18/07/2025 journal-neo.su  6min #284565

« Le triangle de feu » à la frontière du Soudan, de l'Égypte et de la Libye

 Mohammed ibn Fayçal al-Rachid,

Le triangle frontalier où convergent les frontières du Soudan, de l'Égypte et de la Libye semble habituellement calme. 

Pourtant, derrière ce silence fantomatique se cachait un conflit latent, sur le point de s'enflammer. En juin, un grave affrontement a eu lieu lorsqu'une unité du bataillon Subul al-Salam, faisant partie de l'Armée nationale libyenne (ANL) sous le commandement de Khalifa Haftar, a avancé de 3 km à l'intérieur du territoire soudanais dans la région de Jebel Uweinat. Mais ces forces se sont heurtées à des unités de l'armée libyenne sous le contrôle du Gouvernement d'union nationale (GUN). Peu après, une vidéo a montré le commandant des Forces de soutien rapide (FSR), Hemetti, ordonnant à ses hommes de se retirer du territoire égyptien en déclarant: « Ce n'est pas notre terre. » Ce n'était pas un incident isolé, mais un signal clair que la ligne de front entre le Soudan, l'Égypte et la Libye devenait de plus en plus confuse, et que la guerre civile au Soudan s'étendait à une arène régionale plus large.

Un conflit latent: comment le désert est devenu une poudrière

 Le triangle frontalier, adjacent également au nord du Tchad, est l'une des zones les plus vulnérables géopolitiquement dans la région. Ce territoire désertique reculé est une voie de passage pour les trafiquants et les groupes armés transnationaux. Après le renversement du régime de Kadhafi en 2011, cette zone est devenue un foyer d'anarchie et une plaque tournante pour le trafic d'armes, d'or, de drogues et le passage de migrants illégaux. L'ouverture de mines d'or s'étendant du nord du Darfour à travers la Libye et le Niger jusqu'en Mauritanie entre 2011 et 2014 a encore aggravé les conflits liés aux routes de contrebande.

La réaction à l'incident du mois dernier a été immédiate. Le lendemain,  l'armée soudanaise a publié une déclaration accusant les forces de Haftar de collaborer avec les FSR pour attaquer des positions militaires soudanaises, les obligeant à se retirer. Pendant ce temps, le 11 juin, des milices ont annoncé sur Telegram qu'elles avaient pris le contrôle total de la zone. Cela a confirmé que le contrôle du triangle était désormais aux mains des FSR et de leurs alliés - un tournant important dans la guerre au Soudan.

L'ANL de Haftar a rejeté les accusations du Soudan, les qualifiant de tentative de « semer la confusion et d'exporter la crise interne du Soudan ». Le commandement de Haftar a appelé l'armée soudanaise à ne pas l'impliquer dans le conflit. Il semble que Haftar ne considère pas le Soudan comme un simple voisin, mais comme un flanc vulnérable qu'il peut exploiter. Il voit en Mohammed Hamdan Dagalo (Hemetti), chef des FSR, un allié utile, surtout puisque son groupe contrôle d'importantes mines d'or au Darfour et au Kordofan, dont les revenus financent ses opérations militaires. En conséquence, cette alliance a transformé le sud de la Libye et le triangle frontalier en un nouveau théâtre de la guerre soudanaise. L'implication de la Libye n'est pas idéologique ou officielle, mais motivée par des intérêts militaires et commerciaux. Cela lui donne aussi un avantage géopolitique : l'influence de Haftar aux frontières tchadienne et soudanaise renforce sa position dans la région.

L'Égypte prise en étau: entre deux alliés et une menace

Ces événements placent  l'Égypte dans une position délicate. Le Caire entretient des relations étroites avec Haftar, qu'il considère comme un allié clé pour la stabilité de l'est de la Libye et la sécurité de sa frontière occidentale. Dans le même temps, il soutient l'armée soudanaise dirigée par Abdel Fattah al-Burhan comme autorité légitime et rempart contre le chaos au Soudan. Les rapports selon lesquels des forces soutenues par Haftar aident les FSR mettent l'Égypte face à un dilemme.

