La plus haute fonctionnaire de l'Union européenne, Ursula von der Leyen, a déclaré que le réarmement était la toute première priorité de l'Union. Alors que les dépenses militaires franchissent de nouveaux sommets, les travailleurs sont confrontés à une nouvelle ère d'austérité.
Source : Jacobin, Francesca De Benedetti
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

La question des travailleurs, des syndicats et des protections sociales sont aujourd'hui évacués de l'agenda de l'Union européenne. Le vent du capitalisme débridé souffle depuis la Maison Blanche de Donald Trump ; mais il attise aussi des réflexes qui existaient déjà au sein de l'establishment européen. Au cours de son second mandat en tant que présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen a effacé la notion même d'intérêts des travailleurs des politiques de l'UE - et de la sphère publique en général.
« C'est la première fois depuis des années que le programme de travail de la Commission - sa feuille de route législative - ne compte aucune nouvelle législation sociale », rapporte la Confédération européenne des syndicats (CES). Le plan de Bruxelles comprend au contraire de nombreuses initiatives de déréglementation, comme l'ont réclamé à cor et à cri non seulement la Commission elle-même, mais aussi des dirigeants nationaux tels que Friedrich Merz, Emmanuel Macron, Donald Tusk et Giorgia Meloni. « Il y a un vent glacial qui souffle de l'Amérique vers l'Europe, qui veut que les solutions pour les travailleurs ne soient plus garanties par les lois », affirme Esther Lynch, secrétaire générale de la Confédération européenne des syndicats (CES).
Alors que la CES se plaint de ne même pas être consultée sur les dossiers politiques ayant un impact sur les travailleurs, von der Leyen prône des copié/collé des demandes des groupes de pression des entreprises - et ose même s'en attribuer le mérite. Dans ce monde à l'envers, au lieu de réduire le déséquilibre entre les travailleurs et leurs employeurs, les institutions prétendument démocratiques conspirent en faveur des plus riches. Tout cela dans un contexte où le projet d'augmenter les dépenses militaires de l'Europe va nuire aux dépenses sociales, comme l'a explicitement admis le secrétaire général de l'OTAN.
Ghoster les travailleurs
« Dès le début, lorsque von der Leyen a annoncé les nouveaux portefeuilles de sa commission, nous avons été inquiets : dans le titre du Commissaire, elle n'a mentionné ni les droits sociaux, ni les travailleurs ni les emplois de qualité. Ce qui signifie que dans son programme politique, les travailleurs ne sont pas importants et leurs droits y sont inacceptables », explique Lynch.
En septembre 2024, lorsque la présidente de la Commission a publié la lettre de mission de Roxana Mînzatu, elle lui a écrit : « Dans votre rôle de vice-présidente exécutive de la Commission européenne, j'aimerais que vous guidiez l'ensemble des travaux visant à renforcer le capital humain de l'Europe. » Et c'est exactement cela, le capital a remplacé la force de travail dans le discours public de l'UE ainsi que dans son architecture institutionnelle : von der Leyen a défini le portefeuille de Mînzatu comme « Ressources humaines, compétences et anticipation » jusqu'à ce que les protestations poussent la présidente à le modifier en « Droits sociaux et compétences, emplois de qualité et anticipation ».
Mais sur le fond, « rien n'a vraiment changé : le programme de la commission n'a pas été modifié », affirme la secrétaire de la CES. « Ainsi, il n'y a toujours pas d'agenda législatif pour traiter les défis clés auxquels sont confrontés les travailleurs afin d'améliorer leur situation. »
L'indice mondial des droits 2025, une étude annuelle sur les violations des droits des travailleurs, montre que l'Europe enregistre ses scores les plus mauvais depuis la création de l'indice en 2014. La Commission veut ignorer cette situation alarmante : en février dernier, elle a adopté son programme de travail détaillant ses nouvelles initiatives politiques et législatives les plus importantes pour l'année à venir ; et « pour la première fois depuis 2019, il ne comporte aucune nouvelle législation sociale », note la CES.
« Début 2025, à l'approche du sommet de l'OTAN, le secrétaire général Mark Rutte a commencé à mentionner ouvertement que l'augmentation des dépenses militaires impliquera également une réduction des dépenses sociales. »
Le péché originel de l'Union européenne, promouvoir la coordination économique néolibérale tout en négligeant les politiques sociales, se perpétue avec von der Leyen, qui le porte à un degré nouveau et plus extrême. La Commission manque de compétences pour traiter les questions sociales, ce qui est exacerbé par un grave manque de volonté politique. Pire, von der Leyen appelle à des changements structurels qui auraient des effets désastreux sur les travailleurs, sans même les impliquer dans le processus de prise de décision.
