21/06/2009  26min #28521

A propos de l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne

Quelques rudiments d'une science des relations entre les Etats

Il n'est pas possible de comprendre les apories politiques et stratégiques auxquelles se heurte l'entrée de la Turquie en Europe si l'on ne les rattache au renforcement de l'empire militaire américain qui en résulterait, puisque Washington verrait quatre-vingts millions de nouveaux sujets européens se placer sous le joug de l'OTAN . Mais l'examen de l'extension de ce corset de fer n'est lui-même heuristique qu'à la lumière d'une science des relations machiavéliennes entre les Etats, ce qui exige une politologie enracinée dans une anthropologie critique.

Le lecteur sait que la radiographie des démocraties et des despotismes reconduit à la question centrale de l'éthique de l'histoire et que la fausse cotte de mailles de l'OTAN nous rappelle que les retrouvailles de l'Europe avec sa souveraineté passe par la résurrection d'une véritable science du politique.

1 - Pour une science des relations entre les Etats
2 - Les nations sont des personnages
3 - Les nations à l'engraissement
4 - Le titanesque de la candeur idéologique
5 - Les lignes de force de l'avenir
6 - De l'inégalité entre les Etats
7 - Aux sources politiques du fétichisme
8 - Charbonnier est maître chez soi
9 - Un débat truqué
10 - Peut-on former des majorités pensantes ?
11 - Comment hisser les voiles?
12 - Le génie éthique des peuples

1 - Pour une science des relations entre les Etats

La victoire de 1945 aura entraîné le Vieux Monde dans un siècle entier d'angélisme diplomatique. Le triomphe mondial d'une mystique de la Liberté a conduit au dernier en date des enterrements manqués de Machiavel. Du coup, un débat public de plus en plus contrefait sur l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne se révèle un extraordinaire révélateur d'une politologie encore privée de toute connaissance rationnelle des Etats. Interdite hier par les interprétations théologiques de l'histoire, elle l'est aujourd'hui par le messianisme démocratique.

Les Etats nourrissent fatalement des ambitions qui leur appartiennent en propre et dont leurs dirigeants ne sont jamais que des figures d'une envergure variable. Aussi une géopolitique privée de radiographie des personnages mentaux qu'on appelle des peuples et que leur tempérament autorise à jouer des rôles proportionnés à leur taille sur la scène du monde ressemble à un romancier qui ignorerait l'identité, les attributs et le champ d'action des personnages qu'il met en scène.

ll suffira donc de prendre acte des carences spectaculaires dont souffre la réflexion théorique sur l'élargissement sans fin et irréfléchi du Vieux Continent pour diagnostiquer la sous-information dramatique qui paralyse une science faussement évangélique des relations entre les nations, tellement le premier adossement de toute géopolitique sérieuse est nécessairement l'observation de la psychophysiologie qui commande les empires et même les pays d'une étendue moyenne.

2 - Les nations sont des personnages

Le véritable homme d'Etat voit les nations en tant qu'acteurs en chair et en os. Cette capacité est rarissime. Le Général de Gaulle la possédait à un degré shakespearien. On lui reproche d'avoir qualifié Israël "d'Etat sûr de lui et dominateur". C'est reprocher à Balzac de radiographier les classes sociales au titre d' êtres vivants et d'une complexion distincte de celle des individus qui les composent, c'est reprocher à Rabelais de scanner les "papimanes" et les "carême-prenant" au titre d'acteurs collectifs du christianisme romain de son temps, c'est reprocher à Proust de filmer des salons au titre de héros d'une psychobiologie sur les planches du théâtre qu'on appelle une société.

A l'image des héros conceptualisés, donc abstraits que les grands écrivains mettent en scène, les peuples ne sont visibles qu'à certaines conditions. On ne les voit dotés d'une tête, de bras et de jambes qu'à l'instant où ils débarquent en tant que personnages en mouvement dans l'arène du monde. Pour cela, il leur faut un chef capable de paraître non seulement les incarner, mais les symboliser, donc les doter d'une personnalité semi mythique. Saint Louis, Louis XIV, Napoléon n'incarnent et ne symbolisent pas la France sur le même registre qu'Albert Lebrun ou Vincent Auriol . Quand un peuple ne dispose pas d'une pointure nationale susceptible de le mettre physiquement en scène, il n'existe que virtuellement et, en quelque sorte, à titre grammatical dans les dictionnaires ou localisable sur une carte de géographie.

