Toute ma vie, je me suis opposé à la construction européenne. Du premier référendum de 1973 sur l'admission de la Grande-Bretagne, à celui de 2005 sur le TCE, en passant par Maastricht, j'ai toujours voté non. Et soutenu ceux qui dénonçaient et combattaient la mise en place de ce qui s'est révélé être un monstre politique, économique et institutionnel. Avec un rappel particulier pour le premier scrutin parlementaire de 1979 où le (vrai) PCF avait conduit sa liste avec les mots d'ordre prémonitoires : « non à l'Europe allemande ! » et « produisons français ! ». Ce qui lui valut évidemment les anathèmes socialistes, assortis d'accusations de dérives nationalistes quasiment fascisantes. Dans une longue vie d'engagement, je me suis souvent trompé et j'ai subi moulte défaites. Mais s'il y a bien un sujet où je considère avoir eu complètement raison depuis le début, c'est celui des conséquences de la mise en place de cette structure supranationale. Destinée à priver la France de sa souveraineté, un système juridique soigneusement construit pour être irréformable, l'a transférée à un monstre bureaucratique. Et ossifié dans des traités à valeur constitutionnelle, le néolibéralisme a été mis à l'abri de l'expression démocratique des peuples qui composent cette UE.
De trahisons politiques en trahisons politiques, tout ce processus, a été conduit en s'appuyant sur une idéologie imbécile et mensongère et grâce à des promesses de prospérité et de puissance économique dont absolument aucune n'a vu le jour. Ce sont au contraire les prévisions des opposants qui se sont toutes réalisées. Y compris la fable ridicule de l'Europe facteur de paix, oubliant que c'est l'arme atomique et la guerre froide qui l'ont garantie après 1945. À preuve la multiplication des guerres en Europe depuis la chute de l'Union soviétique.
L'extraordinaire humiliation que vient de subir l'Europe et les pantins ineptes qui la dirigent est la démonstration ultime de l'imposture. Ridiculisée au plan international, en crise économique insoluble, totalement soumise aux foucades d'une Amérique exclusivement mobilisée pour la défense de ses intérêts étroits, dirigée par des imbéciles minoritaires, en pleine dérive néofasciste autoritaire, cette Europe apparaît désunie et au bord de la dislocation. Et l'on sait bien que la seule réponse à la colère des peuples qui commencent à gronder sera celle de ce parlementaire européen répondant à un député russe qui lui posait la question de cette fragilité politique : « Nous avons assez de chiens et de policiers pour maintenir l'Europe sous contrôle ».
L'Europe vient de subir trois défaites considérables, qui finalement n'en font qu'une. D'abord économique avec le « traité inégal » imposé par Donald Trump à une UE représentée par une imbécile allemande hébétée. Ensuite diplomatique par l'organisation en Alaska d'une rencontre entre deux des grands patrons d'un monde en rapide évolution. Les pitres de la « coalition des volontaires » n'ont même pas été prévenus et il faut entendre leurs petits et dérisoires jappements. Enfin géostratégique au spectacle de la défaite militaire subie en Ukraine, dans une guerre stupide à la suite de laquelle l'UE va se retrouver toute nue devant le vainqueur.
Défaite économique : misère du « traité inégal »
J'emprunte cette expression à Arnaud Bertrand, qu'il utilise en référence à ce que les occidentaux avaient imposé à la Chine et à la dynastie Qing dans la deuxième moitié du XIXe siècle pendant le « Siècle de la honte ».
Nous avions publié il y a quelques jours un article à propos de ce stupéfiant épisode d'auto-humiliation qu'Ursula von der Leyen avait infligée à l'Union Européenne dont elle préside la Commission. Intitulé « Accord USA/UE : l'Occident-terminal bascule dans la farce », il revenait sur le fait que la séquence de l'aplatissement d'Ursula von der Leyen devant Donald Trump donnait une image carrément obscène. Accompagnée de la déclaration tout aussi obscène de Bernard Arnault, l'oligarque en chef de la République française la qualifiant : « de démonstration d'intelligence ».
L'UE s'est d'abord fait imposer des droits de douane de 15 % sur ses exportations vers les États-Unis. Sans aucune contrepartie ni réciprocité puisqu'elle s'est scrupuleusement engagée à n'établir aucun droit de douane sur les importations américaines dans l'UE. Ensuite elle a promis d'investir 600 milliards de dollars aux États-Unis, toujours sans contrepartie. Et bien sûr sans aucune justification, sauf celle de faire plaisir au « daddy » cher au cœur de Mark Rutte l'assez répugnant domestique secrétaire général de l'OTAN et ancien premier ministre batave. Enfin l'UE va « acheter par centaines de milliards de dollars des équipements militaires américains » et tout autant pour d'autres centaines de milliards de dollars d'un GNL américain pourri, à raison de 250 milliards de dollars pour chacune des 3 prochaines années.
