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 Guerre en Ukraine I : Ce qu'Osipov et Lanchester nous apprennent sur la guerre en Ukraine

Guerre en Ukraine Viii

Anatol Lieven et John Mearsheimer sur le conflit

Par Peter Turchin − Le 30 août 2025 − Source  Cliodynamica

Cassandre avait le don de prophétie, mais elle était maudite, de sorte que personne ne la croyait. Source

Anatol Lieven est un journaliste, auteur et analyste politique britannique. Je suis son travail depuis plus de 20 ans. Dans mon livre  War and Peace War, publié en 2005, j'utilise par exemple son  excellente analyse des deux facettes du nationalisme américain, le « credo américain » et le « nationalisme jacksonien ».

Je recommande également ses autres ouvrages

Soit dit en passant, le frère d'Anatol, Dominic Lieven, est un historien spécialiste de la Russie, et je recommande son excellent ouvrage intitulé  Russia against Napoleon.

Pour en revenir à Anatol, son analyse géopolitique mérite d'être lue. Dans son dernier article d'opinion,  Pourquoi Trump a raison au sujet de la paix en Ukraine, il soulève les points suivants :

  1. La Russie est en train de gagner la guerre.
  2. Il serait tout à fait illogique que Poutine accepte un cessez-le-feu inconditionnel alors que les Russes progressent (et, plus important encore, je dirais écrasent l'armée ukrainienne).
  3. Les chefs d'État européens se bercent d'illusions en refusant de reconnaître les deux premiers points.
  4. L'Occident ne peut pas fournir de soldats pour compléter les forces ukrainiennes de plus en plus épuisées. Sans les États-Unis (où Trump a répété à plusieurs reprises qu'il n'utiliserait pas les troupes américaines dans ce conflit), les Européens n'ont tout simplement pas assez de troupes. Quoi qu'il en soit, ils ne sont pas prêts à entrer en guerre pour défendre l'Ukraine.
  5. Trump aurait conseillé au gouvernement ukrainien d'accepter la demande de la Russie de retirer l'armée ukrainienne des parties du Donbass qu'elle contrôle encore.
  6. « Ils refusent de le faire, ce qui est tout à fait compréhensible, mais aussi une erreur si, en acceptant cela, ils peuvent obtenir une paix stable et un compromis russe dans d'autres domaines... Car, pour être réaliste, l'armée ukrainienne semble de toute façon en passe de perdre ce territoire. »
  7. Insister pour perpétuer le conflit relève soit de la folie, soit de la duplicité, car tous les gouvernements européens ont déclaré qu'ils n'étaient pas prêts à entrer en guerre pour défendre l'Ukraine.

Il convient de noter que Lieven est loin d'être un apologiste de la Russie. Voici ce qu'il a déclaré dans une  interview peu après le début de la guerre :

Le gouvernement russe a commis un crime très grave au regard du droit international en envahissant l'Ukraine. Je pense qu'il a également commis une terrible erreur.

Un autre penseur qui partage des opinions similaires est John Mearsheimer. Aucune personne raisonnable ne peut douter de ses références en tant que patriote américain. Après tout, rares sont les professeurs de relations internationales qui se sont enrôlés dans l'armée américaine à 17 ans, puis ont obtenu leur diplôme à West Point et ont servi comme officiers dans l'armée de l'air.

Comme Lieven, Mearsheimer est également un réaliste (il est d'ailleurs surtout connu comme l'auteur de la théorie du réalisme offensif). Mearsheimer a récemment été très présent dans les médias (principalement dans les médias alternatifs, mais aussi de plus en plus dans les médias grand public). Vous pouvez écouter son opinion sur l'avenir de l'Ukraine dans une récente apparition sur UnHerd avec Freddie Sayers . Tout comme Lieven, Mearsheimer soutient qu'il n'y a que deux options : une mauvaise (l'Ukraine doit conclure un accord maintenant, en acceptant la plupart des exigences russes) et une pire (poursuivre la guerre, faire des milliers de victimes supplémentaires et perdre encore plus de territoire au final).

Dans cet épisode d'UnHerd, Mearsheimer était accompagné de Matthew Syed, chroniqueur au Sunday Times de Londres, qui, dans un  article récent, a qualifié Mearsheimer de « moralement dérangé ». Sayers présente le désaccord entre Mearsheimer et Syed comme une opposition entre « réalisme » et « idéalisme ». Mais selon moi, le terme « émotiviste » décrit mieux la position de Syed. Dans sa chronique, il ne cesse de répéter des phrases telles que « j'en ai eu la nausée », « je me sens mal », « je suis désespéré ».

Bien sûr, ressentir des émotions est humain ; je ne dis pas que nous devrions nous efforcer de devenir des robots sans émotions. Mais les humains ont aussi (et devraient utiliser) la raison. Les émotions nous aident à fixer des objectifs, mais la raison nous permet de les atteindre. L'alternative est d'entrer dans un monde illusoire que l'on s'est construit soi-même, une voie qui mène tout droit à la ruine.

Il est tristement ironique que Mearsheimer soit accusé d'être moralement dérangé. En septembre 2014, il a publié un article dans Foreign Affairs, «  Pourquoi la crise ukrainienne est la faute de l'Occident : les illusions libérales qui ont provoqué Poutine ». Le dernier paragraphe de cet article mérite d'être cité dans son intégralité :

Les États-Unis et leurs alliés européens sont désormais confrontés à un choix concernant l'Ukraine. Ils peuvent poursuivre leur politique actuelle, qui exacerbera les hostilités avec la Russie et dévastera l'Ukraine au passage, un scénario dans lequel tout le monde serait perdant. Ou ils peuvent changer de cap et œuvrer à la création d'une Ukraine prospère mais neutre, qui ne menace pas la Russie et permette à l'Occident de réparer ses relations avec Moscou. Avec cette approche, toutes les parties seraient gagnantes.

Si les dirigeants occidentaux avaient écouté Mearsheimer et un certain nombre d'autres penseurs lucides (par exemple, George Kennan, voir son article publié en 1997 dans le New York Times,  A Fateful Error), il n'y aurait pas eu un million de victimes et la Crimée serait la seule perte territoriale de l'Ukraine (le Donbass restant au sein de l'Ukraine avec un statut d'autonomie). Tenter d'empêcher cette issue était-il « moralement dérangé » ?

Je peux comprendre la situation difficile dans laquelle se trouve Mearsheimer. Mon travail dans ce  Substack consiste à m'efforcer de fournir une analyse impartiale et objective, car il existe de nombreux points de vue « émotionnels » ailleurs. Cette attitude semble rebuter certains journalistes. À titre d'exemple, dans son article du FT 2024, Henry Mance a écrit : « Il y a quelque chose de déconcertant dans la volonté de Turchin de discuter du sort des sociétés en termes froidement amoraux. » Mais au moins, il ne m'a pas traité de « moralement dépravé ».

Peter Turchin

Traduit par Hervé, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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