Le passage des nations de leur existence potentielle à leur existence historique est une étrangeté de l'animal politique, mais non une énigme insoluble, une singularité, mais non un mystère insoluble, parce que l'humanité obéit à son tour au modèle d'existence propre aux personnages littéraires: un enfant auquel on n'apprend pas à parler perd la faculté d'accéder au langage, donc à l'existence sociale, une nation à laquelle on n'apprend pas à parler dans le temps de Clio quitte la scène. C'est pourquoi la science de l'identité psychophysiologique des peuples est une discipline dont la géopolitique actuelle ignore jusqu'aux rudiments.

3 - Les nations à l'engraissement

Quand une nation est tenue à l'écart du champ de courses, elle se met à l'engraissement. Le Japon, l'Allemagne et l'Europe entière d'aujourd'hui s'engloutissent depuis 1945 loin de l'empire de la mémoire historique et deviennent non seulement aphasiques, mais bientôt amnésiques. Combien de temps un peuple conserve-t-il son identité mémorieuse à s'enfermer dans un musée commémoratif et à seulement remplir son gousset à l'écart du temps des nations vivantes et respirantes? La Chine s'est réveillée après un sommeil de plusieurs siècles. Mais pour cela, il fallait qu'elle eût conservé ses poumons, à savoir l'immensité de son territoire et la masse de sa population. Un peuple qui prend du ventre et qui perd sa cage théoracique ne dévale jamais plus dans l'arène de l'Histoire. La Grèce, la Suède, l'Autriche n'ont plus de destin de gladiateurs, le Danemark ne se relèvera pas de sa défaite devant Bismarck, l'Espagne a si bien compris sa relégation sur son propre territoire à la suite de sa défaite navale de 1898 devant les Etats-Unis qu'elle a changé le braquet de sa littérature et donné naissance à la "génération de 1898" dans les Lettres, l'Angleterre n'a plus le choix que de se diluer dans le Continent des mangeurs de grenouilles ou de servir de quartier maître ou d'eunuque en titre à l'empire américain, la France est à la croisée des chemins entre le rôle de majordome de Washington et sa lancée vers la Chine, la Russie, l'Inde et l'Amérique du Sud. Et pourtant, le commerce demeure le levain inaugural de la grandeur politique, parce qu'il sert de fourrier à l'accroissement de la masse de la population. La Phénicie, Carthage, le monde hellénique, l'empire romain n'ont bondi dans le temps de l'histoire que pour avoir suffisamment rempli leur escarcelle - ensuite, les armes prennent le relais des marchands et font toutes seules les pactoles.

Quand une nation est devenue un acteur de l'histoire réelle, son Etat se change en un poignard acéré; mais ses dirigeants n'agissent jamais qu'à se mettre à l'écoute du tempérament un instant refoulé d'un peuple. La France de Napoléon retrouve la furie des Gaulois de la bataille de l'Allia, l'Espagne des conquistadors lance les guerriers de Numance et de Sagonte à l'assaut de la planète, l'Allemagne de Hitler se réconcilie avec Wotan, la Suisse de Guillaume Tell scelle alliance avec les Helvètes et Israël avec les guerriers de 70 après Jésus-Christ. Michelet disait : "La France est une personne" et Corneille : "Bon sang ne peut mentir".

Ces prolégomènes succincts étaient nécessaires à la pesée de l'infirmité théorique d'une politologie privée de l'assise d'une anthropologie critique et dont le débat actuel sur l'entrée de la Turquie en Europe facilite le diagnostic.

4 - Le titanesque de la candeur idéologique

Toutes les têtes pensantes de l'empire américain et tous les Présidents des Etats-Unis qui se sont succédé depuis Jimmy Carter ont évidemment compris que l'entrée de la Turquie en Europe signerait l'acte de décès de l'aventure politique d'un Vieux Continent ambitieux de se remettre en selle à l'échelle de la planète. De plus, l'octroi du ticket d'entrée dans l'Union européenne de tel ou tel Etat du Vieux Continent a toujours été subordonné à l'acquiescement préalable de l'étranger, donc à sa mise sous le joug de l'OTAN. Ce statut du Vieux Monde est devenu institutionnel, donc perpétuel. Comme la Turquie se trouve d'ores et déjà placée sous le commandement direct du Pentagone même en temps de paix, les Etats-Unis n'ont même plus à faire valoir cette condition de sa vassalisation au sein de l'Union européenne, de sorte que l'extension militaire de l'empire des Etats-Unis bénéficierait d'un seul coup de la surassurance de l'afflux de quatre-vingts millions de nouveaux sujets.

