
Par Chris Hedges, le 31 août 2025
Les journalistes occidentaux sont des complices à part entière du génocide. Ils amplifient les mensonges d'Israël, dont ils ne sont pas dupes, trahissant ainsi leurs collègues palestiniens, calomniés, traqués et assassinés par Israël.
Il y a deux types de correspondants de guerre. Les premiers ne fréquentent pas les conférences de presse. Ils ne supplient pas les généraux et les politiciens de leur accorder des interviews. Ils prennent des risques pour rapporter la situation dans les zones de combat. Ils transmettent à leurs téléspectateurs ou leurs lecteurs ce qu'ils voient, qui est généralement diamétralement opposé au discours officiel. Ce premier genre de correspondant, dans chaque conflit, ne représente qu'une infime minorité de la profession.
Vient ensuite la deuxième catégorie de personnages, cette masse amorphe de correspondants de guerre autoproclamés qui jouent les durs. Malgré ce qu'ils racontent à leurs rédacteurs en chef et au public, ils n'ont aucune intention de prendre le moindre risque. Ils se réjouissent même de l'interdiction israélienne d'accès à Gaza des reporters étrangers. Ils sollicitent les autorités qui leur fournissent des informations génériques et organisent des conférences de presse. Ils collaborent avec les responsables gouvernementaux qui leur imposent restrictions et autres règles les empêchant de se rendre sur les zones de combat. Ils diffusent servilement tout ce que les autorités leur transmettent, dont une grande partie est mensongère, et prétendent transmettre l'informations. Ils prennent part à de petites excursions organisées par l'armée, de véritables numéros de cirque, durant lesquels ils peuvent se déguiser en soldats et visiter des avant-postes où tout est sous contrôle et chorégraphié.
Les pires ennemis de ces imposteurs sont les véritables reporters de guerre, c'est-à-dire les journalistes palestiniens de Gaza. Ces derniers les qualifient de lâches et de lèche-bottes, et remettent en cause presque tout ce qu'ils diffusent. C'est la raison pour laquelle les imposteurs ne ratent jamais une occasion de remettre en question la véracité et les motivations de ceux qui sont sur le terrain. J'ai vu ces charlatans agir de la sorte à plusieurs reprises vis-à-vis de mon collègue Robert Fisk.
Lorsque le reporter de guerre Ben Anderson a divulgué l'adresse de l'hôtel où les journalistes couvrant la guerre étaient installés au Liberia - "se saoulant" au bar "aux frais de la princesse" selon ses propres termes, ayant des aventures et échangeant "des informations plutôt que d'aller sur le terrain pour en obtenir" -, la réputation des reporters de guerre en a pris un coup.
"Je m'étais dit : enfin, me voilà parmi des héros" se souvient Anderson. "C'est là que je voulais être depuis des années. Puis le caméraman qui m'accompagnait, qui connaissait très bien les rebelles, nous a emmenés passer environ trois semaines avec eux. Nous sommes ensuite rentrés à Monrovia. Les clients du bar de l'hôtel nous ont dit : 'Où étiez-vous passés ? Nous pensions que vous étiez rentrés'. On leur a répondu : 'Nous sommes partis couvrir la guerre... C'est notre travail, non ? N'est-ce pas ce que vous êtes censés faire ?'""Ma vision romantique des correspondants étrangers s'est subitement envolée au Liberia", a-t-il poursuivi. "Je me suis dit que beaucoup de ces types n'étaient en réalité que des imposteurs. Ils ne sont même pas prêts à sortir de l'hôtel, sans parler de quitter la sécurité de la capitale pour aller enquêter sur le terrain".
Vous pouvez visionner mon interview d'Anderson ici.
Ce fossé, que j'ai observé dans toutes les guerres que j'ai pu couvrir, est au cœur de la couverture journalistique du génocide à Gaza. Il ne s'agit pas d'une distinction entre professionnalisme et éthique. Les journalistes palestiniens dénoncent les atrocités commises par Israël et décryptent les mensonges de l'État hébreu. Le reste des médias ne le fait pas.