Lors du récent sommet d'action sur l'intelligence artificielle qui s'est tenu à Paris, elle a déclaré : « L'IA commence à peine à être adoptée dans les secteurs clés de notre économie. C'est sur ce point que l'Europe devrait faire porter ses efforts. C'est là que l'Europe peut vraiment faire la course en tête. L'Europe a tout à y gagner. » L'Europe pourrait également être confrontée à des pertes d'emplois : les travailleurs seraient-ils alors d'accord avec von der Leyen ? Ils n'ont pas été consultés à ce sujet. Une politique globale serait nécessaire, mais cela ne semble pas être la priorité de la présidente, comme le confirme Lynch. « Ce qui est à l'ordre du jour de la Commission, c'est la déréglementation, laquelle supprimerait des droits, par exemple le droit d'être représenté par des syndicats dans certaines circonstances. Nous en sommes vraiment préoccupés. »
Déréglementer les droits sociaux
Ce que fait von der Leyen va bien au-delà de l'inaction ou de la vague idée qu'il nous manque une « Europe sociale » : elle s'attaque bel et bien à la classe ouvrière et aux droits sociaux.
Sous couvert de ce qu'elle appelle les « paquets omnibus » ou la « simplification » [dans le cadre de la stratégie de compétitivité de l'UE, il s'agit de réduire les charges administratives pour les entreprises de 25% en général, et de 35% pour les PME, NdT], elle compromet même les réalisations socio-environnementales durement acquises au cours de son premier mandat. La directive sur le devoir de diligence en matière de développement durable des entreprises (DDDD), dont l'objectif est de rendre les entreprises responsables de leur impact sur les droits humains et sur l'environnement tout au long de leur chaîne d'approvisionnement, a reçu le feu vert en 2024, à l'occasion du onzième anniversaire de la catastrophe industrielle du Rana Plaza, qui a fait plus de 1 100 morts. Elle a été adoptée malgré les obstacles dressés par certains gouvernements, comme celui de l'Allemagne. Mais avec le début du nouveau mandat de von der Leyen et l'évolution de l'équilibre politique vers l'extrême droite, la directive s'est retrouvée dans le collimateur de la déréglementation.
La Commission déclare vouloir « simplifier le marché unique de l'UE ». Les chefs de gouvernement parlent encore plus explicitement de démanteler les règles. Le 9 mai, Journée de l'Europe, lors d'une conférence de presse aux côtés de von der Leyen, le chancelier allemand Merz a déclaré sans ambages la guerre au droit européen : « J'espère que nous pourrons abroger certaines des directives européennes. » La DDDD est la principale cible du couple franco-allemand. Le président français a déclaré : « La directive sur le développement durable et d'autres règlements ne doivent pas seulement être reportés d'un an, ils ne doivent plus être mis sur la table ». C'est ce que Macron et Merz, tous deux issus du monde de l'entreprise, cherchent à obtenir. Ils sont rejoints par le premier ministre polonais, Tusk, qui a créé le slogan de bataille : « Révolution de la déréglementation ». On peut dire que le Triangle dit de Weimar (Allemagne, France et Pologne), alliance régionale fondée en 1991, est aujourd'hui redynamisée par Merz, principalement dans le but commun de démanteler les protections.
Le retour de Trump au pouvoir a donné l'impulsion nécessaire à l'érosion des protections sociales en Europe également. La Maison Blanche a attaqué le modèle social européen et le pouvoir réglementaire en les remettant en question d'au moins deux manières : en exigeant que les alliés européens augmentent leurs dépenses militaires, réduisant ainsi la protection sociale, et en faisant un usage abusif des droits de douane pour faire pression en faveur du démantèlement des réglementations de l'UE. Mais on peut aussi résister aux attaques. C'est exactement ce que l'UE aurait dû faire, étant donné que c'est justement son aptitude à externaliser les normes qui lui confère son statut de pouvoir réglementaire mondial, comme l'a fait valoir l'éminent chercheur Anu Bradford.
Mais ce n'est pas ce qui s'est passé. « Nous devons resynchroniser notre réglementation avec celle des États-Unis dès que nous le pourrons, avec l'ampleur et l'échelle qui conviennent », a insisté Macron. Si l'Europe a capitulé si facilement, c'est parce que la pression exercée par les États-Unis n'a fait que déclencher, accélérer et servir de prétexte à des tendances qui existaient déjà au sein de l'UE : depuis quelque temps déjà, le soi-disant centre droit s'est entendu avec des dirigeants d'extrême droite tels que la première ministre italienne Meloni dans le cadre d'un programme commun en faveur des entreprises.