La première pesée de la tétraplégie dont la géopolitique contemporaine est frappée n'est donc autre que celle de sa chute dans le titanesque de la candeur. Mais si la tétanisation de la raison européenne en a fait un enfant de chœur, comment expliquer que la naïveté de toute sa classe politique puisse conduire une vieille civilisation jusqu'à s'imaginer que l'empire américain travaillerait évangéliquement à l'accroissement continu de la puissance de ses rivaux potentiels, sinon en raison de l'incapacité sidérante des hommes d'Etat actuels d'observer les nations comme des personnages en chair en os et leurs dirigeants comme des pilotes voués à travailler d'arrache-pied à leur grandeur, mais inégalement doués pour incarner et symboliser leur destin sur la scène internationale?

Car il se trouve que cette décérébration générale se manifeste jusque chez les nationalistes gaullistes les plus chevronnés. M. Jacques Chirac, par exemple, s'indignait de ce que M. Bush préconisât l'entrée de la Turquie en Europe, mais il s'en irritait seulement pour le motif que le Président des Etats-Unis avait le toupet de se mêler de ce qui ne regardait pas son ménage. "Pourquoi la Turquie n'entrerait-elle pas en Europe ? Qu'on me dise enfin les raisons pour lesquelles on lui refuserait ce qu'elle demande?" s'exclamait-il.

Evidemment, si l'on ne voit pas les Etats comme des personnages dotés de volonté et d'ambitions indépendantes des figurants qui mettent leurs effigies en mouvement sur la scène du monde, si l'on ignore donc la nature même de la politique et de l'histoire, on n'a aucune chance de jamais conquérir un regard d'homme d'Etat sur les acteurs autonomes qu'on appelle des peuples agissants.

Il en résulte que la question présente deux volets distincts. Le premier requiert l'examen des raisons de l'empire américain de tenir l'entrée de la Turquie en Europe pour conforme à ses intérêts stratégiques, donc nécessairement dommageables à l'ambition opposée de l'Europe de retrouver son hégémonie mondiale d'autrefois, ou à défaut, d'emprunter du moins un chemin de nature à lui redonner une place décisive dans le monde de demain. Le second volet requiert la pesée de la pertinence de l'analyse que l'Amérique fait de ses intérêts d'empire en expansion depuis deux siècles, afin de trouver éventuellement le défaut de la cuirasse et de s'assurer qu'il ne commet pas d'erreurs à son propre détriment et sans le savoir. C'est cela, la politique; et rien, hors de cela, ne ressortit réellement au génie de la politique.

5 - Les lignes de force de l'avenir

Mais pour sortir des rêveries d'enfant d'une géopolitique d'argumenteurs apostoliques de la démocratie, il faut une science de l'orientation générale de la planète de demain, ce qui exige une anthropologie critique en mesure d'expliciter la logique interne qui commandera l'histoire du XXIe siècle et de sa sotériologie de la "Liberté". Seule cette logique-là permettra de traiter objectivement la question du destin de la Turquie et de le situer dans une problématique appelée à enserrer l'avenir réel d'une planète à cheval entre le sacré et le rationnel.

Or, il crève les yeux que l'empire américain ne pourra soutenir indéfiniment l'immensité des dépenses militaires qu'entraîne l'entretien de mille quatre cents bases militaires sur les cinq continents ; il crève les yeux que la crise du capitalisme mondial fera apparaître la faiblesse encore cachée d'un dollar qui a besoin de la confiance aveugle du monde entier en une autorité devenue toute fiduciaire et que n'enfante plus qu'une foi fondée sur l'impression de billets aussi privés d'assises dans l'industrie et le commerce que les billets de caisse que l'Eglise du Moyen Age tirait sur le paradis; il crève les yeux que l'ascension de la Chine, de la Russie, de l'Inde, de l'Amérique du Sud et même de l'Afrique constituera un puissant appui de l'euro, du rouble, du yen, du Yuan.