Les journalistes palestiniens, traqués et assassinés par Israël, paient leur engagement de leur vie, comme beaucoup de grands correspondants de guerre, mais en nombre bien plus élevé. Selon un décompte, Israël a assassiné 245 journalistes à Gaza, et plus de 273 selon un autre. L'objectif est de camoufler le génocide. Aucune des guerres que j'ai couvertes n'a fait autant de morts. Depuis le 7 octobre, Israël a tué plus de journalistes que la guerre civile américaine, les deux guerres mondiales, la guerre de Corée, la guerre du Vietnam (y compris les conflits au Cambodge et au Laos), les guerres en Yougoslavie dans les années 1990 et 2000, et la guerre en Afghanistan après le 11 septembre, tous conflits cumulés. Les journalistes palestiniens en sont à laisser des testaments et des témoignages vidéo qui seront lus ou diffusés après leur mort.
His Favorite Merchant - by M. Fish
Les collègues occidentaux de ces journalistes palestiniens diffusent des images depuis la barrière frontalière de Gaza, vêtus de gilets pare-balles et de casques, et courent à peu près autant le risque d'être touchés par des éclats d'obus ou une balle que par un astéroïde. Ils accourent comme des moutons aux briefings des autorités israéliennes. Ils ne sont pas que des ennemis de la vérité, mais aussi ceux des véritables journalistes de guerre, sur le terrain..
Lorsque les troupes irakiennes ont attaqué la ville saoudienne frontalière de Khafji durant la première guerre du Golfe, les soldats saoudiens ont fui, en proie à la plus grande panique. Deux photographes français et moi-même avons vu des soldats affolés réquisitionner des camions de pompiers et foncer vers le sud. Les Marines américains ont repoussé les Irakiens. Mais à Riyad, on a informé la presse que les vaillants alliés saoudiens défendaient leur patrie. Une fois les combats terminés, le bus de la presse s'est arrêté à quelques kilomètres de Khafji. Le staff presse est descendu, escorté par des militaires. Ils ont fait un direct avec en toile de fond le bruit lointain de l'artillerie et un peu de fumée, et ont anôné les mensonges que le Pentagone voulait nous faire avaler.
Pendant ce temps-là, les deux photographes et moi-même avons été arrêtés et battus par des policiers militaires saoudiens, furieux de nous voir documenter la débâcle des forces saoudiennes en tentant de quitter Khafji.
Mon refus de me plier aux restrictions imposées à la presse pendant la première guerre du Golfe a poussé les autres reporters du New York Times d'Arabie saoudite à écrire une lettre au rédacteur en chef de la rubrique "International", affirmant que je sabotais les relations du journal avec l'armée. Sans l'intervention de R.W. "Johnny" Apple, qui avait couvert la guerre du Vietnam, j'aurais été renvoyé à New York.
Je ne reproche à personne de ne pas vouloir s'aventurer en zone de guerre. C'est une réaction normale. C'est parfaitement rationnel. C'est compréhensible. Ceux d'entre nous qui se portent volontaires pour aller au combat - mon collègue Clyde Haberman du New York Times a un jour déclaré avec humour : "Hedges se parachutera bien dans une guerre, avec ou sans parachute" - souffrent manifestement de petits défauts de la personnalité.
Mais je ne pardonne pas à ceux qui prétendent être des correspondants de guerre. Ils causent d'énormes dégâts. Ils colportent de faux récits. Ils occultent la réalité. Ils deviennent des propagandistes, consciemment ou non. Ils discréditent la voix des victimes et blanchissent les meurtriers.
