By Thomas Fazi, le 13 juillet 2025
Les deux conflits déterminants du siècle - l'Ukraine et la Palestine - marquent la désintégration politique de l'UE : il ne lui reste plus qu'à inventer une menace russe imaginaire pour se donner une nouvelle raison d'être.
Article de la journaliste et autrice Benedetta Sabene, initialement publié en italien sur son Substack.
Les deux crises internationales majeures qui ont marqué à jamais cette décennie, voire ce siècle - la guerre en Ukraine et le massacre en cours à Gaza - ont révélé toute l'inconsistance de la politique européenne. Dépourvue de toute autonomie décisionnelle, l'UE n'est plus qu'une annexe de la politique étrangère américaine.
Malgré une certaine indifférence collective à l'égard de la guerre en Ukraine - un événement qui a pourtant métamorphosé en experts en géopolitique la plupart d'entre nous, mais dont l'intérêt du public s'est depuis émoussé -, il est impossible d'analyser ce qui se passe à Gaza sans tenir compte de l'Ukraine. Qualifier d'"incompétence" la gestion des deux crises par les dirigeants européens serait une analyse trop simpliste, car le traitement différencié entre l'Ukraine et la Palestine n'est pas qu'une erreur méthodologique ou une question morale. C'est une stratégie parfaitement cohérente, qui s'inscrit dans la structure des relations internationales et la division du monde en blocs militaires et sphères d'influence.
L'invasion de l'Ukraine par la Russie en février 2022 a incité l'Union européenne à déployer un activisme humanitaire sans précédent. Sanctions contre Moscou, milliards d'euros d'aide militaire et humanitaire à Kiev, accueil inconditionnel des réfugiés, censure de tous les médias russes sous prétexte de "lutte contre la propagande" (tout en renforçant simultanément la machine de propagande de Kiev durant des mois), etc. J'ai personnellement démystifié des dizaines de rapports manifestement faux dans la presse italienne, de simples copier-coller de The Kyiv Independent et autres médias ukrainiens se livrant à une propagande de guerre incessante, et une mobilisation diplomatique et médiatique sans précédent en faveur du gouvernement ukrainien.
Ce même gouvernement ukrainien, sous la présidence de Petro Porochenko, a commis de nombreux crimes de guerre, comme le bombardement d'infrastructures civiles dans le Donbass ou le déploiement de bataillons paramilitaires extrémistes qui, selon les observateurs internationaux, se sont rendus coupables d'atrocités effroyables sur dissidents et civils. Sans parler de la catastrophe humanitaire provoquée par le conflit avec les séparatistes de l'est, contre lesquels Kiev a opté pour une approche "radicale" qui a fait plus d'un million de déplacés à l'intérieur du pays et des milliers de morts parmi les civils. À l'époque, l'Union européenne était bien moins encline à défendre les civils ukrainiens bombardés par Porochenko dans l'est, tout comme elle se montre aujourd'hui incapable d'exprimer la moindre solidarité envers les Palestiniens massacrés par dizaines de milliers et piégés dans une bande de terre sans issue. En effet, ce n'est pas la couleur des cheveux ou des yeux des victimes qui importe - les habitants du Donbass étaient blonds aux yeux bleus, tout comme à Kiev -, mais leur appartenance à une faction. Cela dit, le racisme, l'islamophobie et la russophobie ont été et restent des éléments essentiels du discours et de la perception publique des deux conflits.
En février 2022, Ursula von der Leyen a condamné les crimes du gouvernement russe contre les civils ukrainiens, les violations du droit international et les attaques contre les infrastructures énergétiques. Des mesures ont été prises pour défendre Kiev contre Poutine, surnommé le "boucher", et toutes les épithètes possibles et imaginables lui ont été attribuées ces derniers mois.
Souvenez-vous ! À l'époque, on parlait de la "renaissance européenne", d'une nouvelle ère où le monde démocratique, enfin uni et déterminé, ferait barrage à l'autoritarisme et à la violence des "hordes russes". Les valeurs européennes des droits de l'homme et de la légalité internationale, fièrement revendiquées par les pays de l'UE, étaient invoquées en tous lieux et sont devenues les fondements du discours officiel, repris en chœur par tous les médias.