A l'opposé, il est non moins évident que l'entrée de la Turquie en Europe confirmerait non seulement l'arrimage branlant de notre continent à un occidentalisme militairement aux mains de plus en plus affaiblies des Etats-Unis, mais rendrait l'Europe irrémédiablement flottante, puisque le guidage d'une civilisation en attente de sa dislocation politique et culturelle est un acteur du monde non radiographié; il est évident, de surcroît, que la puissance de l'OTAN, qui n'est que le bras armé du Pentagone, se trouverait renforcée par la capacité accrue dont jouirait l'empire américain de semer la discorde dans une Europe semi musulmane; car de même que l'Angleterre a longtemps su jouer de la rivalité entre l'Allemagne et la France pour diviser le Vieux Continent, l'empire américain jouerait tantôt la carte de la Turquie d'Allah, tantôt celle de la Turquie occidentalisée, pour ne rien dire des possibilités immenses offertes à sa diplomatie de favoriser sur les rives de la Méditerranée l'islam traditionnaliste des chiites face à l'islam en voie de laïcisation des sunnites.

6 - De l'inégalité entre les Etats

La photographie a changé les mises en scène anciennes de la domestication d'un Etat démocratique par un autre Etat démocratique. Elle se caractérise aujourd'hui par l'affichage en chair et en os des dirigeants du vassal en livrée aux côtés de son maître. L'étalage d'une apparence d'égalité entre deux nations a pour fonction de sauvegarder l'autorité de l'asservi sur son propre territoire. L'apparat télévisuel n'a donc rien de fictif, parce que la dépendance même du subordonné devient le gage de sa légitimité non seulement aux yeux de sa propre population, mais aux yeux du monde entier. Sous la IVe République, un Président du Conseil qui, sitôt investi par l'Assemblée nationale, ne se serait pas précipité à Washington toutes affaires cessantes aurait perdu son crédit dans le pays, parce qu'il se serait effectivement privé de l'aura mythique devenue indispensable à sa légitimation constitutionnelle. La servitude rend verbales les lois des nations en tenue de valets. C'est avec ces protocoles de la démission que le Général de Gaulle avait rompu en 1958.

Aujourd'hui, M. Nicolas Sarkozy tente de souligner son rang et la pointure de la France sur la scène internationale par la diffusion d'images filmiques de sa présence corporelle aux côtés du Président des Etats-Unis d'Amérique. Mais cette théâtralisation spectaculaire de l'inégalité effective entre des Etats démocratiques réputés régis entre eux par les principes de 1789 montre également le chemin de l'initiation des citoyens à une éthique de leur souveraineté qui passera par leurs retrouvailles avec leur fierté.

A ce titre, le spectacle du Président de la République française reçu par un souverain étranger sur le sol de la France le 6 juin 2009 - le cimetière de Colleville est une parcelle de la Gaule dont un pays étranger est devenu le propriétaire et qu'il a annexé à son propre territoire - ce spectacle, dis-je, est un électrochoc de nature à miniaturiser d'une manière saisissante aux yeux des peuples européens l'évidence que toute politique digne de ce nom repose nécessairement sur une éthique de l'indépendance nationale et que cette éthique-là ne peut naître d'un suffrage universel qui ne porte jamais au pouvoir que des classes dirigeantes achetées d'avance et avariées par la séduction qu'un Etat étranger exerce sur leur esprit.

7 - Aux sources politiques du fétichisme

Quelle est l'origine religieuse et psychobiologique confondues de cette séduction ? Réponse : le fétichisme que la démocratie française a hérité de l'esprit sacralisateur de la civilisation latine. Dans les pays anglo-saxons, le moule protestant interdit de totémiser des rituels, serait-ce celui d'une élection au suffrage universel. Ce n'est pas le vote populaire qui intronise un Président des Etats-Unis dans une manière de temple de l'histoire, parce que le monde n'est pas placé sous le sceptre auguste de la démocratie par le décompte minutieux des voix, mais à l'essai et à l'épreuve du temps d'ici-bas, qui seul vérifie la pertinence du coup de dés qu'on appelle "le choix du peuple": on teste immédiatement la validité hasardeuse des élections au spectacle de la compétence ou de l'incompétence du nouveau Président, et si la nation s'est trompée de candidat, on jette tout de suite le produit blet qu'on aura acheté par mégarde ou par erreur, parce qu'il n'y a pas d'infaillibilité d'origine religieuse, donc de fétichisation d'une procédure de magiciens de la démocratie.