Lorsque j'ai couvert la guerre au Salvador, avant de travailler pour le New York Times, la correspondante du journal se contentait de régurgiter tout ce que l'ambassade lui fournissait. Mes rédacteurs en chef, ainsi que ceux de mes confrères correspondants, ont alors douté de la véracité et de l'"impartialité" de nos reportages. Les lecteurs ne comprenaient plus ce qui se passait. Le tissu de mensonges neutralisait, voire éclipsait souvent les reportages de terrain.
Calomnier mes collègues palestiniens en prétendant qu'ils sont membres du Hamas est malheureusement chose courante. Or, nombre de reporters palestiniens que je connais à Gaza sont en réalité assez réservés à l'égard du Hamas. Mais même si certains d'entre eux ont des liens avec le Hamas, cela ne veut pas dire pour autant qu'ils le soutiennent. Cibler les journalistes du réseau médiatique al-Aqsa, sous prétexte qu'il est soutenu par le Hamas, constitue par ailleurs une violation de l'article 79 de la Convention de Genève.
J'ai travaillé avec des reporters et des photographes aux convictions très diverses, y compris des marxistes-léninistes en Amérique centrale. Cela ne les empêchait pas d'être honnêtes. J'étais en Bosnie et au Kosovo avec un caméraman espagnol, Miguel Gil Moreno, qui a ensuite été tué avec mon ami Kurt Schork. Miguel était membre du groupe ultra-catholique de droite Opus Dei. C'était un journaliste d'un courage extraordinaire, d'une grande compassion et d'une grande probité morale, malgré ses opinions sur le dirigeant fasciste espagnol Francisco Franco. Il ne mentait jamais.
J'ai été attaqué dans toutes les guerres que j'ai couvertes pour avoir apporté mon soutien ou appartenu à tel ou tel groupe que le gouvernement, y compris le gouvernement américain, cherchait à détruire. J'ai notamment été accusé d'être sous l'influence du Front de libération nationale Farabundo Martí au Salvador, des sandinistes au Nicaragua, de l'Union révolutionnaire nationale guatémaltèque, de l'Armée de libération du peuple soudanais, du Hamas, du gouvernement musulman de Bosnie et de l'Armée de libération du Kosovo.
John Simpson, journaliste à la BBC, affirme comme beaucoup de reporters occidentaux que
"le monde a besoin de reportages honnêtes et impartiaux, réalisés par des témoins oculaires, pour permettre aux gens de se forger une opinion sur les grandes questions de notre époque. Ce qui n'a pas été possible à Gaza".
Soutenir que la présence de reporters occidentaux à Gaza améliorerait la couverture médiatique est risible. Croyez-moi, ça n'y changerait rien.
Israël censure la presse étrangère, parce qu'il existe un parti pris en Europe et aux États-Unis en faveur des journalistes occidentaux qui rapportent les faits. Israël sait que l'ampleur du génocide est telle que les médias occidentaux ne pourront pas l'occulter, malgré toute "l'encre" et le temps d'antenne consacrés aux apologistes israéliens et américains. Israël n'a pas non plus intérêt à poursuivre sa campagne systématique d'extermination des journalistes à Gaza s'il veut éviter la présence de la presse étrangère sur son lieu de conflit.
Les mensonges d'Israël, amplifiés par les médias occidentaux, y compris mon ancien employeur, le New York Times, sont dignes de la Pravda. Des bébés décapités. Des bébés cuits dans des fours. Des viols collectifs commis par le Hamas. Des roquettes palestiniennes errantes qui explosent dans des hôpitaux et massacrent des civils. Des tunnels secrets et des centres de commandement dans des écoles et des hôpitaux. Des journalistes qui dirigent les unités balistiques du Hamas. Des manifestants contre le génocide sur les campus universitaires, antisémites et sympathisants du Hamas.
