25/08/2025 elucid.media  22min #288306

Accord Aukus : l'Australie se retrouve prise au piège par l'Us Navy

publié le 25/08/2025 Par  Jack Thompson

Annoncé en fanfare en 2021, le partenariat stratégique trilatéral de sécurité entre l'Australie, le Royaume-Uni et États-Unis ( AUKUS) ne cesse de susciter des remous. Aux risques d'une  prolifération nucléaire que nous avons décryptée précédemment sur Élucid, s'ajoute désormais un dilemme interne. Selon le bon plaisir de Donald Trump ou de ses successeurs, l'Australie pourrait bien ne jamais voir les sous-marins nucléaires d'attaques (SNA) qu'elle finance.

« Art. 1352 - Autorisation de vente de sous-marins de classe Virginia à l'Australie [...] Le président est autorisé à transférer jusqu'à deux sous-marins de classe Virginia, provenant des stocks du Département de la Marine, au gouvernement australien dans le cadre d'une vente, et à transférer un troisième sous-marin de classe Virginia [...]. »

Cet extrait ( p. 514-515) de la Loi d'autorisation de la défense nationale pour l'exercice fiscal 2024, paraphé le 22 décembre 2023 par Joe Biden, légalise la vente par les États-Unis de trois sous-marins nucléaires d'attaques (SNA) à l'Australie. Le contrat est désormais acté, signé et bon pour la livraison ; l'engagement américain est irréversible. Sauf que le diable se cache dans les détails. En l'occurrence, l'alinéa (d) de ce texte de loi intitulé « Certifications et autres exigences » :

« Au plus tard 270 jours avant le transfert d'un bâtiment autorisé en vertu du paragraphe (a), le président soumet aux commissions compétentes du Congrès et à la direction du Congrès une certification selon laquelle le transfert de ces bâtiments : (i) ne portera pas atteinte aux capacités sous-marines des États-Unis ; (ii) est conforme à la politique étrangère et aux intérêts de sécurité nationale des États-Unis. »

Cette certification autorise donc Washington à annuler le partenariat et conserver pour son usage exclusif les sous-marins achetés par Canberra. Surgit plus deux ans après le lancement officiel de l'AUKUS, ce droit de veto présidentiel impromptu n'est pas une réelle surprise ; il existe depuis 1968.  L'Arms Export Control Act (loi sur le contrôle des exportations d'armes) stipule que le président peut « contrôler l'importation et l'exportation d'articles et de services de défense » en exigeant des licences d'exportation, voire en les révoquant.

Afin d'éviter d'éventuels malentendus, l'AUKUS bénéficie d'une dispense de licence d'exportation définie dans le Code of Federal Regulations (CFR), titre 22 (Affaires étrangères). Le  règlement administratif 126.7 délimite une « exemption pour le commerce et la coopération en matière de défense entre l'Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis ». Mais  un alinéa a été ajouté le 22 décembre 2023 à la Loi sur le contrôle des exportations d'armes pour recadrer le partenariat AUKUS : « (ii) En raison d'un changement substantiel de circonstances, la suspension [de la dispense de licence] est nécessaire pour protéger les intérêts vitaux de sécurité nationale ou de politique étrangère des États-Unis ».

Dit autrement, si la livraison des sous-marins est garantie par une dispense de licence d'exportation, celle-ci peut être... suspendue à tout moment par Washington. Conclusion, Canberra investit dans les chantiers navals de l'Oncle Sam, sans que ce dernier soit tenu d'honorer ses propres engagements...

Récriminations initiales

Dès l'annonce du lancement de l'AUKUS par Joe Biden, Boris Johnson et Scott Morrison, le 15 septembre 2021, l'ancien Premier ministre australien  Malcolm Turnbull (2015-2018) avait critiqué ce partenariat. Une « tromperie extraordinaire » pour Turnbull ; Morrison aurait littéralement « jeté la France sous un bus ». Sa colère se teinte d'une rancœur personnelle. C'est en effet au cours de son mandat que fut signé en 2016 le « contrat du siècle » entre Paris et Canberra : 12 sous-marins conventionnels Shortfin Barracuda, un contrat initial de 50 Md$, dont 8 à 10 Md$ pour la France. Vexant.