J'ai demandé à un politologue américain de mes amis, le célèbre docteur Pragmaticus, de m'expliquer la répulsion viscérale qu'éprouve M. Barack Obama pour la personne de M. Nicolas Sarkozy. "Dans le monde entier, m'a-t-il répondu, les chefs d'Etat se présentent sur la scène du monde avec un personnage invisible debout dans leur dos, qu'ils appellent leur pays. C'est pourquoi, le 6 juin 2009, on a entendu M. Obama, le prince Charles, M. Brown et M. Harper chanter l'hymne de leur nation sous les couleurs de leur drapeau. Pourquoi M. Nicolas Sarkozy n'a-t-il pas chanté la Marseillaise sous l'étendard de la France? Parce qu'il ne s'identifie pas à la France. S'il avait chanté, il aurait paru jouer un rôle d'emprunt. Il dirige seulement une entreprise de soixante cinq millions d'employés. C'est pourquoi M. Obama ne considère pas que la Gaule soit représentée par le seul effet d'un rite démocratique.

" Mais vous autres, Européens, vous croyez encore que les rites engendrent les contenus de ce qu'ils symbolisent. Il suffit qu'une assemblée de vieux cardinaux élise l'un des leurs à la papauté pour que vous colliez l'étiquette de successeur légitime de Saint Pierre sur la poitrine d'un vénérable vieillard et pour que vous le croyiez inspiré par le Saint Esprit. Pourquoi ses paroles en deviennent-elles automatiquement crédibles ? Parce que l'un de ses prédécesseurs s'est tout soudainement auto-proclamé infaillible en 1870. Rien de tel aux yeux de M. Obama, parce que notre théologie court vers l'absurdité opposée de l'accouchement mécanique de la vérité religieuse: alors que vous faites descendre la grâce du ciel sur la terre à grand renfort de cierges, de parfums, de ciboires et de gesticulations de vos prêtres devant vos autels, Calvin nous a inventé une manière de théologie prétendument expérimentale, de sorte que le succès et la prospérité des croyants sur cette terre sont le signe et la preuve indubitables de leur élection par notre Jupiter. Tel est le sens de la formule par laquelle M. Barack Obama achève tous ses discours : "Que Dieu vous bénisse". Mais, par un choc en retour, votre loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat a privé votre classe dirigeante de toute connaissance rationnelle des armes mythologiques dont les théologies usent depuis les origines, alors que de part et d'autre de l'Atlantique, les trois quarts des décisions des dirigeants démocratiques leur sont dictées par l'inconscient politique qui pilote leur religion."

J'ai ensuite demandé à mon illustre interlocuteur ce qui invalide le rituel démocratique français aux yeux de M. Barack Obama. "En Amérique, m'a-t-il répondu, un Président qui se serait précipité dans un restaurant de luxe afin d'y fêter sa victoire ou qui se serait prélassé sur le yacht d'un ami milliardaire ou qui aurait volé un stylo aux yeux de tout le monde à un chef d'Etat étranger ou qui userait d'un langage de charretier ou qui poserait la main sur le derrière de sa femme en public ferait aussitôt l'objet de la procédure en révocation que nous appelons l'impeachement. Chez vous, la désacralisation du suffrage universel par le canal du suffrage universel lui-même emprunte un détour plus subtil, plus aristocratique et plus amusant, celui du réveil de l'esprit moliéresque, voltairien ou cartésien de votre nation. Quelle fête de l'esprit que la France rieuse d'aujourd'hui!"

8 - Charbonnier est maître chez soi

Mais comment un continent subordonné à un autre depuis un demi siècle peut-il seulement se donner la volonté de recouvrer son indépendance? Il y faut quelques têtes décidées à prendre appui sur la dignité innée des peuples européens, ce qui, encore une fois, exige la capacité évoquée ci-dessus de connaître les nations en tant que personnages - donc de les avoir dans les tripes, si je puis dire, comme Flaubert disait "Madame Bovary, c'est moi", ou Cervantès, "Don Quichotte, c'est moi". Mais quoi de plus évident, aux yeux du bon sens du paysan allemand, italien, espagnol ou même polonais que la démonstration de ce que tout propriétaire dont le champ se trouve hérissé de forteresses étrangères a perdu la jouissance de sa terre et ne saurait s'armer d'une politique et d'une diplomatie autres que verbifiques dès lors qu'il n'est plus maître chez lui . Faut-il donc regretter que la France ait recouvré la possession de son territoire depuis quarante six ans si le charbonnier redevenu maître chez soi ne se mettra pas en peine d'armer son voisin contre le seigneur de l'endroit ? Que l'Europe soit occupée par quelque quatre cents bases américaines qui y demeurent implantées vingt ans après la chute du mur de Berlin est un spectacle lointain et irréel aux yeux des Français. Et puis, comment hâter le mûrissement politique du reste de l'Europe si, loin de bénéficier de l'avance immense que la France avait prise sur ce point, elle anéantit elle-même un demi siècle de sa propre diplomatie à se placer nominalement sous les ordres d'un général américain et à quémander quelques hochets d'un "commandement" militaire aussi onirique que le royaume du Toboso ?