J'ai couvert le conflit entre Palestiniens et Israéliens, principalement à Gaza, pendant sept ans. S'il y a bien une certitude, c'est qu'Israël ment sans cesse. Que les journalistes occidentaux décident de cautionner ces mensonges et de mettre sur le même plan les atrocités israéliennes documentées, relève du pur cynisme. Les reporters saisissent parfaitement qu'il ne s'agit que de mensonges. Mais eux, ainsi que les médias qui les paient, donnent la priorité aux relations avec les responsables israéliens et américains plutôt qu'à leur devoir de vérité. Les reporters, ainsi que leurs rédacteurs en chef et leurs éditeurs, craignent les représailles d'Israël et du puissant lobby pro-israélien. Trahir les Palestiniens est sans conséquence. Ils n'ont plus rien.
Si vous dénoncez ces mensonges, les demandes d'informations et celles d'entretiens avec des responsables sont très vite rejetées. On ne vous invitera plus aux expéditions presse organisés dans des unités militaires israéliennes. Vous et votre organe de presse serez ouvertement attaqués. Vous serez ostracisé. Vos rédacteurs en chef mettront fin à votre mission, voire à votre collaboration tout court. C'est mauvais pour la carrière. Et le pire, ce sont les mensonges consciencieusement rabâchés, aussi invraisemblables soient-ils.
Qu'il est pathétique de voir ces reporters et leurs organes de presse, pour reprendre les mots de Fisk, se battre
"comme des tigres pour rejoindre ces 'teams' où ils seront censurés, bridés et privés de toute liberté de mouvement sur le théâtre des opérations".
Lorsque les journalistes Mohamed Salama et Ahmed Abu Aziz de Middle East Eye, le photojournaliste de Reuters Hussam al-Masri, ainsi que les pigistes Moaz Abu Tah et Mariam Dagga, qui ont travaillé avec plusieurs médias dont Associated Press, ont été tués lors d'une frappe "à double impact" ciblant les premiers secours arrivés sur place pour prendre en charge les victimes des frappes initiales, au Nasser Medical Complex, comment les agences de presse occidentales ont-elles réagi ?
- "L'armée israélienne affirme que les frappes sur l'hôpital de Gaza concernaient une caméra du Hamas", a rapporté Associated Press.
- "L'armée israélienne affirme que la frappe sur l'hôpital visait une caméra du Hamas", a "confirmé" CNN.
- "L'armée israélienne affirme que six « terroristes » ont été tués lundi lors de frappes sur un hôpital de Gaza", a titré l'AFP.
- "L'enquête préliminaire suggère que la caméra du Hamas était la cible de la frappe israélienne ayant tué des journalistes", selon Reuters.
- "Israël affirme que ses troupes ont aperçu une caméra du Hamas avant l'attaque meurtrière contre l'hôpital", a détaillé Sky News.
Pour mémoire, la caméra appartenait à Reuters , qui a déclaré qu'Israël savait "pertinemment" que l'agence de presse filmait depuis l'hôpital.
Comment la presse a-t-elle rapporté cette attaque qui a tué le correspondant d'Al Jazeera, Anas Al Sharif, et à trois autres journalistes, le 10 août, dans leur tente dédiée aux médias, près de l'hôpital Al Shifa ?
"Israël tue un journaliste d'Al Jazeera qu'il qualifie de leader du Hamas",
a titré Reuters, alors qu'Al-Sharif faisait partie de l'équipe de Reuters qui a remporté le prix Pulitzer 2024.
Le journal allemand Bild a publié en première page un article intitulé :
"Un terroriste déguisé en journaliste tué à Gaza".
Le barrage de mensonges d'Israël, que la presse occidentale amplifie et cautionne, viole un principe fondamental du journalisme : le devoir de transmettre la vérité aux spectateurs et aux lecteurs. Elle légitime les massacres de masse. Elle s'abstient de demander des comptes à Israël. Elle trahit les journalistes palestiniens qui rapportent l'actualité et sont tués à Gaza. Elle témoigne surtout de la faillite du journalisme occidental, gangrené par le carriérisme et la lâcheté.
Traduit par Spirit of Free Speech