Plus incisif, l'ancien Premier ministre australien Paul Keating (1991-1996) voyait au-delà de la réaction épidermique de Turnbull. Dès le 16 septembre 2021, Keating  anticipe les conséquences de ce partenariat :

« L'accord annoncé [...] reviendra à un verrouillage des équipements militaires australiens - et donc de ses forces - avec ceux des États-Unis, dans un seul objectif : la capacité d'agir collectivement dans tout engagement militaire des États-Unis contre la Chine. Cet arrangement entraînera une nouvelle perte dramatique de la souveraineté australienne, car la dépendance matérielle envers les États-Unis privera l'Australie de toute liberté ou de tout choix dans un engagement qu'elle jugerait approprié. »

Et Keating  affine son analyse le 29 septembre :

« La décision américaine sur les sous-marins ne portait pas seulement sur la guerre sous-marine ; il s'agissait de donner huit sous-marins, payés par nous, au commandement des États-Unis, comme une partie intégrante de leur flotte du Pacifique. Trouvez-moi un autre pays prêt à une soumission pareille. »

Tout est dit. Selon Keating, l'AUKUS incarne avant tout un stratagème visant à renforcer les capacités de l'US Navy. Il ne s'agit ni plus ni moins de préserver la suprématie navale américaine face à la montée en puissance de la Chine. Bref, c'est une alliance, enfin au sens large, car il ne s'agit pas à proprement parler d'une alliance militaire, mais d'un partenariat. La différence est subtile, car l'Australie conserve son autonomie stratégique ; les guerres de l'Oncle Sam ne deviennent pas automatiquement les siennes.

Cet accord implique toutefois l'implantation de futures bases américaines sur le sol australien. Une conséquence que  Joe Biden s'est bien gardé d'annoncer de manière explicite le 15 septembre 2021. Il avait biaisé en mentionnant un vague engagement de l'Amérique à « soutenir l'Australie dans l'acquisition de sous-marins à propulsion nucléaire pour la Royal Australian Navy [(RAN)] ». En filigrane transparaît tout de même le contrôle de l'US Navy sur la RAN à travers la formation des équipages, la logistique et l'entretien spécifique des SNA Virginia. La suite coule de source : la complexité de ces tâches nécessitera la présence de spécialistes américains in situ. Vu que l'US Navy y prendra en charge les futurs SNA australiens, autant qu'elle y assure en même temps la maintenance des SNA américains patrouillant dans la région. Et le plus tôt sera le mieux.

 Un agrément complémentaire à l'AUKUS est annoncé en juillet 2024 : à partir de 2027, quatre SMA Virginia américains et un SMA Astute anglais stationneront à  HMAS Stirling, une base navale sur la côte ouest de l'Australie. Paul Keating a vu juste : cette « dépendance matérielle envers les États-Unis » se révèle lourde de conséquences...

Des sous-marins à la mode arlésienne ?

Élément central de l'AUKUS pour la période 2030-2040, les chantiers navals américains sont supposés pallier le vide capacitaire créé par le retrait de ses sous-marins de la classe Collins qui débutera en 2026. La livraison intermédiaire de trois SNA Virginia (2032, 2035 et 2038) à l'Australie comblera ce vide capacitaire en attendant les premières livraisons des « SNA AUKUS » prévues dans les années 2040. Or, l'US Navy a un sérieux problème, sa flotte vieillissante nécessite un entretien de plus en plus chronophage. Un  rapport du GAO (Government Accountability Office, l'équivalent américain de la Cour des comptes) publié en 2005 appelait déjà à revoir l'efficacité des programmes de maintenance.

En 2016, un  nouveau rapport du GAO constate qu'entre 2011 et 2016, 63 % des navires de surface étudiés (107 sur 169) ont subi des retards de maintenance, entraînant 6 603 jours opérationnels perdus. L'amiral Philipp Davidson, le commandant de la flotte américaine dans la région Indo-Pacifique, tire la  sonnette d'alarme en 2019. « Mes besoins quotidiens ne sont satisfaits qu'à un peu plus de 50 % de ce que je demande », déclare-t-il à propos de ses ordres de mission impliquant des sous-marins.

