Journal dde.crisis de Philippe Grasset
... Donc, vous ne saurez rien de ce que je n'ai moi-même pas appris. Jusqu'ici, le raisonnement sonne juste bien qu'il soit complètement déployé d'une façon abusive, inutile et fort prétentieuse. Je veux dire pourtant ceci qui est important :
• Cette absence d'information est un fait, mais un fait qui s'avère sans importance car les deux hommes se sont dits peu de choses pour l'organisation de l'avenir, sinon décidé un voyage de retour vers la Russie, très vite, pour une nouvelle rencontre.
• Toutes les conditions de la rencontre ont montré qu'il ne s'agissait que des USA et de la Russie, que les deux pays étendent évoluer d'abord pour eux-mêmes et pour leurs relations. On a beaucoup chuchoté que le lieu choisi, l'Alaska, avait été suggéré par Poutine, pour tout ce qu'il avait signifié de la plus grande proximité entre les deux pays, et notamment les livraisons d'armes US à l'URSS pendant la Deuxième guerre mondiale.
• On parle aussi de la résurrection du projet ( McKinley, 1901) de tunnel de Behring entre les deux points extrêmes des USA et la Russie, pour ouvrir une nouvelle "route de la paix".
... Et certaines autres choses, sans aucun doute. Mais rien de tout cela ne nous importe. Il nous importe d'abord de voir démontré le fait que tout ce qu'on attend d'un événement (spéculations, projets, complots, etc.) ne vaut rien face à la force de la réalité de l'événement accompli. Pour nous expliquer, nous allons nous attacher à une seule chose : cette réalité que nous avons vue des rapports et liens entre les deux hommes. Nous remonterons à l'un de nos favoris du IIème-IIIème siècle.
« n'étant pas mauvais en soi »
Car l'une de nos citations favorites, non notre citation favorite, et de loin, est celle-ci sur l'identité et l'opérationnalité du Mal, ou du Diable si vous voulez quoique cette image soit incomplète... Ainsi parlait Plotin :
« Car on pourrait dès lors arriver à une notion du mal comme ce qui est non-mesure par rapport à la mesure, sans limite par rapport à la limite, absence de forme par rapport à ce qui produit la forme et déficience permanente par rapport à ce qui est suffisant en soi, toujours indéterminé, stable en aucun façon, affecté de toutes manières, insatiable, indigence totale. Et ces choses ne sont pas des accidents qui lui adviennent [au mal], mais elles constituent son essence en quelque sorte, et quelle que soit la partie de lui que tu pourrais voir, il est toutes ces choses. Mais les autres, ceux qui participeraient de lui et s'y assimileraient, deviennent mauvais, n'étant pas mauvais en soi. »
Le terme qui compte est bien la dernière phrase, – « n'étant pas mauvais en soi », – qui indique que tout ce qu'il y a de mal, qui attaque l'individu avec une telle force qu'on pourrait croire qu'il « devient mauvais en soi » (c'est-à-dire, le simulacre de croire que leur essence même est investie) et qui pourtant n'est pas « mauvais en soi. ». Cela signifie qu'un individu, touché par le mal jusqu'à faire croire qu'il est "le mal en soi", en vérité n'est « pas mauvais en soi ». Le Diable (le Mal) ne va pas jusqu'à s'investir totalement dans le Un ainsi converti, de peur de perdre son essence propre ; et ainsi, n'ayant fait son travail que jusqu'à l'extrême limité, dans les moments décisifs il ne peut rien devant la partie de l'Un restée hors de sa portée, et qui soudain choisit une autre voie qui est le contraire du Mal.
Ainsi Larry Johnson peut-il justement écrire que la rencontre d'Helsinki, de par le lien d'estime incompréhensible entre Poutine et Trump affirmé opérationnellement dans la réalité, a-t-il emporté tout le reste et a constitué « A Disaster for the Neocons » (Johnson). Notez bien que dans son titre, Johnson, qui n'aime pourtant guère Trump, ne parle pas d'un désastre pour Trump :
« Le sommet Poutine-Trump : un triomphe pour Poutine, un désastre pour les néoconservateurs »
Cela signifie bien que, dans ce moment décisif où la suite (voyage de Trump à Moscou, notamment) est programmée, préparée, décidée, les neocon sont balayés. Cela est l'œuvre de deux hommes qui se rencontrent soudain, soudainement liés par un lien indescriptible et insaisissable, – comme Trump avait montré, en une occasion mais sans aller jusqu'au succès, avec le Nord-Coréen Kim contre la fureur de haine de tous ses neocon de l'époque (Bolton en tête).