« Bien avant que Donald Trump ne soit réélu et n'appelle bruyamment les alliés européens à dépenser davantage pour l'armée, les dirigeants de l'UE eux-mêmes défendaient ce plan. »
Ils sont liés par une perspective néolibérale commune. Comme je l'ai écrit avant les élections européennes de juin 2024 : « La politique européenne sera de plus en plus au service d'un appel au rassemblement autour des entreprises. » Et c'est ce qui s'est passé : dès que Trump a lancé sa guerre commerciale, l'argument de Macron a été que « l'Europe devrait supprimer les droits de douane qu'elle s'est imposés à elle-même. » Peu après, Meloni a commencé à répéter exactement le même slogan. Les forces néolibérales et d'extrême droite reprennent les mêmes idées : le vieux refrain du leader de Fratelli d'Italia selon lequel l'État « ne devrait pas déranger ceux qui ont une entreprise » résume efficacement la politique actuelle de von der Leyen.
La présidente de la Commission va même plus loin : elle donne une légitimité aux puissants lobbies industriels afin de « déranger » la sphère publique - au point où non seulement les paquets de dérégulation sont explicitement inspirés par les demandes du groupe de pression représentant les entreprises européennes (BusinessEurope), mais von der Leyen s'en attribue également le mérite.
Être taxés sans être représentés
« Une simplification accrue est en cours », a annoncé la présidente de la Commission en février, lors du sommet de l'industrie européenne : « Je tiens à réitérer mon appel de l'année dernière : si vous nous faites des suggestions bonnes et réalisables, nous vous en serons reconnaissants, c'est ce que nous voulons, et comme vous le voyez, dans les premiers recueils, nous avons déjà inclus une grande partie de ce que vous nous avez envoyé par écrit. » L'accueil chaleureux réservé aux lobbyistes des entreprises est inversement proportionnel à l'attention accordée aux travailleurs qui ne sont pas consultés, et dont les droits sont sapés par ces mêmes paquets de déréglementation.
À la fin du mois de mars, le Parlement européen et le Conseil de l'Union européenne se sont mis d'accord sur la proposition de la Commission consistant à reporter de deux ans l'entrée en vigueur des exigences de la directive sur les rapports d'entreprise sur le développement durable (DSEDD) pour les grandes entreprises qui n'ont pas encore commencé à établir des rapports, ainsi que pour les PME répertoriées, et d'un an le délai de transposition et la première phase d'application (couvrant les plus grandes entreprises) de la DSEDD. Ce compromis a été qualifié de « Stop the Clock », mais en réalité il s'agit d'un avant-goût de la tendance « Stop the Rules » : les gouvernements font activement pression pour mettre les directives européennes sens dessus dessous, voire pour les effacer. Le trio franco-germano-polonais ne s'en cache pas.
Dans son rapport de 2025, l'Agence des droits fondamentaux de l'Union européenne indique : « Cette année s'annonce encore plus éprouvante. Les nouvelles priorités de la Commission européenne et du Parlement européen mettent l'accent sur la sécurité et la défense. La simplification et la déréglementation pourraient se faire au détriment des droits humains et de la protection de l'environnement. »
Pour enfoncer le clou, alors que les travailleurs sont ghostés par l'UE, ils sont également mis en vedette pour faire passer des mesures dans le cadre d'un tout autre ordre du jour, un peu comme Trump qui était entouré d'un groupe de travailleurs euphoriques devant les caméras lorsqu'il a annoncé la guerre commerciale mondiale. « De nouvelles usines et lignes de production seront nécessaires, créant de bons emplois ici même en Europe », a déclaré von der Leyen en mars pour enjoliver son plan ReArm Europe.
Comme le dit un poème de Bertolt Brecht : « Les marchands réclament des marchés. Les chômeurs avaient faim. Aujourd'hui ce sont les travailleurs. Les mains qui étaient inactives sont de nouveau occupées. Elles fabriquent des obus ». Alors, c'est peut-être le cas aujourd'hui. Ce que von der Leyen se garde bien de mentionner, c'est que le réarmement, et les réductions de la protection sociale qui en résultent, n'ont pas été pensée avec l'objectif d'améliorer la situation des travailleurs, mais plutôt pour servir les intérêts des géants de l'industrie de la défense et d'un establishment de plus en plus illibéral et répressif.
Guerre ou protection sociale ?
« Dépenser davantage pour la défense signifie dépenser moins pour d'autres priorités, mais cela peut faire une grande différence pour notre sécurité future. Les pays européens dépensent facilement jusqu'à un quart de leur revenu national pour les retraites, la santé et les systèmes de sécurité sociale, et nous n'avons besoin que d'une petite fraction de cet argent pour renforcer la défense » : au début de l'année 2025, à l'approche du sommet de l'OTAN de ce mois-ci, le secrétaire général Rutte a commencé à parler ouvertement du fait que l'augmentation des dépenses militaires impliquerait également une réduction des dépenses sociales.