Survient alors la Covid-19. Les retards s'accumulent sur les retards. La pandémie surmontée, les chantiers navals croulent sous les commandes. En 2022,  l'amiral Gilday évoque un problème intrinsèque de l'industrie navale ; il ne s'agit pas tant des commandes de l'US Navy, mais des capacités de production qui atteignent leurs limites : « Si nous mettons la capacité [industrielle] au premier plan [de notre stratégie] et que nous achetons des navires à un rythme plus rapide que ce que nous pouvons maintenir, nous allons le payer ». En d'autres termes, les chantiers navals se révèlent tout aussi vieillissants que la flotte, ils nécessitent une remise en état.

L'administration Biden a multiplié les investissements dans les chantiers navals. À  Portsmouth, 520 millions de dollars ont été injectés en 2024 afin de réaménager les docks, moderniser les équipements et, in fine, accélérer les cadences de production, tout en écourtant les périodes de maintenance des sous-marins de 5 à 10 %. Malgré tous ces efforts, les chantiers navals américains demeurent à la traîne. Un  rapport du GAO d'avril 2025 est accablant : l'ensemble des constructions navales accusent des retards se chiffrant en mois, sinon années.

L'exemple du  Block IV - pour la quatrième itération d'une série de SNA Virginia - est symptomatique de cette dérive. Initialement, ce block devait produire 10 Virginia entre 2015 et 2025. À ce jour, seulement  cinq ont été livrés ; un sixième est tout juste sorti de sa cale de construction en juillet 2025. Les retards accumulés s'élèvent à 36 mois. Au mieux, ce block censé être achevé cette année le sera en 2028, du moins en théorie... Et le Block V (2019-2033, 10 Virginia programmés) accuse déjà 24 mois de retards dus en partie aux retards du Block IV.

Tandis que l'amiral Gilday s'alarmait en 2022 de commandes qui ne pouvaient être honorées,  Voice of America interrogeait en 2025 les grands acteurs de l'industrie navale. Leur constat est radicalement différent ; ils se plaignent d'un manque de financement de la part de l'US Navy. Cette pénurie a entraîné de nombreuses faillites parmi les sous-traitants et a déstabilisé l'ensemble du secteur.

Les commandes de l'US Navy sont bel et bien réduites à peau de chagrin, elles sont passées de 13 navires en 2022 à 6 en 2025. L'augmentation des coûts (main-d'œuvre, matériaux, remise en état des chantiers navals, etc.,) est en cause. S'y ajoute une surenchère technologique qui engendre une hausse vertigineuse du prix des équipements militaires. Un Virginia était estimé à  1,8 Md$ en 2004 ; en 2023-2024, il en coûte approximativement  4,5 Md$. Nous retrouvons ici la prophétie satirique de l'ancien PDG de Lockheed Martin,  Norman Augustine : « En 2054, l'ensemble du budget de la défense n'achètera qu'un seul avion. Cet avion devra être partagé par l'Armée de l'air et la Marine trois jours par semaine, et mis à disposition du Corps des marines le septième jour pendant les années bissextiles » (1).

En résumé, l'industrie navale américaine décroche et l'Australie s'interroge. L'Amérique a-t-elle encore la capacité de livrer les sous-marins promis quand elle est incapable de répondre à ses propres impératifs ?

Controverse ouverte

« Si vous voulez mon avis, ajouter la construction de nouveaux sous-marins à notre base industrielle nous serait, pour l'instant, préjudiciable [...]. Il faudrait investir massivement pour développer les capacités nécessaires », commentait en septembre 2022 le contre-amiral américain  Scott Pappano. Investir massivement ou ne pas être livré ? Telle est la question qui s'est imposée à Canberra.

Le 13 mars 2023 à San Diego, le Premier ministre Anthony Albanese confirme l'engagement de l'Australie : « Le plus grand - et le plus coûteux - investissement unique dans les capacités de défense de l'Australie de toute l'Histoire ». Effectivement, le chiffrage atteint désormais les 368 Md$ à l'horizon 2055.

