31/07/2025 ssofidelis.substack.com  11min #285907

 Volodymyr Zelinsky « jeté sous le bus » ?

Zelensky, le joker devenu boulet pour l'Occident ?

Photo illustration by John Lyman

Par  Thomas Fazi, le 30 juillet 2025

La corruption, un secret de polichinelle ?

Alors que les pourparlers diplomatiques à Istanbul se terminaient sans grand progrès, avec pour seuls résultats une ébauche d'accord sur un échange de prisonniers de guerre et des promesses vagues de nouvelles réunions, Volodymyr Zelensky a été confronté à une crise bien plus proche de chez lui : des manifestations sans précédent ont éclaté dans les principales villes ukrainiennes.

Des milliers de personnes sont descendues dans la rue pour dénoncer une loi controversée qui, selon Zelensky, visait à "réduire l'influence russe", mais qui, en réalité, aurait compromis l'indépendance des deux principales agences anticorruption du pays, alors que celles-ci s'apprêtaient à arrêter des membres haut placés de l'administration Zelensky.

L'adoption de cette loi a non seulement déclenché des manifestations de masse en Ukraine, mais a également suscité une condamnation généralisée dans les capitales occidentales. Ursula von der Leyen a vivement réagi, estimant que cette législation était contraire au "respect de l'État de droit" en Europe et pourrait compromettre les perspectives d'adhésion de l'Ukraine à l'UE. Le gouvernement américain est même allé jusqu'à  exiger de Zelensky le retrait de cette législation. De leur côté, les médias occidentaux ont largement couvert les manifestations. Pour la première fois depuis l'invasion russe, la politique intérieure de Zelensky a été ouvertement critiquée par des médias qui le présentaient auparavant comme "un défenseur héroïque de la démocratie".

Sous le choc de telles critiques, Zelensky a cherché à endiguer la polémique en présentant un nouveau projet de loi anticorruption rétablissant l'indépendance des agences. Toutefois, plusieurs interrogations subsistent. Pourquoi le peuple ukrainien, qui a accepté docilement des mesures gouvernementales bien plus impopulaires depuis le début de la guerre, n'a-t-il choisi de manifester qu'aujourd'hui ? Pourquoi l'establishment occidental a-t-il soutenu les manifestations avec tant d'énergie ? Et pourquoi Zelensky s'en est-il ainsi pris aux agences anti-corruption ?

L'ampleur et l'intensité de ces manifestations ont été surprenantes à bien des égards. Depuis février 2022, le gouvernement de Volodymyr Zelensky a pris des mesures profondément impopulaires, comme l'extension de la loi martiale ou l'interdiction des partis d'opposition et des médias, sans déclencher de troubles publics d'une telle ampleur. Ces mesures ont été prises non seulement pour centraliser le pouvoir, mais aussi afin de neutraliser toute voix dissidente susceptible de remettre en cause la politique de "la guerre coûte que coûte" du gouvernement, en qualifiant toute critique de la politique gouvernementale d'antipatriotisme, voire de trahison. Ainsi, des mesures initialement présentées comme des nécessités transitoires en temps de guerre ont été utilisées pour renforcer l'autorité exécutive et réprimer toute perspective alternative pour l'avenir de l'Ukraine.

La corruption, un fléau endémique en Ukraine depuis longtemps, n'a fait qu'empirer durant la guerre. Juges, politiciens et hauts fonctionnaires ont tous été accusés de corruption, le ministère de la Défense faisant régulièrement l'objet de scandales majeurs. On peut citer, entre autres, l'achat d'œufs et de vestes d'hiver à des prix fortement surévalués, l'achat de 100 000 obus de mortier jamais livrés et des pots-de-vin acceptés en échange de dispenses de la conscription. Plus inquiétant encore, la société ukrainienne Opendatabot a  rapporté l'année dernière que plus de 270 000 armes ont été "égarées" ou volées depuis le début de la guerre.

Selon Transparency International, l'Ukraine se  classe au 105è rang sur 180 pays dans son indice de perception de la corruption 2024 ; la corruption extrême est un "secret de polichinelle",  selon Almut Rochowanski, chercheur au Quincy Institute. Pourtant, ces faits n'avaient pas encore suscité de protestations significatives, sans doute parce qu'au cours des trois dernières années et demie, manifester contre les politiques du gouvernement ou même exprimer des opinions dissidentes est devenu extrêmement risqué. Les médias et les partis d'opposition ont été interdits, les détracteurs du gouvernement ont été emprisonnés ou contraints à l'exil, et des personnalités politiques " problématiques" ont été assassinées dans des circonstances obscures, comme l'ancien négociateur en chef pour la paix à Kiev. Comme l'a  déclaré un ancien ministre de Zelensky :

"C'est l'aboutissement logique du durcissement de la répression à l'intérieur du pays. Le nouveau discours est simple : soit vous êtes avec Zelensky, soit vous êtes un agent russe".