Dans un premier temps, cela a fonctionné. Lorsque j'ai commencé à travailler dans le domaine de la communication publique, d'abord sur Instagram, puis en tant que journaliste et essayiste, pour tenter d'expliquer les racines profondes du conflit entre la Russie et l'Ukraine (que je suivais bien avant 2022, contrairement à la plupart des experts de pacotille) le climat était si tendu que j'ai reçu des centaines, voire des milliers d'insultes, de menaces de mort, de viol et toutes sortes d'attaques publiques et privées. Certains m'ont même accusée d'être directement payée par Poutine, d'autres de colporter la propagande russe, d'autres encore d'être complice de l'envahisseur et d'avoir du sang sur les mains. L'hystérie collective était si inquiétante que j'ai souvent eu peur de m'exprimer. Mais pire encore, cette vague de haine et de rage a disparu du débat public aussi vite qu'elle était apparue. Voilà pourquoi il est crucial, aujourd'hui, de mettre les choses en perspective.
Si la réactivité de l'Europe face à l'agression russe prouve que la volonté politique existe, elle ne se manifeste que lorsqu'elle correspond aux intérêts stratégiques des États-Unis. Les actions de Bruxelles et des gouvernements européens ne sont guidées que très rarement par des considérations véritablement humanitaires : ce qui compte, c'est ce qui sert la stratégie américaine. Isoler la Russie, briser l'axe Moscou-Berlin pour réduire son influence en Europe, rompre le partenariat énergétique russo-allemand (et donc russo-européen), affaiblir l'Allemagne en tant que moteur économique de l'Europe pour saper son autonomie politique, empêcher la Russie de devenir une puissance eurasienne et la cantonner à l'Asie : voilà les véritables motivations des États-Unis et de l'Europe.
Depuis octobre 2023, date à laquelle Gaza a été soumise à une offensive militaire dévastatrice ayant fait des dizaines, voire des centaines de milliers de morts (en grande majorité des femmes et des enfants), des millions de déplacés, détruit des hôpitaux, provoqué une famine et causé la destruction systématique des infrastructures civiles, l'Union européenne n'a pas condamné fermement Israël. Bien que ce massacre ait été dénoncé dès le début comme un « génocide plausible » par des dizaines de juristes, de rapporteurs de l'ONU et même par la Cour internationale de justice, l'UE n'a jamais adopté de position tranchée. Pire encore, elle n'a pris aucune mesure concrète. Parmi les actions les plus notables de l'UE au cours des deux dernières années, on peut citer :
- le refus d'appeler au cessez-le-feu immédiat au début du conflit, se contentant de rabâcher le mantra du droit d'Israël à se défendre
- la suspension du financement de l'UNRWA sur la base d'allégations non vérifiées, alors que la population de Gaza était déjà au bord d'une crise alimentaire catastrophique.
- le soutien explicite à Israël de nombreux États membres, en particulier l'Allemagne
- la répression interne des manifestations pro-palestiniennes, souvent qualifiées d'"antisémites", alors qu'elles ne font qu'appeler au respect des droits humains et du droit international.
Le conflit ukrainien a ainsi disparu de l'actualité et du discours public, car le traitement différencié est si flagrant que même ceux qui ignorent tout de la politique internationale sentent immédiatement que quelque chose ne va pas. Ce "quelque chose", c'est qu'Israël est un allié stratégique des États-Unis (et donc de l'Union européenne, qui n'a aucune autonomie réelle en matière de politique étrangère), et que les États-Unis sont prêts à tout, y compris à bombarder l'Iran et à sanctionner des responsables de l'ONU, pour le défendre.
L'exemple le plus récent en est Francesca Albanese, avocate et universitaire italienne, qui occupe le poste de rapporteure spéciale des Nations unies sur les droits de l'homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 2022. Dans le cadre de sa fonction, elle a publié des rapports détaillés sur l'illégalité de l'occupation israélienne, les politiques d'apartheid et les violations du droit humanitaire durant l'offensive sur Gaza. Elle est ainsi devenue l'une des voix les plus influentes dans le débat public sur le sort des Palestiniens de la bande de Gaza grâce à son travail monumental d'information et de dénonciation.