En soi, ce n'est pas quelque chose de nouveau. Bien avant que Trump ne soit réélu et n'appelle bruyamment les alliés européens à investir davantage pour l'armée, les dirigeants de l'UE eux-mêmes soutenaient cette tendance. L'idée d'une « augmentation substantielle » des dépenses de défense a été avancée par les chefs d'État et de gouvernement européens à Versailles dès mars 2022. Parallèlement, au cours des dernières années, l'UE, qui avait été construite avec pour fondation la prévention des conflits, a été progressivement remodelée pour financer le réarmement. L'excuse politique et morale a été fournie par les menaces extérieures (avec des références directes à la Russie et indirectes à la Chine) tandis que le stratagème juridique a consisté à présenter les dotations comme un financement de l'industrie européenne (alors qu'il s'agissait en fait de financer des sociétés militaires).
Bien que von der Leyen ait présenté son plan ReArm Europe sous le sceau de l'urgence, cette récente initiative s'inscrit parfaitement dans la lignée de celles entreprises les années précédentes pour financer l'industrie de l'armement. Il suffit de rappeler que bien avant les dernières élections européennes, von der Leyen avait apporté le Programme européen pour l'industrie de la défense (EDIP), en dot à sa famille politique, le Parti populaire européen, alors que celui-ci était réuni en congrès pour confirmer sa candidature à un second mandat. Et pourtant, la présidente de la Commission instrumentalise la notion d'urgence, tant politiquement que rhétoriquement : non contente de dire qu'il faut « faire face au moment » et que la Commission va se transformer en « cabinet de guerre », elle utilise aussi des leviers d'urgence qui lui permettent d'esquiver un vote au Parlement européen (article 122 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne).
« Toutes les règles fiscales qui ont contraint les Européens à l'austérité pendant les années de la crise financière sont soudain assouplies au nom de l'investissement dans la défense, et lui seul. »
Ce cadre « d'urgence » permet à von der Leyen de détourner l'attention collective du point que Rutte a explicitement soulevé, à savoir que l'augmentation des dépenses militaires - exigée par Trump ainsi que planifiée par les dirigeants européens et les entreprises - se fait au détriment d'autres priorités. C'est pourtant ce qui est prévu.
En février 2024, bien avant les revendications agressives de Trump concernant le Groenland et les propositions subséquentes du gouvernement danois pour une « taxe de guerre », la première ministre du Danemark, Mette Frederiksen, a publiquement soutenu que « l'Europe devrait freiner les dépenses sociales pour financer une dissuasion face à une Russie plus agressive » ; et dès l'été 2022, Macron annonçait : « Nous entrons dans une économie de guerre. » Dans ce cadre, l'endettement, tabou pour les dépenses sociales vient de devenir un impératif au nom des dépenses militaires.
Toutes les règles fiscales qui ont contraint les Européens à l'austérité pendant les années de la crise financière, forçant les travailleurs à réparer les erreurs des plus riches par le biais de coupes dans les aides sociales et de privatisations, sont soudainement assouplies au nom de l'investissement dans la défense, et uniquement dans ce domaine.
En ce qui concerne le cadre budgétaire de l'UE, von der Leyen a proposé une certaine flexibilité pour augmenter les dépenses de défense grâce à l'activation de la « clause de sauvegarde », qui permet de s'écarter de la trajectoire des dépenses en cas de « circonstances exceptionnelles ». Cela correspond à ce qui s'est passé en Allemagne, où, avant même de prendre ses fonctions de chancelier, le chrétien-démocrate Merz a brisé le tabou du « frein à l'endettement », ouvrant la voie à des dépenses à hauteur de milliards d'euros en matière de défense et d'infrastructures.
« Le risque est grand que les Etats membres se retrouvent dans une situation où ils devront choisir entre la protection sociale et les armes, ce qui n'est pas acceptable », déclare Lynch de la CES. Elle a « exigé que la clause de sauvegarde s'applique également aux investissements dans les services publics et les prestations sociales » ; mais von der Leyen n'a pas répondu à cette demande, à supposer qu'elle l'ait entendue.
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Francesca De Benedetti est rédactrice en chef pour l'Europe au quotidien italien Domani et rédige des chroniques pour plusieurs médias internationaux. Elle a récemment obtenu une bourse de recherche à l'IWM de Vienne, dans le cadre du colloque « Meloni et Orbán : Une interdépendance asymétrique ».
Source : Jacobin, Francesca De Benedetti, 26-06-2025
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises