intervenu pour aider à évacuer le mari de Rasha Ghoson, grièvement blessé, malgré l'opposition de deux agents des services de sécurité généraux. Grâce à ce voisin, une ambulance a accepté de transporter le mari de Mme Ghoson jusqu'à Lattaquié, mais les médecins n'ont pas pu le ranimer.

Debout à côté du corps, dans une morgue bondée, Mme Ghoson a déclaré qu'un agent du GSS chargé des registres de décès avait refusé de lui remettre un document sous prétexte que son mari était alaouite.

«Il a dit : «Mécréant !»«, se souvient-elle. Ses jambes et ses mains tremblaient tandis qu'elle racontait l'épreuve.

Comme pour la plupart des victimes du massacre, il n'existe toujours aucun certificat de décès pour le mari de Mme Ghoson.

Les conséquences

De nombreux villages et quartiers alaouites dans les régions de Lattaquié, Tartous et Hama se sont vidés après les attaques. Leurs habitants se sont réfugiés par milliers dans une base russe voisine, de peur de nouveaux massacres.

Les Alaouites restent pris pour cible à ce jour. Entre le 10 mai et le 4 juin, 20 Alaouites ont été abattus dans les régions de Lattaquié et Hama, selon l'Observatoire syrien des droits de l'homme. Les auteurs de ces crimes n'ont pas été identifiés.

Les autorités ont indiqué à l'ONU que des dizaines de suspects avaient été arrêtés, selon Paulo Sérgio Pinheiro, président de la commission d'enquête sur la Syrie des Nations unies, dans son rapport au Conseil des droits de l'homme, le 27 juin.

Cependant, personne n'a été inculpé pour les meurtres d'Alaouites survenus en mars.

Le gouvernement n'a toujours pas communiqué le nombre total de morts, et l'ONU estime que son propre bilan de 111 morts est en deçà de la réalité.

Un homme prie sur la tombe d'une famille alaouite, à la base aérienne de Hmeimim, à Lattaquié. Avec tant de corps à enterrer et si peu de temps, des fosses communes creusées par les communautés alaouites ont rapidement fleuri dans le paysage après les massacres. REUTERS/Stringer

Tentes à la base aérienne de Hmeimim, où de nombreux Alaouites ont trouvé refuge pour échapper aux massacres. La base est devenue un sanctuaire pour des milliers de personnes. REUTERS/Stringer

Un membre des forces de sécurité syriennes à la base aérienne de Hmeimim. Durant les massacres, des témoins désemparés ont déclaré que certains soldats du gouvernement qui tentaient de protéger les civils ont été confrontés à des hommes en uniforme venus les tuer. REUTERS/Stringer

En décembre, trois mois avant les massacres sur la côte, le président al-Sharaa avait procédé à une série de promotions dans le but d'unifier l'armée. Parmi les promus figuraient le chef de Jaysh al-Islam, ainsi que le leader de Sultan Suleiman Shah, al-Jassim, qui a été élevé au rang de général de brigade, avec le commandement d'une unité officielle de l'armée syrienne.

Le chef de l'unité 400, Aboul Khair Taftanaz, a été promu général de brigade en décembre, puis à nouveau en juin, et occupe désormais le grade de général, selon les annonces du ministère de la Défense. Il a pris la responsabilité des régions de Lattaquié et Tartous, selon l'un des combattants de l'unité 400.

Sayf Boulad Abu Bakr, chef de la division Hamza soutenue par la Turquie, a été promu général de brigade après les tueries, selon son compte Twitter. Le Parti islamique du Turkestan, une milice composée d'un important contingent étranger, dont les combattants ont également été identifiés par Reuters comme ayant mené de nombreuses attaques, a été pleinement intégré à l'armée en mai. Son chef figurait parmi les personnes promues en décembre.

Le 30 mai, le ministère de la Défense a publié un Code de conduite interdisant les abus contre les civils, la discrimination et les abus de pouvoir. Le ministère n'a fait aucun commentaire sur les promotions ni sur les liens présumés entre les unités des commandants et les tueries.

Le ciblage délibéré de civils constitue un crime au regard du droit international humanitaire, et les officiers qui ne parviennent pas à prévenir ou à sanctionner de telles attaques sont considérés comme responsables en vertu du principe de la responsabilité du commandement.

Le village d'Arza reste un sombre rappel du cycle de vengeance que le gouvernement n'a toujours pas brisé. Arza avait été utilisé par Assad comme base pour attaquer les communautés rebelles, notamment le village voisin de Khattab en 2013. Et peu de clans étaient plus farouchement pro-Assad que les al-Suleiman. Ils représentaient un quart des 90 membres de la milice pro-Assad d'Arza, tristement célèbre pour avoir attaqué Khattab il y a plus de dix ans afin d'arrêter des rebelles.

Le 7 mars, des hommes de Khattab ont lancé un assaut contre Arza, tuant 23 personnes, dont des membres du clan al-Suleiman, et provoquant la fuite des 1 200 habitants restants, selon quatre anciens résidents et deux vidéos authentifiées par Reuters.