Au même moment à Canberra, le vice-premier ministre Richard Marles donne une  conférence de presse. Il y délivre les détails technico-financiers, l'impact industriel, etc., en compagnie du ministre de la Défense, Pat Conroy. « Nous allons dépenser un peu plus de 3 milliards de dollars pour renforcer les capacités industrielles aux États-Unis et au Royaume-Uni au cours des quatre prochaines années », lâche Pat Conroy. Nullement mentionné lors du coup d'envoi de l'AUKUS en 2021, ces 3 Md$ s'additionnent au prix des trois sous-marins eux-mêmes. La facture AUKUS devient diablement salée, mais le ministre de la Défense assume :

« Cet investissement vise à soutenir les efforts des États-Unis [...] afin qu'un plus grand nombre de sous-marins de la classe Virginia soient disponibles. [...] La capacité intérimaire ne pourrait pas être livrée si nous ne soutenions pas les efforts américains visant à mettre davantage de Virginia à l'eau. »

L'ancien Premier ministre  Paul Keating réagit au quart de tour. Il critique la « pire décision internationale depuis la conscription pendant la Première Guerre mondiale » et dénonce un marché inéquitable : « Pour 360 Md$, nous allons obtenir huit sous-marins. Ce doit être le plus mauvais deal de tous les temps ». Il évoque un spectacle de kabuki avec trois personnages dont un seul passe à la caisse, l'Australie, tandis que les deux autres (les États-Unis et le Royaume-Uni) sont hilares. Et de conclure : « notre souveraineté est juste en train de se faire dépouiller morceau après morceau ».

Plus réservé,  Turnbull regrette le contrat rompu avec la France : « Si nous étions passés au nucléaire avec la France, nous aurions eu des sous-marins bien moins chers, livrés plus tôt, plus adaptés en termes de taille et d'équipage, et dotés de réacteurs qui n'auraient pas créé ce précédent de prolifération ». L'explosion de l'investissement dans l'AUKUS fait  grincer des dents en Australie. Le contrat franco-australien était porteur de milliers d'emplois australiens ; 60 % des sommes engagées devaient l'être en Australie.

Mobiliser des moyens financiers aussi considérables laisse d'autant plus perplexe qu'au final, ces sous-marins impliquent une tutelle de l'US Navy. Mais le pire reste à venir...

De sérieux doutes

Le 8 juin 2023, le GAO publie un rapport alarmant : la production des SNA du Block V accuse en moyenne  deux ans de retard. Un porte-parole du gouvernement australien  élude d'éventuels délais : « Le gouvernement australien travaille en étroite collaboration et de manière constructive avec les États-Unis pour assurer la livraison des sous-marins à propulsion nucléaire ».

Les nouvelles sont calamiteuses. « Budget 2025 : la Navy supprime un sous-marin Virginia de ses requêtes pour répondre à un budget "resserré" en 2025 », titre le 3 mars 2024 le  National Defense Magazine. Malcom  Turnbull constate que l'Australie s'est fait « méchamment rattrapé par la réalité ». Le 16 juillet 2024, un  rapport du Congrès sur l'AUKUS remet les pendules à l'heure. Depuis 2022, les chantiers navals ne sortent que 1,2 à 1,4 Virginia par an ; les plans de l'US Navy en requièrent 2 par an, et satisfaire aux obligations contractées via l'AUKUS nécessite de monter la production à 2,3 par an. Avec une seule commande initiale prévue dans le budget de 2025, Canberra n'est pas près de voir ses sous-marins...

Le 25 juillet 2024, le vice-amiral  Jonathan Mead, tout juste nommé à la tête de l'ASA - l'agence chargée de piloter l'acquisition et la construction des sous-marins nucléaires australiens -, laisse poindre une certaine lassitude :

« Nous avons encore un long chemin à parcourir, et il nous faut de la patience stratégique ; développer ces capacités de pointe, essentielles à une dissuasion efficace, n'est ni facile, ni rapide, ni bon marché [...]. Il y aura des revers, mais nous devons avoir confiance et mener à bien cet engagement générationnel. »

Le 7 décembre 2024,  Asia Times (Hong Kong) titre : « Le projet des sous-marins nucléaires australiens prend l'eau de toute part ». L'article souligne qu'un rapport du Congrès daté du 10 octobre 2024 soulève des « arguments en faveur de la mise en œuvre d'une autre répartition des tâches ». Sous ce titre abscons se cache un plan B où les missions des sous-marins australiens seraient assurées par l'US Navy, qui fabriquerait huit SNA Virginia et en conserverait la propriété, tandis que l'Australie investirait dans d'autres équipements, bombardiers, missiles, etc.