Le témoignage du journaliste dissident ukrainien Vasyl Muravytskyi, aujourd'hui en exil, illustre ce climat de peur.

"En Ukraine, la liberté d'expression a disparu. Tout est censuré... La situation dans le pays est bien pire que ce que les Occidentaux peuvent imaginer",

a-t-il déclaré dans une  interview l'année dernière. Marta Havryshko, historienne, met également en garde depuis longtemps contre la montée de l'ultranationalisme et du néonazisme dans le pays. Elle a été  victime d'insultes antisémites, de menaces de mort et de viols de la part de groupes paramilitaires néonazis, ainsi que de harcèlement à l'encontre de son enfant. Récemment, elle a été licenciée de l'Institut Krypiakevych d'études ukrainiennes sous prétexte d'"absence injustifiée" alors qu'elle était en congé sans solde aux États-Unis.

"La corruption, fléau endémique en Ukraine depuis longtemps, n'a fait qu'empirer pendant la guerre".

Autre cas troublant : celui de  Gonzalo Lira, un citoyen américain vivant en Ukraine depuis plusieurs années et blogueur prolifique. Après l'invasion de l'Ukraine par la Russie, en 2022, il s'est mis à critiquer la politique du gouvernement ukrainien. En 2023, il a été arrêté par les autorités ukrainiennes pour avoir prétendument diffusé de la propagande, puis est mort en détention, dans le silence assourdissant des gouvernements occidentaux, y compris de son propre pays.

Ces histoires illustrent une tendance plus généralisée. Le Conseil de l'Europe a récemment  condamné l'Ukraine pour

"des cas rapportés de harcèlement et d'intimidation à l'encontre de journalistes, d'avocats, de membres de la société civile, de dirigeants politiques et d'opinion critiques à l'égard du gouvernement".

Dans plusieurs cas, les autorités ukrainiennes ont imposé des "sanctions individuelles" à plus de 80 personnes, dont Oleksiy Arestovych, ancien conseiller de Zelensky, restreignant ainsi sévèrement leur liberté de mouvement, d'expression et leurs droits patrimoniaux.

La conscription forcée, ou enrôlement de force, est également devenue monnaie courante. Chaque jour, les réseaux sociaux ukrainiens sont inondés de vidéos montrant des hommes violemment appréhendés dans la rue par des agents de recrutement, souvent embarqués dans des fourgons banalisés et parfois même menacés avec des armes à feu. Ces scènes suggèrent un État qui peine à atteindre ses objectifs de mobilisation et recourt à des mesures de plus en plus coercitives. Cette réalité contraste fortement avec le discours officiel d'une nation unie derrière l'effort de guerre. Elle suggère plutôt une résistance croissante parmi les Ukrainiens qui considèrent la conscription non pas comme un devoir patriotique, mais comme une condamnation à mort potentielle.

Compte tenu de cette répression généralisée, il n'est guère surprenant que les Ukrainiens se soient abstenus de manifester jusqu'à présent. La question de la lutte contre la corruption est toutefois différente. Elle ne peut être si facilement qualifiée d'antipatriotique ou de "pro-russe" car, ces agences sont précisément l'antithèse de l'influence russe. Le Bureau national anticorruption ukrainien (NABU) et le Parquet spécial anticorruption (SAPO) ont été créés en 2015 dans le cadre des engagements pris par l'Ukraine en matière de réformes après Maïdan. Les gouvernements occidentaux ont conditionné l'aide financière, l'allègement de la dette et l'octroi de visas de l'UE à la création de ces organismes "indépendants" de lutte contre la corruption, détachés du bureau du procureur général ukrainien, notoirement sous influence politique.

