11/10/2025 ssofidelis.substack.com  6min #293126

L'histoire de l'orange de Jaffa

Par  R Qureshi, le 10 octobre 2025

Le premier agrume apparu dans la région, vers le II^e siècle av. J.-C., était le cédrat, cultivé exclusivement à des fins rituelles. Les oranges amères sont arrivées 800 ans plus tard, avec les conquérants arabes. Ce sont toutefois les marchands portugais, aux XVè et XVIè siècles, qui ont introduit les variétés sucrées transformant ainsi le paysage. À la fin du XVIIIè siècle, les oranges et les citrons poussaient dans toute la Palestine et ceux de l'ancienne ville de Jaffa étaient particulièrement prisés.

C'est une entreprise d'exportation appartenant aux Templiers, une société chrétienne allemande installée en Palestine au XIX^e siècle, qui fut la première à utiliser la désignation "Jaffa" en 1870. En l'espace de quelques décennies, l'orange de Jaffa a acquis une renommée mondiale et a même conquis la table de la reine Victoria. Elle était appréciée pour sa douceur, son écorce épaisse et son excellente conservation, la rendant idéale pour l'exportation. Initialement expédiées dans des sacs en toile de jute, puis dans des caisses en bois, chaque fruit était soigneusement emballé dans du papier de soie pour éviter qu'il ne s'abîme.

La culture commerciale des agrumes à grande échelle a commencé dans les années 1830-1840, sous l'autorité ottomane. Les familles palestiniennes propriétaires terriennes de Jaffa et des villages voisins, comme les Abu-Laban et les Al-Dajani, ont alors massivement investi dans la culture des agrumes, l'irrigation et les infrastructures d'exportation. À la fin du XIXè siècle, les marchands palestiniens avaient établi des routes commerciales reliant directement le port de Jaffa aux marchés européens, notamment la Grande-Bretagne et la France. Ils organisaient le transport, l'emballage et la promotion de la marque, faisant de l'orange de Jaffa un produit mondialement reconnu bien avant l'apparition de toute colonie sioniste dans la région

La famille Abu-Laban, notamment, était l'une des plus influentes : ses orangeraies et ses activités d'exportation sont devenues la pierre angulaire de ce commerce. Leur marque jouissait d'une grande réputation sur les marchés européens. Après 1948, leurs terres, comme celles de milliers d'autres agriculteurs palestiniens, ont été confisquées en vertu des lois sur les "biens des absents".

Le port de Jaffa était l'artère de cette économie. À chaque saison des récoltes, les agriculteurs livraient les fruits de leurs vergers. Les dockers, fabricants de caisses, emballeurs et marchands se pressaient sur les quais. Des barges transportaient les caisses vers des navires à destination de Londres, Marseille et Trieste.

En 1939, les exportations d'agrumes de Palestine se chiffraient à environ 15 millions de caisses par an, Jaffa en produisant la majeure partie. La Grande-Bretagne était le principal importateur. Les agriculteurs palestiniens recouraient à des techniques de greffage et d'irrigation innovantes pour cultiver des variétés sans pépins et faciles à éplucher qui dominaient les marchés hivernaux en Europe.

Les oranges de Jaffa étaient à la fois un moteur économique et un ancrage culturel. Après 1948, les Palestiniens déplacés ont emporté avec eux, en exil, des graines d'orange ou des écorces séchées, fragments d'une patrie volée

Pendant la Nakba, les milices sionistes, notamment la Haganah, l'Irgoun et le Lehi, ont attaqué les villes palestiniennes, expulsé les civils et confisqué leurs vergers. Le nouvel État d'Israël a ensuite légalisé ce vol par le biais de lois sur les "biens des absents", transférant les terres, les entrepôts et les réseaux d'expédition à des coopératives et des organisations de colons soutenues par l'État. Le Custodian of Absentee Property (gardien des biens des absents) a attribué les vergers à des institutions sionistes telles que le Jewish National Fund (Fonds national juif).