Cette « alternative » déjà présente dans le rapport du 23 octobre 2023 n'indique en rien qu'elle ait retenu l'attention de Canberra. Ceci dit, entre les ambiguïtés juridiques entourant l'AUKUS et les retards à la production, la question de la livraison devenait aiguë à la fin du mandat de Joe Biden. Mais le retour d'un Donald Trump survitaminé à la Maison-Blanche va-t-il pour autant changer la donne ?

L'Australie empêtrée avec l'US Navy

Interrogé par un journaliste sur ses intentions au sujet de l'AUKUS le 28 février 2025, Donald Trump a  demandé le sens de l'acronyme : « Qu'est-ce que cela signifie ? ». Une fois renseigné, il s'est répandu en platitudes sur les « excellentes relations » entre Washington et Canberra. Une simple recherche sur internet laisse pantois, Trump n'aurait jamais fait allusion à l'AUKUS avant 2024 !

Peu importe sa connaissance ou sa méconnaissance du dossier, le président entend relancer l'industrie navale américaine . « Nous construisions tellement de navires. Nous n'en construisons plus beaucoup aujourd'hui, mais nous allons en construire très rapidement, très bientôt », a-t-il annoncé le 4 mars dernier, lors de son discours historique où débute sa guerre douanière. Au passage, l'Australie, qui enregistre un déficit commercial avec les États-Unis, écope d'une taxe de 10 %, le minimum syndical mondial infligé ce jour-là par Trump. Un comble pour un pays qui a effectué le 29 janvier un  premier transfert de 500 millions de dollars destinés à la réhabilitation des chantiers navals américains.

Le 11 février dernier, un  rapport du Congrès mentionnait à nouveau le plan alternatif évoqué depuis octobre 2023, soit huit SNA basés en Australie mais contrôlés par l'US Navy. Ce plan B est motivé par une question centrale du Pentagone : en cas de conflit avec la Chine, pouvons-nous compter sur l'Australie ? En mars 2023, le ministre de la Défense australienne, Richard Marles, considérait que l'acquisition des Virginia n'impliquait pas un soutien automatique à Washington. Interrogé l'année suivante pour savoir si l'Australie était inévitablement « engagée » en cas de conflit sur la question de Taïwan, l'amiral Mark Hammond, le commandant en chef de la RAM, a répondu « non ».

Désormais, des voix commencent à s'élever en Australie. La nation doit-elle envisager son propre  plan B ? Une tribune de l'ancien amiral, Peter Brigg, publiée par  l'Australian Strategic Policy Institute en décembre 2024 suggère un retour à... la France : « Nous lancerions un programme conjoint de construction franco-australien pour un plus grand nombre de sous-marins de classe Suffren, un modèle déjà en service dans la marine française ». Il détaille les avantages des Suffren vis-à-vis des Virginia. Moins onéreux, les SNA Suffren utilisent de l'uranium faiblement enrichi et nécessitent une recharge décennale. Leur autonomie est de 70 jours contre 90 pour les Virginia, mais ils ne mobilisent qu'un équipage réduit. Bref, à moindre coût, les Suffren correspondent au cahier des charges de la RAM et sans les pressions stratégiques du Pentagone.

Le 17 mars dernier,  Malcom Turnbull prédit : « Nous finirons sans aucun sous-marin qui nous appartienne [...]. Nous aurons perdu à la fois notre souveraineté, notre sécurité, et beaucoup d'argent ». L'avenir de l'AUKUS paraît d'autant plus houleux que Canberra tient à conserver son autonomie stratégique. Or, Washington ne l'entend pas ainsi. Les SNA sont des armes stratégiques cruciales en cas de conflit avec la Chine ; leur furtivité leur permet d'approcher les côtes chinoises, ce que la marine de surface ne peut envisager sans risques extrêmes.

Perdre l'usage de SNA au moment où les chantiers navals accusent jusqu'à 36 mois de retards entre en conflit avec les intérêts stratégiques américains. D'un président à l'autre, ces intérêts ne varient guère ; les échappatoires juridiques à la livraison des SNA mis en place par Biden sont désormais entre les mains de Trump. Ce dernier n'a de cesse de mettre en avant un agenda « America first » peu compatible avec un AUKUS qui induit trois SNA en moins dans un arsenal américain qui en compte 49, dont environ un tiers en maintenance. Et en même temps, l'AUKUS embarque la RAM dans l'US Navy et renforce ainsi la suprématie navale de l'Oncle Sam.