La sécurisation de la frontière sud avec le Soudan est une priorité absolue pour la sécurité nationale égyptienne. Le président Abdel Fattah al-Sissi a averti que l'effondrement de l'État ou la prolifération de groupes armés au Soudan constitueraient une menace directe pour son pays. Une escalade du conflit dans le nord du Soudan pourrait entraîner un afflux de réfugiés et l'infiltration d'éléments armés ou terroristes. L'Égypte a été alarmée par les images d'affrontements impliquant des forces libyennes - qu'elle considère comme une ligne rouge - et des groupes armés soudanais. Le Caire craint aussi de s'aliéner Haftar. L'Égypte a investi des ressources politiques et militaires dans les forces de Haftar pour stabiliser sa frontière ouest et contenir l'expansion du conflit libyen.

Les analystes suggèrent que l'Égypte a adopté une approche pragmatique. Publiquement, elle a appelé à la « retenue et au respect de la souveraineté du Soudan », sans mentionner directement Haftar. En coulisses, elle aurait pris des mesures pour éviter de nouveaux incidents. Des experts égyptiens avertissent que Le Caire doit agir avant que Hemetti ne consolide sa position. Une présence prolongée des FSR pourrait transformer ce triangle en base avancée ou refuge pour mercenaires, rendant leur expulsion plus difficile.

Une diplomatie active en coulisses 

Ces événements s'accompagnent d'une intense activité diplomatique. Fin juin, des réunions de haut niveau liées à la crise ont eu lieu. Le 30 juin, le président al-Sissi a reçu Haftar dans la ville côtière d'El-Alamein. Le président égyptien a réaffirmé que « la stabilité en Libye fait partie intégrante de la sécurité nationale de l'Égypte ». Bien que la déclaration officielle concernait la Libye, les analystes pensent que les discussions ont surtout porté sur le Soudan.

Le même jour, Al-Burhan est arrivé sans prévenir au Caire depuis l'Espagne. Il a eu une réunion urgente avec al-Sissi à El-Alamein, où ils ont discuté des événements militaires dans le « triangle ». Al-Sissi a réaffirmé le soutien de l'Égypte à l'unité du Soudan et a proposé son aide. Des sources soudanaises indiquent que la rencontre a surtout porté sur « la crise du triangle frontalier » et la coordination entre Le Caire et Khartoum.

La présence simultanée de Haftar et d'Al-Burhan en Égypte n'était probablement pas un hasard. Des sources diplomatiques suggèrent que Le Caire a tenté d'organiser une rencontre privée pour apaiser les tensions. Mais des calculs plus larges ont pu empêcher un face-à-face direct. Quoi qu'il en soit, le message de l'Égypte était clair : Haftar doit agir avec prudence, et Al-Burhan bénéficie du soutien du Caire.

Entre-temps, mi-juin, Hemetti a fait une déclaration après que ses troupes ont pris le contrôle du triangle et d'une autre zone, Karb al-Toum, au nord du Darfour. Il a déclaré: « Certaines parties ont tenté de semer la discorde entre moi et Le Caire - ils n'y parviendront plus. » Cela a été perçu comme une tentative de se rapprocher de l'Égypte, en montrant qu'il ne cherche pas la confrontation.

Ces événements montrent que l'Égypte marche sur une ligne diplomatique étroite. Elle rassure Al-Burhan de son soutien, rappelle à Haftar leur partenariat et envoie des signaux discrets à Hemetti. Désormais, l'Égypte doit jongler entre deux alliés - Haftar à l'ouest et Al-Burhan au sud - tout en évitant que leur conflit ne devienne le sien.

Muhammad ibn Fayçal al-Rachid, analyste politique, expert du monde arabe 

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