Pour l'ancien premier ministre, se taire face à l'horreur de la situation dans l'enclave palestinienne n'est plus possible, le silence serait déjà une forme de complicité. Chacun a le devoir d'agir et de nommer le crime en cours, affirme-t-il dans une tribune au « Monde ».
« Aujourd'hui, en regardant Gaza, en observant jour après jour ce qui s'y déroule, je dois me rendre à l'évidence tragique : un crime a lieu à Gaza, un crime de génocide. Des voix de plus en plus nombreuses, y compris parmi les historiens et les associations israéliennes, se lèvent pour le dire, et je mesure et j'admire le courage qu'il faut pour le faire, à l'image d'Omer Bartov et d'Amos Goldberg, ou de B'Tselem et de Médecins pour les droits humains.
A l'heure où l'on commémore le génocide de Srebrenica de juillet 1995, qui conduisit à la disparition de 8 000 hommes et garçons musulmans de Bosnie et au déplacement forcé de 30 000 personnes, je comprends désormais comment ce qui me semblait impossible hier est possible aujourd'hui. Je comprends que le silence, l'aveuglement volontaire, la paralysie morale, bien plus que des faiblesses humaines, sont les conditions mêmes par lesquelles le génocide est possible.
Comment accepter de voir ainsi mises hors-jeu les organisations internationales, bafoué le droit international, sans même évoquer les pressions inouïes exercées sur la justice internationale ? Toutes ces attaques ont bien pour but de maintenir la chape de plomb et de silence, puisque ces organisations ont précisément pour mandat de qualifier et de nommer l'innommable.
Une intention claire
Se taire, c'est se rendre complice. Nommer, c'est déjà agir. Oui, il faut aujourd'hui appeler les choses par leur nom. A Gaza, sous nos yeux, c'est bien un génocide qui se déroule. Toutes les formes de mort s'y accumulent : la mort par l'écrasement des bombardements incessants, la mort par la faim organisée, la mort par balle pour avoir voulu arracher quelques grammes de farine à l'arrière d'un camion, la mort par l'abandon absolu d'une population privée d'eau, d'électricité, de médicaments. La mort aussi par l'humiliation quotidienne infligée aux survivants, privés non seulement de dignité, mais aussi de toute espérance. Toutes ces formes de mort convergent dans un seul lieu, sous l'effet d'une intention claire.
Cette intention n'est pas abstraite : elle est annoncée, clamée, revendiquée par le gouvernement de Benyamin Netanyahou et de nombreux responsables politiques israéliens qui, avec la complicité de l'administration américaine et la passivité des Etats européens, assument désormais ouvertement le projet d'effacer tout un peuple.
Chaque Palestinien, chaque enfant, chaque vie innocente devient coupable par assimilation à l'acte terroriste du 7-Octobre. Chaque Palestinien, chaque enfant est perçu comme un obstacle à la réalisation du projet messianique d'un Grand Israël. Dans cette logique effrayante, tous deviennent coupables, tous sont condamnés. Aujourd'hui, trop de consciences, partout dans le monde, préfèrent ne pas voir, préfèrent ne pas savoir, et détournent volontairement le regard de cette réalité douloureuse.
Nous vivons trop souvent aujourd'hui hors de l'histoire collective tragique qui est en train de s'écrire, dans une bulle protégée, dans un espace mental, moral et physique où l'indifférence règne en maître, où ceux qui vivent confortablement peuvent détourner le regard des atrocités qui se déroulent à quelques mètres d'eux. C'est l'espace de l'aveuglement volontaire, celui de la complicité passive.
Je veux m'adresser aujourd'hui aux consciences, aux peuples, aux Etats, pour que soient enfin rompus le silence et l'inaction. Pour que chacun, intellectuel, artiste, citoyen, là où il est, prenne position clairement, fermement, immédiatement. Pour que cesse cette complicité passive qui rend possibles les pires tragédies humaines.
Nos Etats ont les moyens d'agir
Car, demain, personne ne pourra dire qu'il ne savait pas. Nous savons, nous voyons, nous comprenons. Nous avons le devoir moral absolu d'agir, de parler, de nous opposer à cette folie meurtrière qui se déroule devant nous. Reconnaître cette vérité doit plus que jamais nous conduire à refuser tout amalgame, toute essentialisation, à rester attentifs et vigilants pour prévenir tout regain d'antisémitisme.
Il est temps que la France et les nations du monde retrouvent la parole perdue de l'honneur, celle qui refuse le génocide, celle qui refuse l'inhumain. Il est temps de revenir à ce devoir premier de toute politique : protéger les vies humaines, empêcher l'irréparable, préserver l'humanité en chacun de nous. Aujourd'hui, l'histoire se déroule implacablement. Elle nous juge déjà. Ne lui laissons pas dire que nous avons échoué à sauver Gaza. Ne lui laissons pas dire que nous avons été complices par lâcheté ou par indifférence. D'autant plus que nous savons que nous pouvons agir.
Nous savons que nos Etats sont en mesure d'apporter des réponses concrètes. En décrétant la suspension immédiate de l'accord d'association entre l'Union européenne et Israël, tant que les violations des droits humains persistent. En soutenant activement la poursuite effective des responsables israéliens devant la Cour pénale internationale et en appliquant ses mandats d'arrêt.
En organisant, aussi, l'acheminement urgent de l'aide humanitaire par le biais d'une intervention armée légitime, motivée par le devoir international de protéger les populations civiles ; en ouvrant les portes de Gaza aux journalistes du monde entier car, plus que jamais, nous avons le droit et le devoir de savoir ; en amplifiant, enfin, la mobilisation internationale pour la reconnaissance d'un Etat palestinien viable, capable de protéger ses citoyens et de vivre en paix et en sécurité aux côtés d'Israël.
Mais, au-delà de tous ces moyens à notre disposition, c'est aujourd'hui la mobilisation de chacun d'entre nous, partout dans le monde, exprimant clairement et fermement son refus de l'inacceptable. Seuls, nous ne pouvons rien. Ensemble, nous pouvons tout. »
par Dominique de Villepin
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