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Comment les révolutions résolvent les crises de la dette

À partir des exemples des révolutions française et russe

Par Peter Turchin − Le 13 juin 2025 − Source  Cliodynamica

Premiers billets de banque français émis pendant la Révolution française (assignats) d'une valeur de 400 livres, (1792)  Source

Il semble désormais que la dispute entre Elon Musk et Donald Trump n'ait été qu'une tempête de courte durée qui s'est rapidement calmée. Mais les profondes contradictions structurelles entre les différentes factions qui composent la coalition MAGA demeurent. La cause immédiate de la brouille entre les deux membres les plus puissants de la coalition était, apparemment, un désaccord sur la manière de traiter l'énorme dette fédérale américaine, qui ne cesse de croître. Il s'agit probablement du problème le plus épineux auquel est confrontée la présidence américaine (l'administration actuelle et la prochaine, jusqu'à ce qu'il soit résolu).

Du moins, il est insoluble pour un gouvernement dirigé par les élites établies. Les régimes révolutionnaires ont une marge de manœuvre beaucoup plus grande. Par exemple, les deux exemples paradigmatiques de révolution, la révolution française et la révolution russe, avaient tous deux un grave problème d'endettement et l'ont tous deux résolu, bien qu'en utilisant des approches différentes.

France

(Ce compte rendu est principalement basé sur White, E. N. 1995. The French Revolution and the Politics of Government Finance, 1770-1815. The Journal of Economic History 55:227-255.)

En 1788, la monarchie française se trouvait dans une grave crise budgétaire, qui a déclenché la Révolution française l'année suivante. Le livre de Jack Goldstone,  publié en 1991, reste la meilleure analyse des causes structurelles et démographiques de cette crise. L'analyse historique traditionnelle, en revanche, attribue le développement de cette crise, du côté des dépenses, aux coûts engendrés par les guerres, telles que la guerre de Sept Ans (que la France a perdue) et la guerre d'indépendance américaine (que la France a gagnée). Du côté des recettes, le problème résidait dans un système fiscal inefficace et régressif, associé à l'incapacité de réformer les finances royales en raison de la résistance des élites (notamment des parlements et des ordres privilégiés). Comme je l'ai expliqué dans un récent article ( Les guerres de religion en France II), la raison structurelle profonde de l'augmentation des dépenses et de la baisse des recettes était la surproduction d'élites. Si, dans cet article, j'ai illustré le fonctionnement de ce mécanisme au XVIe siècle, une dynamique similaire a été à l'origine de la crise deux siècles plus tard.

Après le renversement de l'Ancien Régime, les gouvernements révolutionnaires ont tenté plusieurs approches pour résoudre la crise de la dette. Tout d'abord, l'Assemblée nationale a confisqué les terres de l'Église et émis des billets de banque (les assignats) garantis par ces terres. Bien qu'initialement cette approche visait à rembourser la dette nationale, les assignats ont au contraire conduit à une hyperinflation due à leur émission excessive, à l'effondrement de la confiance et à la destruction du crédit de l'État français.

Finalement, en 1797, le Directoire a officiellement répudié les deux tiers de la dette restante dans le cadre d'une mesure appelée « banqueroute des deux tiers ». Les détenteurs d'obligations ont reçu des billets sans valeur en échange de la partie répudiée.

En résumé, les gouvernements révolutionnaires français ont fait face à la crise de la dette en combinant le défaut de paiement de la majeure partie de celle-ci et une hyperinflation qui a englouti le reste. Les principaux perdants ont été les membres de l'élite, la noblesse et la bourgeoisie, dont la plupart ont été ruinés financièrement. Il s'agit de l'un des plus importants défauts de paiement souverains de l'histoire européenne, qui a sapé la confiance dans l'État et alimenté l'instabilité politique tout au long de la période révolutionnaire.

Russie

(Cette histoire est bien connue, voir par exemple l'article Wikipédia)

En 1917, l'Empire russe avait accumulé une dette publique colossale, dont la majeure partie était due à des créanciers étrangers, en particulier des investisseurs français et britanniques. Cette dette avait financé l'expansion militaire et l'industrialisation à la fin du XIXe siècle, ainsi que les guerres du début du XXe siècle, la guerre russo-japonaise (1904-1905) et la Première Guerre mondiale (1914-1918). Le coût de la Première Guerre mondiale, en particulier, a poussé les finances russes au bord de la faillite. Cependant, la crise budgétaire n'a pas été un facteur déterminant dans le déclenchement de la révolution russe (pour une analyse structurelle et démographique de cette révolution et de la guerre civile, voir le chapitre 9 de  Secular Cycles). Néanmoins, le premier régime révolutionnaire, le gouvernement provisoire, a dû faire face à cette dette. Il a imprimé de nouveaux billets, ce qui a entraîné une hyperinflation.

Lorsque les bolcheviks prirent le pouvoir, ils répudièrent purement et simplement la dette publique du régime tsariste (ainsi que les dettes du gouvernement provisoire, contractées entre février et octobre 1917). Ils exproprièrent également tous les biens détenus par des étrangers, dans le cadre d'un programme général de nationalisation.

Le défaut de paiement était une solution facile pour ce gouvernement révolutionnaire, car les bolcheviks considéraient les dettes tsaristes et capitalistes comme des outils d'exploitation illégitimes et refusaient de les honorer, arguant que la classe ouvrière ne devait pas payer pour les crimes de la bourgeoisie et de la monarchie. Ainsi, si ce défaut de paiement a choqué la communauté financière internationale, il n'a pratiquement rien coûté au régime soviétique, les principaux perdants étant des ennemis extérieurs (la France et la Grande-Bretagne). En fait, la question de la dette n'a pas empêché l'alliance de l'URSS avec la France et l'Angleterre pendant la Seconde Guerre mondiale. Les considérations géopolitiques ont prévalu.

Leçons à retenir ?

Ces deux exemples illustrent l'idée que la meilleure stratégie pour un régime révolutionnaire est de ne pas prolonger l'agonie. Les bolcheviks ont clairement répudié les dettes tsaristes dès leur arrivée au pouvoir. Ils ont tout de même dû mener une guerre civile sanglante et faire face à une intervention étrangère, mais au moins, les problèmes budgétaires n'étaient pas une source d'instabilité pour eux. Il a fallu sept ans d'expériences financières ratées et d'instabilité politique aux révolutionnaires français pour comprendre qu'ils devaient prendre le taureau par les cornes et se déclarer en défaut de paiement.

Y a-t-il des leçons utiles à en tirer ? Dans un précédent article, j'ai soutenu qu'un effondrement budgétaire de l'État américain était possible, mais peu probable. Mais comment ce problème de dette pourrait-il être résolu ? Je reviendrai sur cette question dans un prochain article.

Peter Turchin

Traduit par Hervé, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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