C'est déjà totalement sidérant, mais quelques jours plus tard a été publiée un extrait vidéo donnant la vérité juridico-historique de la capitulation. Il faut regarder ce document sans s'arrêter bien sûr à la bêtise d'Ursula von der Leyen qui émane de ses yeux vides et de son langage corporel puéril, pour s'attacher à ce qu'elle dit :
À la question « quelles concessions ont fait les USA ? », Elle répond en substance : « Aucune. Il est normal de faire ce deal car l'Europe est en excédent par rapport aux USA, donc il faut rééquilibrer cette inégalité. ». Traduction : « les États-Unis, grâce à leur dollar et l'extraterritorialité de leur droit vivent à crédit sur le monde, de ce fait ils se sont désindustrialisés. Ils n'ont donc plus rien à vendre. C'est trop injuste, et il est normal que nous compensions. » Mesure-t-on le caractère proprement effarant de cette situation. Ce n'est pas un « deal », c'est simplement la perception d'un tribut, c'est-à-dire ce qu'un État verse à un autre en signe de soumission. Avez-vous entendu au sein des élites dirigeantes la moindre réaction digne de ce nom à cette humiliation ? Rien du tout évidemment, le narcisse de l'Élysée se contentant sobrement de regretter : « que nous ne soyons pas assez craints ». Sans blague !
Défaite diplomatique : les Européens, quels Européens ?
Les trois guignols à pochons du train de Kiev, que l'on voyait depuis plusieurs semaines rouler des mécaniques, et multiplier rodomontades militaires et papouilles à Zelinsky, sont bien sûrs Grosjean comme devant. Renvoyés à leur insignifiance politique et diplomatique. Dans le monde, ils sont tellement disqualifiés qu'en dehors des médias système asservis de leur pays respectifs (le pire de ce point de vue étant la France), plus personne ne s'intéresse à ce qu'ils racontent. Les Russes n'en n'ont manifestement plus rien à foutre et leur vouent un mépris de fer. Les Américains itou, et eux vont jusqu'à oublier comment ils s'appellent.
Alors pourquoi voulez-vous que, lorsque les vrais patrons décident, (on verra comment), de retrousser les manches et de commencer à avancer vers des solutions pour habiller la défaite de l'Occident, on se préoccupe de ce que les larbins ont à dire. Larbins qui ont obéi depuis le début aux ordres de l'Empire et se sont engagés corps et âme dans une guerre ruineuse et militairement ingagnable. Dès le début de l'intervention russe en février 2022 nous avons été un certain nombre (chacun à sa place), à appeler l'attention sur le caractère inepte de la propagande guerrière russophobe. Et sur les conséquences de cet aveuglement. Désolé, mais tout ce que nous avions annoncé et prévu a fini par se réaliser. Et ce n'est pas faire preuve d'immodestie de comparer ce que nous disions à l'époque et les propos du glorieux ministre de l'Économie français Bruno Lemaire sur la destruction de l'économie russe.
Les conditions d'organisation du sommet en Alaska, l'humiliation pour les dirigeants européens laissés à la porte, et ce quel que soit le résultat du processus en cours, sont le signe d'un effondrement diplomatique et le symptôme d'une sortie de l'Histoire. Et la passivité de leurs peuples respectifs n'arrangeant rien, il sera difficile d'y revenir. Et ce d'autant qu'il faudra compter avec une Russie redevenue dominante en Europe.
Défaite géostratégique : le retour de la Russie
Le déferlement russophobe et incontestablement raciste qui a saisi l'Occident à partir de février 2022 avait quand même constitué une surprise. Pour avoir bien connu l'époque de la guerre froide, et l'anti-soviétisme qui y régnait avant la chute de l'URSS, je pensais que cette aversion était d'abord et avant tout idéologique. D'ailleurs, je n'étais pas le seul puisque Vladimir Poutine lui-même confronté au refus de ses mains tendues du début des années 2000 a avoué son erreur. La détestation de l'Union Soviétique s'est transmise à la Russie démontrant que sa cause était essentiellement une défiance pour les slaves. Que l'on soit méfiant vis-à-vis des Russes qui ne sont pas un peuple commode, et parfois difficiles à appréhender pour un européen de l'Ouest peut se comprendre. Tout comme l'hostilité de ces pays d'Europe centrale qui ont eu à connaître le statut peu enviable de glacis défensif après le déclenchement de la guerre froide. Mais ce qui a déferlé sur l'ensemble des médias européens relevait d'un incontestable racisme à base de suprématie occidental, d'ignorance crasse, et de bêtise. Les élites de chacun des pays, la France en tête de gondole, n'ont pas hésité à proférer les pires insanités avec le plus grand sérieux. Oubliée l'Histoire, oubliée la culture, oublié le simple bon sens, on assista à une étonnante surenchère. C'était Ursula von der Leyen (encore elle) affirmant tranquillement que l'armée russe était obligée de voler les machines à laver dans les maisons ukrainiennes pour récupérer les puces informatiques et en équiper leurs missiles. C'étaient les généraux en retraite se bousculant pour déverser de pures insanités rémunérées sur les plateaux, décrivant l'armée russe comme un ramassis de moujiks sans armes se battant avec des pelles. C'était le président de la République lui-même niant les chiffres du FMI et de la Banque Mondiale qui osaient dire la vérité sur la réalité de la situation économique de la Russie. C'étaient des médias européens prestigieux répercutant sans barguigner les légendes sur l'état de santé de Vladimir Poutine et ses multiples cancers, et son interchangeabilité avec ses sosies (!!!)