La création du NABU a été principalement financée par des donateurs occidentaux, notamment l'USAID et l'UE, tandis que des conseillers occidentaux ont fourni les compétences et l'infrastructure nécessaires. Les procureurs du SAPO ont été sélectionnés par des organisations de la "société civile" soutenues par l'Occident et des experts internationaux, manifestant un mépris évident pour la souveraineté ukrainienne. L'ancien procureur général, Viktor Shokin, est même allé jusqu'à  affirmer que le NABU a été créé à la demande de l'ancien vice-président américain, Joe Biden, afin de

"déposséder le Bureau national d'enquête de ses pouvoirs investigatifs au profit du NABU et d'y placer des émissaires à la solde des États-Unis".

En bref, le NABU et le SAPO sont largement perçus comme des institutions alignées sur l'Occident. En se ralliant à eux, les manifestants pensaient probablement être à l'abri d'accusations de déloyauté. Comme l'a fait remarquer Rochowanski, le projet de loi a sans doute servi de "prétexte", une justification sûre pour les Ukrainiens afin d'exprimer

"leur colère refoulée envers Zelensky, son équipe et la corruption grotesque et flagrante qui règne au quotidien",

ainsi que leur frustration plus générale envers le gouvernement et sa gestion de la guerre, sans crainte de représailles.

On comprend donc mieux la virulence de la réaction occidentale. La question semble moins porter sur la corruption endémique en Ukraine, largement tolérée, que sur l'attaque de Zelensky contre les institutions occidentales influentes.

Y aurait-il d'autres enjeux ? La décision de Zelensky de s'en prendre au NABU et au SAPO a suivi de près plusieurs  attaques des grands médias occidentaux qui l'avaient auparavant encensé.

Jusqu'à récemment, quiconque exprimait son opposition à la situation effroyable des droits de l'homme en Ukraine et au ressentiment croissant de la population était ignoré, calomnié ou menacé. On comprend aujourd'hui pourquoi le discours sur Zelensky est en train de changer. Les gouvernements occidentaux, ou du moins l'administration américaine, auraient-ils décidé que le moment est venu de sacrifier Zelensky en préparant discrètement la manœuvre ?

Depuis leur différend à la Maison Blanche, Donald Trump s'est beaucoup exprimé sur la délégitimation de Zelensky. Le journaliste d'investigation américain Seymour Hersh a récemment  rapporté que des responsables gouvernementaux envisagent déjà des successeurs potentiels, dont le général Valerii Zaluzhnyi, ancien commandant en chef destitué par Zelensky en 2023.

Conscient de la méfiance croissante de Washington, Zelensky pourrait être tenté de prendre des mesures de plus en plus répressives pour assurer sa survie politique, compromettant ainsi la manœuvre stratégique des États-Unis. Les États-Unis pourraient avoir conclu, d'un point de vue réaliste, qu'un nouveau dirigeant se montrerait plus apte à gérer l'image d'un conflit gelé ou d'un éventuel règlement négocié, même si ces scénarios paraissent peu probables pour l'instant.

Zelensky aurait-il lancé une attaque préventive sur le NABU et le SAPO par crainte que ces agences soutenues par l'Occident ne soient utilisées pour le discréditer ? Selon certaines sources ukrainiennes, le NABU et le SAPO auraient mis sur écoute des conversations impliquant Timur Mindich, un ami proche et partenaire d'affaires de Zelensky, conversations auxquelles ce dernier aurait participé. Si ces allégations sont avérées, elles seraient la preuve que les organismes anticorruption représentaient déjà une menace pour le président.

Que les craintes de Zelensky soient justifiées ou non, sa tentative de prendre le contrôle du NABU et du SAPO s'est clairement retournée contre lui. Loin de renforcer son pouvoir, il a déclenché la première contestation d'envergure depuis le début de la guerre et s'est attiré des critiques sans précédent de la part de ses soutiens occidentaux. Même s'il survit à cette crise, la position politique du président est plus fragile que jamais depuis qu'a éclaté la guerre, en février 2022. Les manifestations ont révélé l'ampleur du mécontentement de la population envers son gouvernement et les limites du soutien occidental dont il bénéficiait jusqu'alors sans réserve.

Les gouvernements occidentaux sont confrontés à un dilemme. Après avoir investi massivement pour présenter Zelensky comme le nouveau Churchill, une éviction aussi flagrante pourrait compromettre le soutien de l'opinion publique à l'effort de guerre dans leur propre pays. Pour les Ukrainiens lambda, ces luttes d'influence entre élites ne laissent guère d'espoir : leurs dirigeants politiques resteront à jamais liés aux agendas concurrents de leurs protecteurs étrangers, agendas éloignés des aspirations de la population ukrainienne.

Traduit par  Spirit of Free Speech

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