13/09/2025 legrandsoir.info  5min #290304

Fantôme utile ou la mémoire des luttes collectives

Rosa LLORENS

Il ne faut pas se laisser leurrer par les synopsis qu'on peut lire (par exemple dans l'Officiel des Spectacles) : Fantôme utile n'est pas une comédie déjantée, « délicieusement absurde », ou une histoire d'amour entre un homme et un aspirateur. C'est en réalité un film politique et engagé sur l'histoire récente de la Thaïlande.

Une remarque d'abord sur les noms thaïlandais, difficiles à mémoriser : pour Apichatpong Weerasethakul, je me sers d'une formule mnémotechnique qui s'est toujours montrée efficace : le ping-pong c'est cool. Pour Ratchapoom Boonbunchachoke, il pourrait suffire de se rappeler : boum-boum a choqué.

Ratchapoom Boonbunchachoke a voulu éviter de faire un film politique méritoire mais rébarbatif, ce qui est l'écueil des films engagés. Fantôme utile emprunte donc la forme d'un film fantastique, on ne peut plus original, avec un aspirateur au comportement bizarre, dont on ne tarde pas à soupçonner qu'il est possédé ; en effet, le fantôme d'un ouvrier mort d'une maladie pulmonaire due à la pollution par des particules de poussière s'y est introduit. Mais là-dessus se greffe l'histoire d'un deuxième aspirateur, dans lequel s'est « incarnée » Nat, la belle-fille de la propriétaire de l'usine polluante, qui veut revenir vivre avec son mari March. Ratchapoom Boonbunchachoke reprend là une légende célèbre, celle de Mae Nak, « le fantôme amoureux ». Mae Nak, épouse d'un homme de la haute société, meurt en couches avec son bébé, pendant que son mari, blessé à la guerre, est au loin. A son retour, il retrouve sa femme et vit avec elle et son fils, en toute normalité. Chaque fois qu'un voisin ou un parent essaie de le mettre au courant, Nak le tue, jusqu'à ce qu'un incident révèle à Mak la vérité : il vit avec un fantôme. Il s'enfuit alors. Nak, de plus en plus violente, finit par être capturée par un exorciste, enfermée dans une jarre et jetée dans un canal pour qu'elle ne puisse plus nuire.
On passe donc au mélodrame, une histoire d'amour par-delà la mort, mais aussi au film érotique : non seulement l'aspirateur Nat ne renonce pas à faire l'amour avec son mari, mais le propriétaire du premier aspirateur est un « ladyboy », un garçon efféminé, qui va vivre une histoire d'amour avec Krong, le faux réparateur d'aspirateurs (l'article « ladyboy » de Wikipédia, exhaustif et militant, nous en dit beaucoup plus, mais j'en retiens que les ladyboys sont une autre attraction sexuelle de Bangkok, pour les touristes : il ne faut pas oublier que, pendant la guerre du Vietnam, les EU ont transformé Bangkok en un bordel géant, y envoyant leurs soldats pour le « repos du guerrier ». Cependant, sur ce thème des ladyboys, Ratchapoom Boonbunchachoke est sur la même longueur d'ondes que le rédacteur de Wikipédia).

Le film semble parfois se perdre, de péripétie improbable en péripétie saugrenue. Mais tous les fils vont se rattacher de façon rigoureuse autour du personnage du réparateur d'aspirateurs, et d'une opposition entre deux catégories de fantômes : d'un côté celui de la morte amoureuse, de l'autre ceux des ouvriers et victimes de la répression des diverses dictatures thaïlandaises, qui reviennent aussi sous forme d'aspirateurs, et rappellent en particulier deux massacres : celui de l'université de Thammasat, en octobre 1976, où se mêlaient étudiants et ouvriers, et qui a fait une centaine de morts, et celui de mai 2010, qui a fait presque autant de victimes parmi les « chemises rouges » ; tous deux, qui ont amené un retour de la dictature, « ont eu des conséquences durables sur la mémoire collective thaïlandaise » (Wikipédia), comme en témoignait déjà le film d'Apichatpong Weerasethakul, Oncle Boonmie, qui se souvient de ses vies antérieures.

Car c'est là le thème central du film : la mémoire collective, la mémoires des luttes et des répressions sanglantes. Les fantômes, nous dit-on, reviennent pour deux raisons : parce qu'ils se souviennent, et parce qu'on se souvient d'eux. Nat, la grande bourgeoise, va alors accepter, pour pouvoir rester auprès de son mari, de vider les cerveaux des ouvriers vivants qui se souviennent, appelant ainsi les fantômes ; on peut dire qu'ainsi faisant, elle devient l'idiot utile du capital. Cette péripétie explique le caractère inquiétant que présente, depuis le début, le fantôme Nat. Mais le faux réparateur d'aspirateurs, vrai réparateur de mémoire, marque suffisamment la mémoire de son amoureux pour revenir, assez chargé d'énergie (la mémoire est l'électricité, ou la pile qui met en mouvements ces aspirateurs) pour venger ses camarades sur la famille d'un responsable politique de la répression, n'épargnant que la domestique, et réalisant ainsi un front commun des exploités.
Le film appelle donc à une véritable lutte de classe, renvoyant à ses fantasmes bourgeois le trop célèbre Parasite du Sud-Coréen Bong Joon-ho (2019) qui n'aboutissait, lui, qu'à une guerre des pauvres contre les pauvres.

Peut-être trouvera-t-on que je déflore trop le film ; mais je l'ai présenté dans un ordre logique qui ne rend pas compte de sa forme exubérante et du style à la fois désopilant et rigoureux qui rend l'histoire vraisemblable, et nous ménage constamment des surprises. C'est donc un film rare, à la fois dans sa forme et dans son « message » (disait-on dans les années 70) dans le paysage cinématographique actuel et, en général, dans notre société de propagande et de révisionnisme historique qui table sur le lavage de cerveau et l'oubli.

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