Les quatre témoins ont déclaré à Reuters que les hommes de Khattab avaient amené les victimes sur la place principale du village et demandé à leur chef, Abu Jaber al-Khattabi : «Qu'en pensez-vous, Cheikh ?» Selon eux, s'il répondait «Allahu Akbar» - ce qu'il faisait dans presque tous les cas - la victime était exécutée.

«Ce sont tous des criminels», a déclaré al-Khattabi à Reuters. «C'est comme une justice divine suprême. De la même manière que vous nous avez rendus sans abri, vous le serez aussi ; et comme vous nous avez tués, vous serez tués.»

Interrogé sur son rôle dans les morts de ce jour-là, il a reconnu s'être trouvé à Arza, tout en niant avoir donné l'ordre de tuer.

Les assaillants se sont ensuite emparés des maisons abandonnées. «Arza n'existe plus», a déclaré al-Khattabi. Sur Facebook, il a publié une photo du nouveau panneau du village : «New Khattab».

Comptage des morts

Une enquête menée par Reuters a reconstitué le déroulement des massacres d'Alaouites syriens survenus du 7 au 9 mars le long de la côte méditerranéenne du pays, identifiant une chaîne de commandement reliant directement les assaillants aux hommes qui servent aujourd'hui aux côtés des nouveaux dirigeants à Damas.

L'enquête a établi que 1 479 Alaouites syriens ont été tués et que des dizaines d'autres sont portés disparus sur 40 sites distincts où des meurtres par vengeance, des pillages et des saccages ont été perpétrés contre cette minorité religieuse longtemps associée au régime Assad.

Reuters a comptabilisé les morts en recueillant des listes locales de noms de victimes, dont beaucoup manuscrites, auprès des responsables communautaires et des familles des victimes. Les villageois ont également rassemblé des photos et des informations personnelles sur les victimes. Pour chaque liste, rédigée en arabe, Reuters a recoupé les noms avec des militants présents dans les villages concernés, administrant des pages Facebook ou vivant en diaspora avec des proches dans les zones attaquées.

Al-Mukhtareyah : Une heure de tuerie, 157 morts

Des annotations figurant sur les listes de décès d'Al-Mukhtareyah révèlent l'identité de certaines des 157 victimes du village. Au total, près d'un quart de la population a été exterminé. Certaines familles ont perdu quasiment tous leurs hommes adultes, dont les corps criblés de balles étaient généralement abandonnés dans les rues, à charge pour les proches de les récupérer et de les enterrer dans des fosses communes.

Pour chaque site de massacre, Reuters a également recueilli des photos des victimes, ainsi que des images et les emplacements de fosses communes.

Le 11 mars, l'ONU a indiqué avoir recensé 111 morts, tout en reconnaissant que ce chiffre était sous-estimé. Elle n'a pas mis à jour son bilan depuis.

Le dernier décompte du Réseau syrien pour les droits de l'homme, un groupe de surveillance indépendant, fait état de 1 662 morts. Parmi eux, 1 217 ont été tués par les forces gouvernementales et des groupes armés, tandis que 445 ont été tués par des combattants pro-Assad, selon l'organisation. De ces 445 personnes, le SNHR estime qu'environ la moitié étaient des civils et l'autre moitié des membres des forces gouvernementales. Le réseau n'a pas précisé comment il avait identifié les auteurs des meurtres. Reuters n'a pas pu vérifier le bilan du SNHR concernant les Alaouites tués par des partisans d'Assad ni celui concernant les forces gouvernementales.

Le 17 mars, l'Observatoire syrien des droits de l'homme, une autre organisation de la société civile, a déclaré avoir comptabilisé 1 557 morts civils, sans expliquer comment ce chiffre avait été établi. Il a également recensé 273 morts parmi les forces gouvernementales et 259 parmi les miliciens alaouites affiliés aux forces pro-Assad.

Le président al-Sharaa a quant à lui déclaré que 200 membres des forces gouvernementales avaient été tués. Le gouvernement n'a pas publié de bilan concernant les civils alaouites.

Les factions derrière les meurtres

Le 29 janvier, Ahmed al-Sharaa et plus d'une douzaine de commandants issus de factions armées ayant uni leurs forces pour renverser Bachar al-Assad se sont réunis au palais présidentiel de Damas, affichant une unité nouvelle entre des hommes qui s'étaient presque autant battus entre eux qu'ils avaient combattu Assad.

Al-Sharaa a été nommé président. Il a abrogé la Constitution et dissous l'armée ainsi que l'appareil sécuritaire de l'ancien gouvernement Assad.

«Le soleil d'une nouvelle Syrie se lève», a-t-il déclaré.

Chaque commandant s'est vu attribuer une division de l'armée et un grade, et tous se sont engagés à intégrer leurs factions dans la nouvelle armée syrienne. En théorie, al-Sharaa a dissous sa propre milice, anciennement connue sous le nom de Hayat Tahrir al-Sham (HTS), qui était auparavant la branche syrienne d'Al-Qaïda, connue sous le nom de Front al-Nosra.