On s'arrêtera là, il y aurait de quoi publier une encyclopédie de plusieurs volumes sur toute les âneries proférées et entendues. Toutes ces imbécillités ont bien sûr constitué une aubaine pour le pouvoir russe dont les médias se sont fait un plaisir de les répercuter chez eux. Moyen d'illustrer la position du Kremlin selon laquelle il n'y avait plus rien à discuter avec ces gens-là décidés à mettre la Russie à genoux. Après un voyage récent en Russie, Emmanuel Todd a fort justement qualifié la russophobie occidentale de pathologie relevant des soins d'un psychiatre.
Le problème est que maintenant, après sa défaite, cette Europe désunie, humiliée, affaiblie va devoir vivre avec une Russie dont elle ferait bien de comprendre la réalité. Et sûrement pas en poursuivant ses rodomontades bellicistes, et étalant ses fantasmes d'une puissance militaire dont elle n'a pas les moyens. Parce que sa défaite est aussi celle de l'OTAN. Alors l'avenir les temps jamais écrits, il est inutile de faire des prédictions incertaines. Mais peut-être d'esquisser un avenir post-conflit en Ukraine à partir de faits déjà établis, de la réalité de la victoire russe, en s'interrogeant sur les marges de manœuvre réelles de l'Occident.
Une supériorité militaire structurelle de la Russie
La Russie a conservé, depuis la fin de la guerre froide, une armée de masse et des capacités industrielles et scientifiques dédiées à la guerre de haute intensité. Contrairement à l'Occident, qui a démantelé ou sous-financé ses capacités terrestres, la Russie a maintenu un appareil militaire robuste et cohérent avec ses objectifs stratégiques. Elle vient de se doter d'une expérience irremplaçable avec ces trois ans d'une guerre du XXIe siècle. Personne en Europe ne sera avant longtemps capable de l'égaler, même avec le réarmement massif dont elle rêve et sur lesquels on peut avoir de gros doutes. Par ce que la Russie dispose non seulement d'une armée de conscription nombreuse, mais aussi des structures de commandement et de soutien nécessaires pour la faire fonctionner. Elle sait mobiliser, déployer, entretenir et faire évoluer ses troupes en temps réel. Elle a aussi acquis une expérience opérationnelle de masse, impossible à reproduire. En face, les armées européennes, souvent dépendantes de volontaires et de budgets instables, sont structurellement incapables de soutenir une guerre prolongée. De plus, face à une Russie unifiée l'Occident est fragmenté, entre de nombreux pays, aux moyens, langues, matériels et doctrines, hétérogènes.
Par ailleurs, la Russie a pris une avance incontestable et peut-être considérable dans les outils de la guerre moderne à base d'hyper surveillance du front, de missiles hypersoniques de précision. Ainsi que par l'usage désormais massif des drones qui ont transformé le théâtre de bataille. Que la guerre en Ukraine lui a permis d'intégrer dans un cadre doctrinal et opérationnel cohérent. Qui est une tradition russe depuis Alexandre Svechin le théoricien de « l'art opératif » dans ce pays-continent. Que les imbéciles nombreux chez nous, ont qualifié en ricanant de « station-service qui se veut un État », en oubliant comme Napoléon et Hitler, l'atout de sa géographie et de sa profondeur stratégique.