« Lorsque Poutine s'est approché du micro et a commencé à parler, le monde néoconservateur a implosé. Au lieu d'un Poutine agonisant implorant Trump de l'aider, le président russe s'est exprimé calmement, insistant d'abord sur l'importance historique de l'Alaska comme pont aérien qui a fourni à la Russie des approvisionnements essentiels pendant la Seconde Guerre mondiale. Tout au long de son discours, Poutine a loué Trump pour sa fiabilité en tant que négociateur et pour avoir instauré un dialogue porteur d'espoir de normalisation des relations. Poutine n'a pas reculé sur une seule position qu'il avait précédemment présentée concernant les exigences de la Russie pour mettre fin à la guerre en Ukraine. Il a réaffirmé que le cœur du problème réside dans les causes profondes, à savoir l'expansion de l'OTAN vers l'est.» Trump a enfoncé le clou en plein cœur des vampires néoconservateurs, qui salivaient à l'idée d'apprendre que Trump avait forcé Poutine à accepter un cessez-le-feu, car Poutine, du moins dans leur monde illusoire, cherchait désespérément un accord. Rien du tout ! Trump a félicité Poutine et a déclaré que leurs discussions avaient été productives, même si certaines questions restaient en suspens. »
Dans cette bataille, à cet instant, le diable a été défait. Nul ne doit s'y tromper : une bataille gagnée ne termine pas la guerre elle-même, mais son résultat montre que la guerre est loin, très loin d'être à ceux qui croyaient déjà l'avoir gagnée.
"Le serpent qui persiflait"
Vous voyez bien que je ne dis rien d'aucun de ces deux hommes ; pas de félicitations, de remarques ironiques, de scepticismes conséquents, d'habileté remarquable et de besoin de popularité vulgaire, – rien d'aucun d'eux. Dans cette courte séquence, ils ont tenu leur rôle et exprimé ce que le Ciel voulait et attendait d'eux. On ne les félicite pas pour ça puisqu'ils ont fait ce qu'ils devaient faire. Ils ont écrasé "l'ennemi principal" dans cet instant et pour l'instant, – mais victoire temporaire, ne vous reposez pas sur vos lauriers ! Ils ont fait taire un instant "le serpent qui persiflait", la Gorgone aux milliers de têtes déformées par la haine nourricière du Rien et favorite de longues baignades dans le Vide, encore plus bas que l'"Enfer" de Dante.
Note de PhGBis : « L'idée du "serpent qui persiflait" est d'une grande importance. Les ‘neocon' sont les serpents qui persiflent' (la guerre sans fin jusqu'à la Fin des Temps) de la postmodernité. De l'idée "le serpent qui persiflait", je rappelle ceci du ‘Glossaire.dde' du 29 décembre 2014 :» "[N]ous aussi, devant le mystère, nous avons notre hypothèse. Bien que le rapport entre"persifler"et"siffler"(dans le sens de siffler des acteurs sur scène par dérision) ne soit nullement assuré, – par exemple,"persifler"n'a qu'un f et"siffler"deux, – nous le conservons pour une image qui est un symbole. Pour nous, le"persiflage"qui saisit [brusquement, lettre de Voltaire de 1734] le Siècle des Lumières est comme le sifflement sardonique d'un serpent gigantesque qui s'apprête à frapper le XVIIIème siècle et à lui inoculer le venin de la capitulation finale de l'esprit humain. A part cette interprétation symbolique, effectivement, l'identification de"persiflage"au mot"mystification"doit nous arrêter, car c'est aussi exactement cela. Le XVIIIème siècle arrange l'entrée en servilité de la raison humaine, comme on entre dans les ordres." »
Homme sincère, je ne vous promets rien que « du sang, de la sueur et des larmes », tant il reste à faire, et tant notre destin se trouve au-delà de cette "vallée de larmes". Il n'empêche qu'il y a ceci : cette "alliance" bien improbable entre deux hommes que tout sépare et qui pourtant tendent à se réunir à cette occasion, – et avant d'autres ? On verra, – se fait, plutôt consciemment (Poutine) et certainement inconsciemment (Trump), contre ce qui s'avère, pour ceux qui ont la pensée sur ses gardes, un danger commun menaçant le genre humain ;
Cherchez si vous le voulez des arguments rationnels, des calculs tactiques, de la géopolitique de comptoir, des menaces existentielles, – ce ne sont que des bribes de jugements sur les personnes qui ne signifient rien pour ce qui est de notre grande affaire de la GrandeCrise. Il reste bien cette sorte d'étrange proximité d'estime, presque d'amitié qu'importe. La rage des neocon décrite par Johnson me suffit amplement : ce qui est pris n'est plus à prendre !
Mis en ligne (enchaînement titre-texte du début) le 16 août 2025 (16H.35)