27/08/2025 reseauinternational.net  6min #288515

 Christianisation et dépaganisation de l'Empire Romain, première partie

Pourquoi sommes-nous chrétiens ? Chapitre 4 : «transformer le champ de bataille en église»

par Laurent Guyénot

Cette série de quatre articles intitulée «Pourquoi sommes-nous chrétiens ?» répond à l'affirmation selon laquelle le christianisme a triomphé grâce à ses propres mérites, une idée fausse qu'il faut dissiper avant de pouvoir discuter de manière sensée des véritables mérites et inconvénients du christianisme (thème des prochains articles).

«La caractéristique la plus distinctive de la littérature chrétienne primitive est sans doute sa proportion de faux [textes faussement attribués]», écrit Bert Ehrman dans Forgery and Counterforgery : The Use of Literary Deceit in Early Christian Polemics. Selon lui, durant les quatre premiers siècles de notre ère, les faux sont la règle dans la littérature chrétienne, et les documents authentiques l'exception. Les faux sont si systématiques qu'ils suscitent des contre-faux, c'est-à-dire des documents «produits pour contrer les opinions d'autres faux».

La Vita Constantini, attribuée à Eusèbe de Césarée, est probablement un faux, tout comme le Constitutum Constantini (la Donation de Constantin). Ses éditeurs récents avertissent que certains spécialistes sont «très sceptiques». Quels que soient ses véritables auteurs, elle est typique du genre d'histoire que l'on peut attendre des propagandistes chrétiens de l'Antiquité tardive : des histoires, pas de l'histoire (stories, not history).

La Vita salue Constantin comme «resplendissant de toutes les vertus que confère la piété», tandis que Maxence, son rival vaincu au pont Milvius en 312, était prétendument un idolâtre et un sorcier débauché, «ouvrant parfois le ventre des femmes enceintes à des fins magiques, d'autres fois fouillant les entrailles de nouveau-nés» (Livre 1, chap. 36). Il fallait y penser !

Ainsi, la guerre civile entre Constantin et Maxence est présentée comme une guerre religieuse entre le christianisme et le «paganisme». Ce n'était clairement pas le cas, car Constantin n'avait pas encore fait son coming-out chrétien et Maxence n'était pas un persécuteur des chrétiens. Mais s'il avait gagné, il y a fort à parier que le christianisme ne serait jamais devenu la religion officielle de l'Empire.

La deuxième guerre civile menée par Constantin avait quant à elle un arrière-plan religieux évident : son ennemi Licinius avait, dit-on, banni les chrétiens de son armée, et l'histoire édifiante des quarante martyrs de Sébaste - des soldats chrétiens exposés nus sur un étang gelé pour avoir refusé de sacrifier aux dieux (image en tête d'article) - est considérée comme contenant une part de vérité historique.

Quelque temps après la mort de Licinius, le poète Palladas pleura la ruine de la religion et des valeurs traditionnelles : «Nous, les hellènes, sommes des hommes réduits en cendres, nous accrochant à nos espoirs enfouis avoir les morts ; car tout a maintenant été bouleversé», écrivit-il dans un bien triste épigramme. Notez que Palladas se qualifiait d'«hellène», et non de «païen». «Païen» est un de ces mots, comme «hérétique», que les historiens feraient mieux d'écrire entre guillemets. Et pourquoi ne pas tout simplement les appeler «hellènes», puisque c'est ainsi qu'ils se nommaient eux-mêmes ? Et au lieu de «paganisme», nous parlerons d'«hellénisme». Ce n'est pas seulement tout à fait approprié pour ces Romains qui chérissaient la sagesse, la poésie, la science, les mythes, les rites et les fêtes qu'ils avaient en grande partie hérités de la civilisation hellénistique.

Après la mort de Constantin en 337, une série de guerres civiles entre chrétiens et Hellènes continua de déchirer l'Empire romain pendant un siècle et demi. Dans son ouvrage désormais classique La Chute de Rome, Bryan Ward-Perkins soutient qu'il existe une forte corrélation entre ces guerres civiles et la chute de l'Empire romain d'Occident, traditionnellement datée de 476 après J.-C., avec la destitution du dernier empereur d'Occident :

«Les invasions n'étaient pas le problème majeur auquel était confronté l'empire occidental ; celui-ci a également été gravement touché, pendant une partie du Ve siècle, par la guerre civile et les troubles sociaux. Au cours des années très importantes comprises entre 407 et 413, l'empereur Honorius (résidant en Italie) a été contesté, souvent simultanément, par une multitude déconcertante d'usurpateurs [autre mot qui devrait être mis entre guillemets ou remplacé par «prétendant malchanceux»]... Avec le recul, nous savons que ce dont l'empire avait besoin pendant ces années, c'était d'un effort concerté et uni contre les Goths (qui marchaient alors sur une grande partie de l'Italie et du sud de la Gaule, et qui pillèrent Rome même en 410), et contre les Vandales, les Suèves et les Alains (qui entrèrent en Gaule à la toute fin de 406 et en Espagne en 409). Au lieu de cela, il a connu des guerres civiles, qui ont souvent pris le pas sur la lutte contre les barbares».

Toutes les guerres civiles n'avaient pas des motivations religieuses. Et tous les historiens modernes ne considèrent pas la lutte entre chrétiens et hellènes comme un facteur ayant contribué à la chute de Rome. Dans The Fall of the Roman Empire : A New History, publié en 2005, Peter Heather n'aborde pratiquement pas le processus de christianisation et estime avec désinvolture que «la transition vers le christianisme s'est déroulée de manière étonnamment harmonieuse». Dans Christendom : The Triumph of a Religion, publié 18 ans plus tard, il accorde davantage d'attention à la complexité du processus, mais ne le relie toujours pas à la chute de l'Empire occidental, qui, selon lui, est entièrement due aux invasions barbares. Je suis un grand admirateur des travaux de Heather, mais j'ai le sentiment qu'il a égaré ici une pièce du puzzle, dont d'autres historiens ont fait bon usage. En effet, même les relations entre les Romains et les barbares avaient un arrière-plan religieux (les Goths ont adopté le credo homéen dans le cadre de leur accord initial avec l'empereur Valens, ce qui les a rendus hérétiques sous Théodose, ce qu'ils sont restés jusqu'en 589). Il n'est pas vraiment possible de prouver que la doctrine chrétienne a considérablement affaibli l'esprit patriotique et militaire des Romains, comme l'ont pensé Edward Gibbon et Ernest Renan - et, bien avant eux, Machiavel. Ce que l'on peut toutefois affirmer, c'est que les guerres civiles religieuses entre chrétiens et Hellènes ont été un facteur aggravant dans l'effondrement de l'Occident, et c'est ce que je vais tenter de démontrer ici. Que j'y parvienne ou non, j'aurai au moins documenté un aspect supplémentaire de la violence de la christianisation, qui est le sujet de cette série.

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 Laurent Guyénot

source :  Kosmotheos

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