Un ensemble occidental, États-Unis compris, en état d'infériorité
Sur le plan de la dissuasion nucléaire, la Russie a probablement une puissance techniquement supérieure à celle des États-Unis, mais cela ne lui permettrait pas en cas de première frappe d'éviter la destruction mutuelle assurée (DMA). Et réciproquement d'ailleurs. En revanche sur le terrain de la guerre conventionnelle l'Occident en général, et l'Europe en particulier sont en situation d'infériorité. À commencer par les ressources humaines, puisqu'il est aujourd'hui extrêmement difficile de recruter des masses de soldats dont une guerre ce type aurait besoin. Et bon courage à ceux des politiciens qui voudraient s'amuser à revenir à la conscription.
On nous a annoncé par ailleurs des chiffres mirobolants d'investissement dans l'industrie militaire en oubliant deux choses au-delà de la disponibilité de tout cet argent. Tout d'abord l'industrie militaire russe, son « complexe militaro-industriel, tout comme celui des Chinois, relève d'un secteur public directement sous le contrôle de l'État. Les industries de défense occidentales sont quasi totalement privatisées, et obéissent évidemment aux critères néolibéraux de rentabilité financière immédiate incompatibles avec les contraintes de la guerre. Leurs chaînes d'approvisionnements sont en plus dépendantes de pays étrangers comme la Chine (!), et leurs chaînes de production ont souvent été démantelées. En France par exemple Emmanuel Macron, choisi par l'oligarchie pour ça, poursuit soigneusement la destruction de notre industrie de défense au profit des États-Unis. Et puis, il y a la corruption, qui existe aussi en Russie, mais qui gangrène totalement les procédures d'achat en Occident. Celle qui règne aux États-Unis est simplement vertigineuse. Pour un résultat illustré ici par Mark Rutte secrétaire général de l'OTAN, qui a rappelé que la production cumulée de tous les pays de l'OTAN en matière d'obus pendant un an correspondait à ce que l'armée russe dépensait en un mois sur le front ukrainien… Alors, bon courage pour aller affronter les moujiks.
La nouvelle attitude des États-Unis à propos de la guerre en Ukraine, circonstancielle puisque conséquence de la victoire électorale de Donald Trump, démontre s'il en était besoin la désunion occidentale. À quoi s'ajoute comme facteur de division la catastrophe du massacre de Gaza. Depuis plus de 20 ans, les Européens ont été incapables d'imaginer ou de concevoir une stratégie politique commune face à la Russie. Face à la défaite qui se profile, le soutien de toutes les aventures américaines en Ukraine avant 2022, puis à une guerre dont le simple simple bon sens aurait permis de prévoir l'issue, vont nécessairement provoquer des crises multiples au sein des institutions européennes. À base de recherche de boucs émissaires, de rivalités, et de crises politiques internes, voire pire. Lampedusa nous avait rappelé que si « La victoire a cent pères, la défaite est orpheline. » Et il est possible, voire souhaitable, que les actions en recherche de paternité de la défaite prennent des tournures judiciaires…
Une citation probablement apocryphe attribuée à Lénine lui faisait dire : « Il est des décennies où il ne se passe rien, et des semaines qui sont des décennies ». L'intervention russe de février 2022 a provoqué une accélération de l'Histoire et nous sommes en train d'assister à la fin de « rules-based international order » cher à l'Hégémon américain, au profit de l'émergence d'une multipolarité à laquelle même les États-Unis de Donald Trump souhaitent, certes à leur façon, s'intégrer.
Par conséquent s'imaginer que la Russie chercherait à réintégrer un ordre international à l'ancienne est complètement illusoire. Forte de sa victoire, la Russie va évidemment vouloir d'abord consolider une position la mettant à l'abri de ce qu'elle considère comme ses « risques existentiels ». Mais ensuite elle va assumer en Europe le rôle qu'elle remplit déjà aux côtés de la Chine dans les BRICS. Celui d'une pièce maîtresse dans la nouvelle organisation du monde.
Même si elle en aurait les moyens, cela ne signifie pas nécessairement des interventions militaires, mais probablement une stratégie d'influence, de dissuasion et de pression permanente, visant à imposer un nouvel équilibre des puissances sur le continent. Historiquement, la Russie a toujours préféré être crainte que courtisée ou aimée.
Le début de la guerre en Ukraine a dévoilé un processus de changement du monde, et provoqué une accélération de l'Histoire. Dont Xi Jinping avait pris acte à Moscou avec sa fameuse déclaration sur le perron du Kremlin sur « le changement que l'on n'avait pas vu depuis un siècle et que la Russie et la Chine allait conduire ensemble ». La fin de la guerre en Ukraine pourrait marquer un autre tournant historique : l'émergence durable de la Russie comme puissance dominante en Europe, avec l'effondrement de l'illusion occidentale d'un ordre mondial libéral unipolaire. Ni l'OTAN, ni l'UE ne semblent en mesure de s'adapter à cette nouvelle donne.
L'Amérique c'est une autre histoire.
Régis De Castelnau
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