Son engagement est rigoureux et conforme au mandat de l'ONU. Elle est pourtant devenue la cible d'une campagne de dénigrement féroce, tant sur le plan personnel que politique, et a été sanctionnée par Israël et les États-Unis. Les accusations (vous vous en doutez) sont l'antisémitisme, la partialité et la propagande. Mais en fin de compte, le seul véritable "crime" de Francesca Albanese est d'appliquer le droit international à tous, y compris aux alliés des États-Unis.
Comme l'a souligné le journaliste Paolo Mossetti, le président italien Sergio Mattarella n'a pas hésité à manifester sa solidarité envers l'ancien rédacteur en chef de Repubblica, Molinari, lorsqu'il a été hué par des étudiants, et a rapidement appelé Giorgia Meloni après qu'un internaute anonyme a insulté sa fille Ginevra sur X. En revanche, lorsqu'une citoyenne italienne est sanctionnée et diffamée par une campagne publicitaire Google financée par le gouvernement israélien simplement pour avoir rempli son mandat à l'ONU, aucune institution italienne n'a jugé bon de lui manifester son soutien.
L'Europe se montre d'une part totalement incohérente, avec pour effet d'accroître la méfiance et le scepticisme de l'opinion publique à l'égard des politiques de l'UE depuis le début du massacre à Gaza. D'autre part, elle tente aujourd'hui de restaurer sa légitimité politique via la guerre et la création d'un ennemi commun autour duquel se rallier, à savoir la Russie. Une invasion russe de l'Europe est désormais présentée comme hautement probable et quasi imminente, justifiant "l'urgence" de l'augmentation des dépenses militaires à 5 % du PIB, alors que les médias européens décrivent simultanément l'armée russe comme enlisée en Ukraine depuis plus de trois ans, combattant à coups de pelles et peinant à progresser de quelques kilomètres.
La crise de l'Union européenne n'est pas seulement politique, elle est existentielle. En l'absence d'un projet politique fédérateur et face à ses incohérences flagrantes aux yeux des citoyens européens, seule la menace extérieure semble pouvoir réaffirmer la légitimité politique. Le soutien à l'Ukraine, bien que légitime en termes de solidarité internationale, a ainsi été instrumentalisé non pour défendre des principes juridiques fondamentaux, mais pour repositionner l'UE en tant qu'acteur international pertinent, même si son action se limite pour l'instant au domaine militaire.
La guerre en Ukraine a accéléré une transformation déjà en cours, à savoir la résurgence des blocs militaires comme structure principale de l'organisation géopolitique. D'un côté, l'expansion et le renforcement de l'OTAN ; de l'autre, l'émergence d'alliances alternatives entre la Russie, la Chine, l'Iran et d'autres acteurs du "Sud global". Cette logique marque une rupture définitive avec l'illusion de l'après-guerre froide selon laquelle le droit international finirait par supplanter la force. Nous assistons désormais à un retour brutal à un monde bipolaire dont les conséquences sont visibles en Ukraine comme en Palestine.
L'Union européenne, pourtant en mesure de se poser en troisième pôle autonome, stabilisateur et médiateur entre les États-Unis et la Russie (ainsi qu'en Méditerranée avec la Palestine), a préféré se rallier sans réserve au bloc atlantique. Il en résulte une soumission diplomatique et militaire apparemment irréversible.
Or, c'est précisément parce que le monde se regroupe autour d'une logique militaire qu'il est plus urgent que jamais de défendre, de redéfinir et de promouvoir le rôle du droit international en tant que fondement commun. Une Europe renonçant à cette mission se trahit non seulement elle-même, mais contribue également à déstabiliser des régions entières, à déclencher de nouveaux conflits et à maintenir un état de guerre perpétuelle.
En bref, l'Europe est morte à Gaza. Et ce ne sont ni le militarisme ni le réarmement qui la sauveront, pas plus qu'ils ne sauveront les Ukrainiens ou les Palestiniens.
Traduit par Spirit of Free Speech