08/10/2025 reseauinternational.net  10min #292855

La «civilisation judéo-chrétienne» à l'assaut du monde en passant par la Palestine

par Robin Philpot

Deux millions d'Italiens prennent d'assaut les rues des villes italiennes de D'Aoste à la Sicile pour clamer leur solidarité avec la Palestine et la flottille de la liberté ainsi que leur opposition au génocide israélo-états-unien en cours. L'équipe cycliste Israël-Premier Tech est exclue du Giro d'Émilia.

Côté Espagne, le gouvernement de Pedro Sanchez a reconnu l'État palestinien dès mai 2024 et imposé un embargo total sur les exportations de matériel militaire vers Israël ainsi que d'autre mesures similaires.

Ces deux peuples «occidentaux» bravent ainsi les injonctions de défenseurs d'une civilisation dite judéo-chrétienne occidentale de ne voir en Palestine que de terribles islamistes conquérants, au lieu de voir un peuple qui combat pour sa libération nationale. Ils bravent aussi les injonctions de voir les ressortissants de pays musulmans en train de conquérir «l'Occident», de la France aux États-Unis en passant par le Royaume-Uni mais aussi le Québec. Ces injonctions sont prononcées surtout à Paris, à Londres, à Berlin et, bien sûr, Washington.

Quelle manière facile d'effacer de notre mémoire collective les principes fondamentaux établis lors de la création de l'ONU en 1945. Dont et surtout le droit à l'auto-détermination des nations et la libération des colonies, y compris la Palestine ! C'est en vertu de ces principes que, de l'Inde à l'Algérie et du Sénégal à l'Afrique du Sud, l'Asie et l'Afrique se sont libérées du joug colonial. Cette libération et la forme qu'elle prend reviennent à la nation qui se libère et à elle seule. Notons que ce sont ces mêmes principes et les mêmes mouvements de libération qui les ont épousés qui ont inspirés les fondateurs de mouvement de libération partout, y compris au Québec en 1960.

Est-ce possible qu'un très grand nombre d'Italiens et d'Espagnols n'acceptent tout simplement pas les préceptes des «occidentalo-judéo-chrétiens» ? Est-ce possible qu'au fond ils se sentent plus judéo-islamo-chrétiens en raison de leurs liens géographiques, économiques et historiques avec leurs voisins les plus proches, lesquels sont majoritairement musulmans. Ou encore se rappellent-ils que pour les théoriciens anglais des races du XIXe siècle - et le Ku Klux Klan - l'Orient et l'Afrique commencent à Naples tandis que les Espagnols étaient «les Barbares au-delà de la Baie de Biscaye». 1

Se faire arracher de ces proches voisins sous les ordres de Paris, de Bruxelles, de Berlin, de Londres ou de Washington n'est pas agréable. Obtempérer serait une sorte de suicide lent. (On se rappelle que Berlusconi ne voulait pas le renversement de Kadhafi en 2011 pour des raisons économiques et géographiques. Tout homme de droite qu'il fut, il savait que l'Italie et la Libye avaient des intérêts communs notamment économiques mais aussi concernant les flux migratoires. Mais c'est Washington et Paris qui l'ont emporté.)

Qui ne dit mot consent.

Revenons à cette civilisation dite judéo-chrétienne, celle qui, selon le premier ministre israélien, lui donnerait le droit de commettre un génocide des Palestiniens :

«Nous faisons partie de la culture européenne. L'Europe se termine en Israël. Notre victoire, c'est votre victoire ! C'est la victoire de la civilisation judéo-chrétienne contre la barbarie. C'est la victoire de la France», dit Netanyahou le 30 mai 2024.

Assourdissant était le silence des porte-voix «occidentalo-judéo-chrétiens» de langue française des deux côtés de l'Atlantique, qui se trouvent concentrés dans les empires médiatiques des milliardaires Bolloré, en France, et Péladeau, au Québec. Aucun de ces porte-voix, même les plus loquaces, comme Mathieu Bock-Côté ou Joseph Facal à Montréal, n'a dit : «Un instant, Monsieur Netanyahou ! Vous ne parlez pas en mon nom».