9 - Un débat truqué

Qu'on considère seulement le débat entre M. Michel Rocard et Alain Juppé paru dans le Figaro du 3 juin 2009. L'ex premier Ministre socialiste s'y contente de rappeler que la règle de l'unanimité a été imposée à l'Union européenne par l'Angleterre, ce qui a fait du traité de Maastricht l'échafaud de l'Europe politique. Mais il en conclut qu'il faut aller au bout de ce désastre et renoncer à l'Europe politique pour toujours, donc accepter son américanisation définitive au profit d'une zone de libre-échange privée à jamais d'ossature politique. Quant à M. Alain Juppé, il relève l'impossibilité économique de digérer l'entrée de quatre vingt millions de Turcs en Europe, mais également la perte définitive de l'identité politique de l'Europe au profit de l'Amérique.

Les deux interlocuteurs s'accordent donc discrètement sur le poids décisif de l'impérialisme démocratique américain ; mais ni l'un, ni l'autre ne prennent le taureau par les cornes, ni l'un, ni l'autre n'évoquent l'existence de l'OTAN vingt ans après la chute du mur de Berlin, ni l'un, ni l'autre n'enfoncent le clou, à savoir le ridicule de seulement parler de politique avec deux cents bases militaires de l'OTAN installées en Allemagne et cent trente sept en Italie, pour ne rien dire du port de Naples, qui se trouve purement et simplement annexé au territoire américain. Dans ce contexte, il devrait paraître stupéfiant que la politologie européenne se prive de toute réflexion de sens rassis sur les raisons réelles des efforts constants et répétés de l'empire américain de soutenir une adhésion dissolvante de toute identité politique et militaire proprement européenne.

Il faut se rendre à l'évidence : la cécité politique des démocraties défie l'entendement pour que M. Barack Obama ait pu s'étonner avec une candeur désarmante et publiquement de ce que la Turquie n'entre pas en Europe, dès lors, dit-il, qu'elle se trouve d'ores et déjà dans l'OTAN. Mais il évite les rencontres officielles à Paris et à Berlin, afin de marginaliser d'avance l'Europe au profit d'Ankara, puisque le pôle du monde se déplace irrésistiblement vers la Chine, la Russie et l'Islam, de sorte que Washington s'installe dès aujourd'hui en interlocuteur exclusif de ce trio.

Mais si, soixante cinq ans après leur débarquement de 1944, les Etats-Unis peuvent aligner une Europe d'hommes liges à Colleville, on imagine aisément le paltoquet diplomatique que deviendrait un Vieux Continent dans lequel la Turquie jouerait, aux côtés de l'Angleterre, comme il est dit plus haut, le rôle d'un second cheval de Troie. Il suffira au Président des Etats-Unis de s'afficher aux côtés des successeurs de M. Erdogan pour changer le Vieux Monde en bouée flottante sur l'océan de la géopolitique; et l'on ne voit pas la France et l'Allemagne s'engager sur le front d'une lutte d'influence contre un empire ottoman requinqué au cœur même des séquelles de la civilisation gréco-romaine sur une plage de Normandie. En revanche, si la Turquie prenait l'initiative de quitter l'OTAN, elle deviendrait le leader de l'Europe à lui montrer le chemin de sa souveraineté au spectacle même de sa honte.

10 - Peut-on former des majorités pensantes ?

