19/08/2025 ssofidelis.substack.com  8min #287731

Hommage à tous ceux qui se sont battus pour un monde meilleur et sont morts si jeunes

Frantz Fanon Photo © DR

Par  Vijay Prashad, le 17 août 2025

Les jeunes révolutionnaires ont apporté une contribution inestimable aux luttes anticoloniales et de libération nationale.

En juillet, quelques jours après le centenaire de la naissance de Frantz Fanon, j'ai déjeuné avec sa fille, Mireille Fanon Mendès-France. Lorsque j'ai évoqué le fait que Fanon était mort si jeune, à l'âge de trente-neuf ans, Mireille m'a corrigé : "Non, trente-six ans". Même trois années supplémentaires auraient été un cadeau pour lui, car il aurait pu mener à bien d'autres projets et passer plus de temps avec sa famille, et pour nous, car nous aurions peut-être lu l'ouvrage qui aurait suivi Les Damnés de la terre, une réflexion sur la manière de concevoir un projet national qui ne succombe pas aux pièges d'un nationalisme borné. Mais tel n'était pas le cas.

En repensant à ma conversation avec Mireille et à l'héritage laissé par son père, j'ai demandé à l'équipe de Tricontinental de m'aider à dresser une liste de leaders révolutionnaires et d'intellectuels morts avant leur quarantième anniversaire. Les noms ont afflué, un véritable mémorial numérique dédié à des gens assassinés pour leurs opinions, la liste allant de Josina Machel (25 ans) au Mozambique à Che Guevara (39 ans) à Cuba. J'ai été tenté de publier une version abrégée de cette liste, mais je me suis ravisé. Comment réduire une liste déjà incomplète, alors que tant de dirigeants et d'intellectuels ont été assassinés par les structures de répression colossales du système impérialiste ?

Plutôt que de dresser une liste incomplète, attardons-nous sur Fanon, qui a publié deux livres durant sa courte vie : Peau noire, masques blancs en 1952, et Les Damnés de la terre en 1961, quelques mois avant sa mort. Deux autres ouvrages, L'An V de la révolution algérienne, écrit en 1959, et Pour la révolution africaine, un recueil d'essais écrits entre 1952 et 1961, ont été publiés à titre posthume en 1964.

S'appuyer sur cette œuvre pour affirmer que c'est tout ce que Fanon a produit et que sa contribution se limite à sa pratique psychiatrique et à son travail pour le mouvement de libération algérien tient de l'erreur. Les chercheurs considèrent Fanon comme une œuvre achevée, alors qu'il n'avait pourtant pas encore atteint sa pleine maturité. La clarté de l'argumentation de son dernier livre a ouvert de nouvelles pistes de réflexion qu'il aurait pu approfondir après 1961, si sa vie n'avait pas été abrégée, notamment grâce aux preuves de plus en plus nombreuses révélant les contraintes internes et externes imposées aux États postcoloniaux.

Il y a cinq ans, le centre de recherche Tricontinental a publié un  dossier intitulé The Brightness of Metal (mars 2020), proposant une analyse préliminaire de la pensée de Fanon sur la libération nationale. Cependant, cette analyse n'est que partielle, car l'œuvre de Fanon reste inachevée au moment de sa mort prématurée.

On perçoit clairement les prémices du livre que Fanon aurait écrit après l'assassinat de Patrice Lumumba, âgé de trente-cinq ans, le 17 janvier 1961, dans l'essai qu'il a rédigé après cet événement. Publié en février 1961 dans Afrique Action, l'argumentation de "La mort de Lumumba était-elle inévitable ?" est résumée par un passage éloquent :

"Notre erreur, l'erreur que nous, Africains, avons commise, a été d'oublier que l'ennemi ne rend jamais les armes de bonne foi. Il ne reconnaît jamais ses torts. Il capitule, mais ne renonce pas.

"Nous avons cru que l'ennemi perdrait toute combativité et toute capacité de nuisance. Si Lumumba constitue un obstacle, Lumumba disparaît. Hésiter à tuer n'a jamais caractérisé l'impérialisme.

L'impérialisme n'est en effet jamais porté à la générosité ni à l'humanisme.

Dans son essai sur Lumumba, Fanon mentionne également deux noms, sans toutefois entrer dans les détails :

"Regardez Ben M'hidi, regardez Moumié, regardez Lumumba".

Mohammed Larbi ben M'hidi (1923-1957) était l'un des six membres fondateurs du Front de libération nationale algérien (FLN). Surnommé "Larbi le Sage", il était commandant de la zone militaire de la Wilaya V dans la région d'Oran et a ensuite dirigé le FLN lors de la bataille d'Alger. Il a été capturé en février 1957, sauvagement torturé et exécuté un mois plus tard à l'âge de trente-trois ans. La France ne pouvait tolérer cet Algérien intègre.

Comme en Algérie, la répression française au Cameroun a été féroce, causant la mort de dizaines de milliers de personnes au cours d'attaques sanglantes contre la population civile. Cette histoire est tombée dans l'oubli. Moumié a été assassiné à Genève par un membre des services secrets français qui l'a empoisonné au thallium. Il avait trente-cinq ans.