Pourtant, Joseph Facal se targue fièrement d'être « de culture judéo-chrétienne qui», ajoute-t-il, «est l'une des sources constitutives de l'Occident, peut-être la plus importante». Leur silence est accablant pour la culture dont ils se font les champions.

L'imposture

Sophie Bessis a bien démontré que l'expression  civilisation judéo-chrétienne est une imposture (La civilisation judéo-chrétienne. Anatomie d'une imposture, (Les liens qui libèrent, 2025). Bien qu'il s'agisse d'une vieille expression son utilisation pour décrire cette civilisation occidentale ne date que du début des années 1980. Utilisée d'abord pour distinguer l'Europe occidentale des «communistes athées» de l'Europe de l'est, elle a été très vite adoptée pour donner du contenu au choc des civilisations et de la prophétie auto-réalisatrice de l'impossibilité de concilier la civilisation dite «judéo-chrétienne» avec la civilisation arabo-musulmane.

Bessis montre qu'elle sert à gommer des siècles de discrimination contre les juifs en Europe culminant au génocide des juifs par les nazis, appuyé en cela par le silence consentant de nombreux États de l'Europe occidentale et centrale. De plus, l'expression retranche arbitrairement de l'équation la troisième religion monothéiste, l'Islam, qui est née du même tronc commun que le judaïsme et le christianisme.

Aux États-Unis où l'expression est sur toutes les lèvres de la droite, trompiste bien sûr mais pas seulement, de nombreux philosophes ont creusé le sujet et rejettent totalement son utilisation. Le professeur rabbin Shaul Magid  observe que  : «La tradition «judéo-chrétienne» n'est pas une réconciliation, mais une assimilation : le juif, requalifié en «Judéo», disparaît au sein de l'Amérique chrétienne. C'est une invitation dont le prix est l'effacement».

Avrum Burg  abonde dans le même sens en ajoutant la dimension sioniste : «Cela exigeait l'effacement des différences, l'abandon de l'indépendance culturelle et l'intégration dans «l'héritage chrétien occidental». Le seul juif véritablement accueilli était celui qui s'y conformait, ou celui qui servait de passerelle vers le sionisme, réalisant ainsi les rêves évangéliques».

À la question à savoir qui décide de l'existence ou non d'une «tradition», Shaul Magid répond, en citant Arthur Cohen et Michel Foucault, que «seuls ceux qui détiennent le pouvoir décident. Après tout, c'est le Chrétien, et non le juif, qui invente la tradition judéo-chrétienne. Le juif peut soutenir la tradition judéo-chrétienne à des fins de pouvoir ou d'influence, mais rien dans le judaïsme ne requiert une tradition judéo-chrétienne».

Le rabbin Magid résume la pensée de plusieurs philosophes juifs opposés à la notion d'une civilisation judéo-chrétienne : «L'ennemi devient l'ami pour perpétrer de nouveaux actes d'oppression sur un ennemi commun (le non-judéo-chrétien)». En l'occurrence ce sont les Palestiniens et ceux qui les appuient, qui sont qualifiés d'islamistes ou d'idiots utiles.

Or, le rabbin Magid  rappelle des faits incommodants pour les apôtres d'une culture «occidentalo-judéo-chrétiens» :

«En fait, sans doute, sans l'islam, toute la tradition philosophique juive médiévale n'existerait pas. C'est grâce aux traductions arabes de Platon et d'Aristote au IXe siècle que les juifs ont découvert le corpus philosophique grec. Et plus concrètement, les juifs ont généralement mieux vécu sous la domination musulmane que sous la chrétienté, qui les a persécutés, torturés et assassinés pendant des siècles».

Pour montrer que le mot «judéo» ne sert que de cosmétique pour faciliter le retour d'une société occidentale chrétienne tout court, il cite une présentation au Vatican de Steve Bannon, ancien conseiller du président Trump. «Dans ses longs discours de près d'une heure, Bannon a systématiquement fait référence à «l'Occident judéo-chrétien», mais chaque fois qu'il l'a défini, il est toujours revenu à un vocabulaire exclusivement chrétien».

Trump a emboîté le pas en 2017 de manière sans équivoque : «Nous mettons un terme net aux attaques contre les valeurs judéo-chrétiennes... We're saying Merry Christmas again».