Mais comment changer une Europe multilingue et multiconfessionnelle en un acteur unifié et énergique de la planète ? Certes, depuis XVIIIe siècle, le moteur cérébral des sciences humaines est une anthropologie de plus en plus en mesure d'observer de l'extérieur et d'un oeil critique le cerveau biphasé et manchot d'une espèce livrée aux personnages imaginaires qui se promènent dans sa tête. Le drame le plus abyssal n'est donc pas exclusivement l'inaptitude viscérale des démocraties à former des chefs d'Etat performants -

 - Barack Obama en Egypte: Je serai assassiné, 1er juin 2009

 - A propos du discours prononcé par le "vrai" Barack Obama le 4 juin 2009, 8 juin 2009,

tellement l'horizon politique naturel des classes dirigeantes des démocraties schizoïdes n'est pas international - mais l'incapacité, de surcroît, de former des dirigeants cérébralement en avance sur leur temps et capables d'observer l'espèce bipolaire à laquelle ils appartiennent.

La seule question décisive est donc de savoir si, après vingt-cinq siècles d'expérience et de démonstration de l'impuissance d'origine psychogénétique de l' animal dichotomisé de naissance de se choisir des gouvernements armés d'un vrai regard sur le monde, il serait néanmoins possible de mettre en place une forme d'éducation des masses qui les mettrait à même de juger de haut les candidats à leurs suffrages. Les moyens d'information nouveaux dont dispose le XXI siècle sont-ils de nature à rendre majoritaire la fraction relativement informée d'une population ou bien celle-ci flottera-t-elle toujours comme un noyé entre deux eaux?

Si cette voie semble s'ouvrir, c'est notamment en raison des tournures caricaturales qu'a prises le naufrage politique propre aux démocraties scindées entre le rêve et le réel ; car elles sombrent dans une démagogie d'un type nouveau, où l'on voit un abîme inconnu des ancêtres se creuser entre les moyens de plus en plus ridiculement spectaculaires dont usent les classes dirigeantes pour conquérir un pouvoir chatoyant et superficiel d'une part et le sérieux des enjeux politiques vitaux d'autre part, qui demeurent sottement soustraits à tous les regards en raison de la manipulation officielle des images par les Etats démocratiques eux-mêmes. Mais cette débâcle favorise l'essor dans l'ombre, puis l'élan au grand jour d'une forme de pédagogie susceptible d'éveiller l'intelligence moqueuse de l'opinion publique. Comme au XVIIIe siècle le rire redevient le ferment le plus fécond de la lucidité politique.

La démocratie française semblait avoir compris la vocation d'éducatrice connaturelle à la Révolution de 1789 : le plébiscite de 1848 en faveur de Napoléon III avait permis de déposer la couronne d'un empire et d'une Eglise réconciliés sur le cercueil de la République des savoirs. Mais la vocation pédagogique d'une nation issue du peuple et formée dans les écoles de la raison était condamnée à avorter dans un régime dont l'horizon demeurait viscéralement parlementaire, de sorte que la vie publique n'avait le choix qu'entre deux triomphes de la médiocrité politique, celle d'une gestion municipalisée de la nation sur une scène internationale livrée à des notables de province et celle d'un bonapartisme caporaliste que le XXIe siècle nantit désormais d'armes hollywoodiennes de l'autorité publique.

C'est dire que la formation des peuples du XXIe siècle n'a pas seulement pour tâche de soustraire la démocratie au tragique de l'oscillation bi-millénaire de ce régime entre deux tyrannies de la médiocrité politique, celle du césarisme et celle des républiques de la petitesse d'esprit. Et pourtant la science politique moderne court vers des paramètres greffés sur le génie naturel des peuples et des nations ; car il se trouve que le néant dans l'ordre politique va de pair avec la malodorance, tellement il n'est pas de prestige et de grandeur durables dans les artifices et les contrefaçons de l'immoralité des nations.

11 - Comment hisser les voiles

L'Europe est à la croisée des chemins. Le corps électoral français a boudé les urnes le 9 juin parce qu'il savait d'instinct qu'on ne parle pas de l'Europe réelle si, vingt ans après la chute du mur de Berlin, l'on ne se pose pas la question de sa souveraineté, donc d'une occupation humiliante, parce que militairement sans objet de son territoire par des troupes étrangères. Les 40% restants du corps électoral se sont partagés entre les défenseurs des éoliennes et celle des caciques de la rue de Solférino. Les descendants de Jaurès étaient demeurés viscéralement inaptes à porter le regard de l'homme d'Etat sur l'éthique frelatée de la planète. Rue de Solférino, on avait détourné les yeux du massacre de Gaza, dans lequel on avait voulu voir une querelle médiocre entre les défenseurs locaux de Jahvé et ceux d'Allah. Quant au capitalisme, il se trouvait, lui aussi, si bien privé de la boussole d'une éthique de l'histoire qu'il s'était bouché le nez avec autant de détermination que les Ponce Pilate de la gauche. Trois jours plus tard, deux cortèges funèbres se sont croisés dans les rues de Paris ; l'un portait en terre le cercueil du socialisme, l'autre, le catafalque du capitalisme.