Ce fut une destruction délibérée du pilier économique palestinien grâce à la guerre, l'expulsion forcée et le vol légalisé. Le contrôle de Jaffa et de sa ceinture d'agrumes était stratégique. Contrôler cette région équivalait à contrôler les flux de devises étrangères.

L'appellation "Jaffa" a survécu en tant que marque mondiale, mais c'est une production volée, dépouillée de ses racines palestiniennes et commercialisée sous pavillon israélien. Les clients britanniques et européens ont continué à acheter les mêmes oranges auprès de nouveaux exportateurs. Avant 1948, l'industrie était majoritairement palestinienne. Après 1948, les Palestiniens ont été exclus du commerce dont ils étaient les créateurs. Comme l'écrit Susan Abulhawa, ce fut une "falsification épique".

Un petit commerce d'oranges a survécu à Gaza et à Tulkarem, mais des décennies de spoliation des terres, de restrictions en eau et de blocus ont réduit son activité à l'ombre de celle d'antan. Ces vergers résiduels sont des actes de résistance. Les agriculteurs palestiniens continuent de planter, défiant ainsi la dépossession

Plusieurs écrivains, historiens et militants palestiniens ont documenté le vol des oranges de Jaffa et sa signification :

  • Ghassan Kanafani - Dans sa nouvelle de 1962, Le Pays des oranges tristes, le fruit incarne l'exil et la perte. Une famille prend la fuite avec un sac d'oranges devenu insupportable à regarder.
  • Rashid Khalidi - Qualifie l'industrie des agrumes de joyau de l'économie palestinienne avant 1948 et sa saisie de vol à la fois économique et politique.
  • Ilan Pappé - Documente comment la ceinture d'agrumes de Jaffa a été délibérément ciblée en tant que bien stratégique, et non comme moyen de subsistance.
  • Edward Said - Évoque Jaffa comme un lieu d'activité culturelle et économique effacé par la colonisation, les oranges ayant été "renommées et revendues".
  • Mahmoud Darwish - La métaphore de l'oranger comme symbole de la patrie. Dans Identity Card, il associe l'identité aux vergers, soulignant ainsi le rôle des symboles quotidiens dans la transmission de la mémoire.

Ces voix présentent l'orange non seulement comme l'une des principales pertes économiques, mais aussi et surtout comme symbole d'identité nationale, de mémoire et de résistance.

Le monde continue de consommer les oranges de Jaffa. Peu de gens savent qu'elles sont nées sur le sol palestinien, cultivées par des Palestiniens et volées avec violence. Un ancien cultivateur, déplacé en 1948, se souvient :

"Nous avons planté ces arbres. Nous avons cueilli ces oranges. Quand les soldats sont arrivés, ils ont pris la terre, les arbres, et même l'appellation. Mais le parfum du fruit nous appartient à jamais".

Le port de Jaffa en 1930

Plus qu'une simple perte de terres cultivables, ce fut aussi l'anéantissement de toute une société : des familles dispersées, des ouvriers expulsés, des cultivateurs dépouillés du fruit de toute une vie de labeur. L'industrie était fondée sur le travail humain et l'intelligence collective, et ce sont ces populations les premières à avoir été dépossédées.

Cette histoire met en évidence notre complicité en tant que consommateurs. Le peuple palestinien a fondé toute une économie sur ses terres. Les autorités sionistes leur ont arraché ces terres avec la guerre, l'expulsion et le vol légalisé, puis les ont présentées au monde entier comme un succès israélien. Les Palestiniens n'ont cessé de subir massacres, famine, blocus, occupation et exil. Jamais un film hollywoodien n'a cherché à les humaniser ni à mettre fin à leur déshumanisation. Nous avons consommé les fruits du travail palestinien sans percevoir la violence sous-jacente. Chaque orange estampillée « Jaffa » symbolise notre complicité.

Traduit par  Spirit of Free Speech

 ssofidelis.substack.com