Peut-on bien me dire où se situe le «judéo» dans un Joyeux Noël ?

L'Italie, L'Espagne... Le Québec a-t-il manqué le bateau ?

En 2003, le Québec, et surtout Montréal, a été le théâtre, toutes proportions gardées, des plus grandes manifestations au monde contre la guerre en Irak, et ce en plein janvier et février à des températures de moins 25 C. C'est grâce au Québec d'ailleurs que le premier ministre du Canada, Jean Chrétien, a décidé que le Canada ne participerait pas à cette guerre. Monsieur Chrétien était peut-être contre cette guerre, mais son Non s'explique surtout par sa crainte d'une crise d'unité nationale opposant un Québec résolument contre la guerre et un Canada anglais, en grande majorité favorable.

Contrairement à 2003, où en a vu les chefs des trois partis politiques, Bernard Landry, Jean Charest et Mario Dumont, arborer le ruban blanc de la paix lors du débat des chefs - le Québec était en campagne électorale -, aujourd'hui on peut dire que, à quelques exceptions près, la classe politique québécoise est soit absente du débat sur cette guerre/génocide ou favorable à l'État d'Israël.

Oui il y a eu des campements et des manifestations, parfois grandes. Mais la classe politique n'a pas suivi. Qui plus est, à titre d'exemple, le gouvernement du Québec de François Legault procédé à l'ouverture d'un bureau du Québec à Tel-Aviv en plein génocide sans trop d'opposition à l'Assemblée nationale.

Loin de la position de René Lévesque

Pourquoi ce comportement politique qui tranche avec les positions de principe traditionnelles courageuses du Québec à l'égard de la Palestine depuis les années 1960, dont l'ancien premier ministre René Lévesque a été le meilleur exemple ? Il a soutenu la solution de deux états dès les années 1970 et il a invité le représentant de l'OLP à assister au Congrès du Parti Québécois en 1981.

La réponse est simple. Une bonne partie de cette classe politique semble gagnée à l'idée d'une culture judéo-chrétienne ou occidentale qui doit mener campagne, ici et ailleurs, contre «l'assaut des islamistes radicaux», pour reprendre les mots du premier ministre du Québec, François Legault.

Parmi ceux qui vocifèrent constamment en ce sens, c'est Mathieu Bock Côté l'emporte, que ce soit pour le compte de Vincent Bolloré à CNews ou au Figaro, ou pour le compte de Piere-Karl Péladeau au Journal de Montréal, à TVA et à LCN, De plus, il semble avoir l'oreille du gouvernement du Québec mais aussi, malheureusement, celle des dirigeants du Parti Québécois.

Bock Côté fustige tout ce qui relève de l'islam, disant constamment que l'islamisme est indissociable de l'islam.

Tout récemment  il a écrit : «Car l'islamisme menace le monde occidental, et pas que l'islamisme radical. (...) Le voile est le drapeau de l'islamisme... L'islamisme a pour vocation d'islamiser le monde occidental».

Un an auparavant, il a écrit sensiblement la même chose mais avec  d'autres mots : «[L'islam] arrive dans nos sociétés porté par une dynamique idéologique, culturelle, démographique, qui déstabilise profondément les sociétés occidentales... l'islam est animé à certains égards par une forme de revanchisme historique».

Il le tonne partout, le répète toujours et se fait  bien payer pour le faire.

Nous n'avons n'a aucun intérêt, le Québec surtout, à suivre MBC dans cette idéologie qui oppose une soi-disant civilisation judéo-chrétienne occidentale au reste du monde. Non plus dans la voie d'une guerre de civilisations, une guerre qui est dirigée par des gens autrement plus puissants et dangereux que lui.

Il est l'heure de lâcher ces guerres de religion et de civilisation et de revenir aux principes fondamentaux qui ont présidé à la création des Nations unies il y 80 ans dans la foulée de la Seconde guerre mondiale. Ce sont les assises des relations pacifiques entre les peuples et les États, petits et grands.

  1. In Domenic Losurdo, Liberalism, A Counter-History, Verso, 2014, p. 247.

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