Pour la première fois depuis longtemps, la planète se révélait une barque privée de timon et de gouvernail . Du coup, les peuples allaient-ils se mettre aux avirons et hisser les voiles? L'heure était propice, parce que, le 4 juin, le discours de M. Barack Obama au Caire avait tenté de remettre l'éthique au cœur de la politique et de la stratégie des civilisations. La question centrale redevenait celle de savoir ce qu'il convient d'appeler un chef d'Etat et à quel type de dirigeants le monde de demain fait appel.

12 - Le génie éthique des peuples

Mais précisément, quel enseignement plus accessible au génie naturel des peuples que celui du débarquement d'une éthique internationale dans l'histoire et la politique ? On a vu Paris crier sa fureur dans la rue à la suite du massacre de Gaza, tandis que, dans le monde entier la classe dirigeante élue par des démocraties supposées vertueuses consacrait tous ses efforts à jeter un voile épais sur l'évènement et à le rejeter le plus hâtivement possible dans l'oubli.

L'heure des grandes révolutions politiques serait-elle celle où une puissante révolution religieuse vient rappeler aux nations que l'éthique est le fondement de l'histoire et que toutes les civilisations meurent ou renaissent à l'école du trépas ou de la résurrection de leur éthique ? Qu'est-ce que Moïse, Jésus ou Mahomet, sinon des pédagogues du ciel de leur temps ? Alors, les chefs d'Etat sont appelés, eux aussi, à dégrossir l'idole dans le sillage des prophètes, parce que l'auto-immolation des appelés de l'esprit redevient le moteur des nations et le levain de l'Histoire.

Mais un peuple démocratique peut-il apprendre à porter au pouvoir un nouvel alliage du réalisme politique avec une éthique du sacrifice de ses chefs, alors que les Isaïe de la raison ont rarement la pointure des grands capitaines? Au premier abord, la séparation entre les suicidaires socratiques et les hommes de pouvoir semble infranchissable. Marc-Aurèle tient piteusement dans le cirque la bride du cheval de son fils Commode, né de l'adultère de son épouse avec un gladiateur, Saint Louis défend l'inquisition, Luther prêche l'évangile et arme les princes allemands contre les paysans révoltés, Calvin prône les droits de la conscience et livre Michel Servet au bûcher.

Mais peut-être le réalisme politique a-t-il déjà changé de bord en secret, peut-être, dans les profondeurs, la raison pratique est-elle déjà devenue auto sacrificielle, peut-être l'impossibilité de résoudre des problèmes "proprement politiques" à l'aide des seules armes de la platitude enfante-t-il déjà une race d'hommes d'Etat dont le pragmatisme nouveau saura que l'histoire est un autel et qu'un destin de kamikaze de l'intelligence pourrait bien devenir le sacre du véritable génie politique. N'est-il pas d'ores et déjà devenu évident que le problème palestinien conduira à l'assassinat du Président des Etats-Unis ? C'est pourquoi j'ai imaginé un discours testamentaire et testimonial de M. Barack Obama au Caire

- Barack Obama en Egypte: "Je serai assassiné" , 1er juin 2009

afin d'esquisser la silhouette de l'homme d'Etat de demain. Faisons confiance au toréador de la logique que les Chrétiens appelaient le Saint Esprit et qui poussait dans les reins le taureau au mufle fumant qu'on appelle l'Histoire. Puisse le couteau retrouvé du sacrificateur antique donner un destin spirituel au véritable homme d'Etat, puisse un offertoire de l'éthique du monde sceller les retrouvailles de l'action avec la sainteté des prophètes de la politique!

Mais chassons le lyrisme des théorèmes de l'anthropologie des sacrifices et disons plus prosaïquement : "Quand une société simiohumaine a accédé à un degré de son développement qui menace de ruiner l'éthique primitive chargée d'assurer sa survie, elle produit un système immunitaire hyperindividualisé. Alors, des spécimens d'exception se donnent à immoler par la collectivité afin d'en devenir les moteurs posthumes."

22 juin 2009
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