Un choix cornélien s'offre donc au Pentagone : l'AUKUS doit-il aller de l'avant où être abandonné ? C'est l'objectif de la mission d'évaluation qui a été confié le  11 juin dernier au sous-secrétaire américain à la politique de Défense, Elbridge Colby. Connu pour être cassant et ne pas ménager les alliés des États-Unis, Colby est un  trumpiste dévoué. Vis-à-vis de l'AUKUS, il ne cache pas son scepticisme, même devant une commission du Sénat en mars dernier :

« Si nous pouvons produire les sous-marins d'attaque en nombre suffisant et assez rapidement, tant mieux. Mais si nous n'y parvenons pas, cela devient un problème très difficile, car nous ne voulons pas que nos soldats et soldates se retrouvent en position de faiblesse, plus vulnérables, ou - que Dieu nous en préserve - dans une situation pire, simplement parce qu'ils ne sont pas au bon endroit au bon moment. »

La revue de l'AUKUS devait durer un mois. Le 12 juillet dernier, une dépêche de Reuters annonce que Colby n'a eu de cesse de presser Tokyo et Canberra pour qu'ils s'engagent publiquement au côté de l'Oncle Sam en cas d'attaque de Taïwan par la Chine. Interpellé sur cette question brûlante, Anthony Albanese a répliqué que son gouvernement, à l'instar de celui des États-Unis, maintient une politique « d'ambiguïté stratégique ».  Pat Conroy, le ministre de la Défense, est plus direct : « Le pouvoir exclusif d'engager l'Australie dans une guerre, ou d'autoriser l'utilisation de notre territoire dans un conflit, appartient au gouvernement élu du moment. C'est notre position. Notre souveraineté sera toujours prioritaire, et cela restera notre position ».

Une réponse très décevante pour le Pentagone. Depuis, la revue de l'AUKUS est dans les limbes ; plus aucune date de clôture n'est définie. Avec la «  Reconciliation Bill » pour le budget de 2026, 29 Md$ supplémentaires ont été injectés dans l'industrie navale. Ils financeront 16 navires ajoutés aux 3 navires du budget de base, soit 19 navires au total, dont 3 SNA. Le budget de 2025, lui, ne supporte que 10 navires et un seul SNA. La relance de l'industrie navale annoncée par Trump est donc bien là, mais notons qu'il s'agit d'un budget complémentaire sans garantie de continuité.

Est-ce suffisant pour assurer la délivrance des SNA promis à l'Australie ? Rien n'est moins sûr. Le Pentagone serait certainement plus enclin à livrer les sous-marins si Canberra daignait s'engager publiquement à participer à toutes les aventures guerrières de l'Oncle Sam.

Le  5 juillet, Anthony Albanese a célébré la mémoire du Premier ministre  John Curtin qui a dirigé l'Australie tout le long de la Seconde Guerre mondiale. Curtin est cher au cœur des Australiens pour avoir rompu avec Churchill lorsque ce dernier a exigé qu'il envoie les troupes australiennes basées au Moyen-Orient en Birmanie affronter les Japonais, alors que ceux-ci bombardaient l'Australie. Ce faisant, Albanese a rappelé d'une manière subtile qu'en cas de conflit, Canberra a elle aussi un agenda « Australia first ».

Quatre ans après son lancement, l'AUKUS incarne désormais un piège où l'Australie se retrouve empêtrée par la réalité et incitée à devenir un simple outil embarqué dans l'US Navy. On ne peut leur souhaiter que d'en sortir.

Notes

(1) Ingénieur aéronautique de  renom, il sera PDG de Lockheed Martin dans les années 1990. Aujourd'hui encore, sa singulière prophétie n'a pas pris une ride et est  régulièrement revisitée.

Photo d'ouverture : (De gauche à droite) Le ministre australien de la défense Richard Marles, le ministre britannique de la défense John Healey et le ministre américain de la défense Lloyd Austin s'assoient pour discuter au Old Royal Naval College, lors de la réunion des ministres de la défense de l'AUKUS à Londres, le 26 septembre 2024. (Photo par HENRY NICHOLLS / AFP)

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