Les morts de M'Hidi, de Moumié et de Lumumba, que Fanon connaissait personnellement, ont révélé la barbarie de l'impérialisme. L'émergence d'un rebelle déterminé à mener un peuple vers la souveraineté était synonyme de mort. Lumumba était un radical, un homme "entièrement dévoué à l'Afrique", selon Fanon, dont le cœur battait pour les peuples africains et qui n'a pas vendu son âme à l'impérialisme. Voilà pourquoi il a été tué.

La Belgique, la Grande-Bretagne, la France et le Portugal ont refusé de se retirer pacifiquement de leurs colonies africaines. Ils ont eu recours à toutes les tactiques, y compris à celles employées par les nazis et les Japonais pendant la Seconde Guerre mondiale, et qui ont ensuite été qualifiées de crimes de guerre lors des procès de Nuremberg et de Tokyo.

Si ces mêmes critères avaient été appliqués aux guerres coloniales, de l'Algérie au Cameroun, les dirigeants militaires et civils de ces pays européens auraient été pendus. Le général Tomoyuki Yamashita, de l'armée impériale japonaise, a par exemple été pendu en 1946 après avoir été déclaré coupable, en vertu du principe de la responsabilité du commandement (plus tard connu sous le nom de "norme Yamashita"), des atrocités commises par ses troupes contre des civils aux Philippines.

Si ce principe avait été appliqué de manière cohérente, le maréchal britannique Gerald Templer aurait été pendu pour son rôle dans le maintien de l'état d'urgence en Malaisie (1948-1960), notamment pour les camps d'internement et la guerre chimique menée par les Britanniques contre la population civile, qui préfigure l'utilisation ultérieure de l'agent orange par les États-Unis au Vietnam.

Les généraux français Jean-Marie Lamberton et Maxime Briand auraient également été pendus pour leur rôle dans la guerre menée au Cameroun (1955-1964), lorsque les troupes françaises se sont rendues coupables d'une extrême cruauté envers les insurgés et les civils, commettant notamment des massacres et utilisant la décapitation comme arme psychologique, selon des rapports.

Mais, bien sûr, ils sont tous morts en héros, couverts de gloire et de médailles.

Il ne faut pas oublier que, à la fin de la guerre, les Français ont testé leur bombe nucléaire à Reggane, en Algérie, dans le désert du Sahara, le 13 février 1960, faisant ainsi de la France le quatrième pays au monde à posséder l'arme nucléaire. La France a refusé de signer le traité d'interdiction partielle des essais nucléaires de 1963. L'Algérie a obtenu son indépendance en 1962, mais la France lui a imposé un bail de cinq ans pour poursuivre ses essais nucléaires à Reggane, ce qu'elle a fait jusqu'en 1966. Elle a ensuite transféré ses essais vers les atolls de Fangataufa et Moruroa, dans l'océan Pacifique, où elle a mené 193 essais nucléaires au cours des trente années suivantes.

Alors que la France testait ses bombes atomiques à Reggane, Fanon écrivait dans Les Damnés de la terre : "Les sommes astronomiques investies dans la recherche militaire et le nombre d'ingénieurs convertis en spécialistes de la guerre nucléaire auraient pu, en quinze ans, élever de 60 % le niveau de vie des pays sous-développés". Bien qu'il évoque les essais en termes économiques, il aurait tout aussi bien pu les aborder sous l'angle de la menace politique : si les assassinats n'étaient pas efficaces, la France pouvait toujours recourir à la bombe atomique contre ses colonies rebelles.

Fanon a rencontré Lumumba et Moumié au nom du gouvernement provisoire algérien lors de la Conférence des peuples africains de 1958 organisée par le Premier ministre ghanéen Kwame Nkrumah à Accra. Ils ont discuté de la nécessité des luttes de libération nationale, de la meilleure façon de se protéger contre la barbarie des forces impérialistes, et de la manière de progresser au-delà des tentacules de la structure néocoloniale. Fanon envisageait la création d'une Légion africaine, une force militaire de libération du continent composée d'Algériens et de leurs alliés. Dans ses notes prises lors de ces réunions, il a écrit à propos de la mort de Moumié :

"Une mort abstraite, frappant ainsi l'homme le plus réel, le plus vivant, le plus passionné. Félix se montrait toujours très enthousiaste. Il était offensif, fougueux, plein de colère, amoureux de son pays, et haïssait les lâches et les manipulateurs. Il était à la fois austère, intransigeant et incorruptible. Un concentré d'esprit révolutionnaire dans soixante kilos de muscles et d'os".

Ces phrases pourraient tout aussi bien s'appliquer à Fanon.

Le certificat officiel de décès de Fanon mentionne une pneumonie bronchique, mais ce n'est là que ce qui figure sur le document. Un agent de la CIA, C. Oliver Iselin, était présent lorsque Fanon est mort. Voilà ce que l'on sait.

Traduit par  Spirit of Free Speech

 ssofidelis.substack.com