Un soulèvement pro-Assad début mars, dans les régions côtières de la Syrie, a constitué le premier test de cette unité fragile.

Quelques heures après le début de l'insurrection, le nouveau gouvernement a appelé des renforts pour écraser la rébellion menée par les vestiges du régime Assad, appelés en arabe les «fuloul». Des dizaines de milliers de véhicules, de combattants et d'armes ont afflué vers la côte.

Le ministère de la Défense a divisé le littoral en secteurs, chacun placé sous l'autorité d'un haut responsable chargé de coordonner les mouvements et les positions, selon trois sources sécuritaires, dont Mohammed al-Jassim, commandant de la brigade Sultan Suleiman Shah, également connue sous le nom d'Amshat.

Cinq grands groupes ont participé aux massacres perpétrés dans des villes et quartiers alaouites, dont beaucoup ont été attaqués par plusieurs factions sur une période de trois jours :

Unités de HTS

Cela inclut l'unité 400, la Brigade Othman, et son principal organe de maintien de l'ordre, le Service général de sécurité (GSS). Reuters a identifié leur implication sur au moins dix sites, où près de 900 personnes ont été tuées.

Avant la chute d'Assad, le GSS constituait le bras principal de HTS en matière de maintien de l'ordre dans la province d'Idlib, sous son contrôle. Il fait aujourd'hui partie du ministère syrien de l'Intérieur.

En 2020, l'ONU a qualifié de «profondément préoccupants» les rapports faisant état d'exécutions et de sévices perpétrés par les autorités de maintien de l'ordre de HTS. Human Rights Watch a documenté comment HTS, alors connu sous le nom de Front al-Nosra, avait exécuté sommairement 149 Alaouites à Lattaquié en 2013.

L'unité 400 est mentionnée dans quelques publications en ligne, aucune d'elles n'émanant de comptes officiels du gouvernement syrien. Plusieurs de ces publications, datées du début décembre et rédigées dans des termes identiques, indiquent que des combattants de l'unité 400 ont été déployés dans l'ouest de la Syrie. Ces publications présentent l'unité comme «l'une des plus puissantes» de Hayat Tahrir al-Sham, ayant reçu «un entraînement de haut niveau» et équipée «des armes les plus modernes».

Selon plusieurs témoins et un membre de l'unité, celle-ci a été transférée dans les régions côtières après la chute d'Assad. Une source au sein du renseignement étranger a affirmé que l'unité avait établi son quartier général dans l'ancienne académie navale syrienne et qu'elle ne répondait qu'aux plus hauts échelons du ministère de la Défense.

Milices soutenues par la Turquie

Au cours de la dernière décennie, la Turquie a mené des incursions militaires en Syrie et soutenu des groupes rebelles pour lutter à la fois contre Assad et contre les forces kurdes qu'elle considère comme une menace.

Ces factions faisaient partie de l'Armée nationale syrienne (ANS), la deuxième plus grande coalition de l'opposition en Syrie. D'après Human Rights Watch et d'autres ONG, les factions de l'ANS se sont rendues coupables d'enlèvements, de violences sexuelles et de pillages généralisés.

Parmi les groupes soutenus par la Turquie durant la guerre civile figuraient la Brigade Sultan Suleiman Shah et la division Hamza.

Dans le cadre des massacres visant les Alaouites, Reuters a établi que ces deux groupes ont été impliqués sur au moins huit sites distincts, où près de 700 personnes ont été tuées.

Sur sa page Facebook, un milicien affilié à la brigade Sultan Suleiman Shah a publié : «Éteignez les caméras. Tuez tous les hommes. Leur sang est aussi sale que celui des porcs.»

Factions sunnites

Il s'agit notamment des forces rebelles anti-Assad Jaysh al-Islam, Jaysh al-Ahrar et Jaysh al-Izza. Reuters a constaté leur présence sur au moins quatre sites où près de 350 personnes ont été tuées.

En 2013, Jaysh al-Islam avait capturé un certain nombre d'hommes et de femmes alaouites et les avait enfermés dans de grandes cages métalliques pour les utiliser comme boucliers humains contre les frappes aériennes syriennes et russes à Damas. Le groupe est également accusé par des organisations de défense des droits humains d'être responsable de la disparition de militants de premier plan pendant la révolution.

Combattants étrangers

Cela inclut le Parti islamique du Turkestan (TIP), des Ouzbeks, des Tchétchènes, [des Ouïghours] ainsi que certains combattants arabes, présents sur six sites où Reuters a recensé près de 500 morts.

Civils sunnites armés L'amertume confessionnelle, alimentée par des années de guerre civile et les abus commis par Assad, a poussé des civils à attaquer les villages et quartiers alaouites voisins — une minorité liée à la famille Assad. Reuters a découvert que les deux principaux sites de ces meurtres vengeurs étaient le village d'Arza et la ville de Baniyas, où 300 personnes ont été tuées au total.

source :  Reuters via  Le blog d'Alain Marshal

Traduction et notes entre crochets Alain Marshal

 reseauinternational.net