Le monde bascule vers une nouvelle architecture de puissance où un archipel d'Etats émergents redessine les hiérarchies globales et met fin à la centralité occidentale.
Un basculement silencieux mais irréversible s'opère à la surface du globe. Il ne s'agit plus d'un simple déplacement du centre de gravité géopolitique, mais de l'émergence d'un archipel stratégique, un vaste continuum transcontinental qui relie le Moyen-Orient, le Golfe de Guinée, les Mers de Chine méridionale et orientale, et l'Océan Pacifique. Cet espace, que nous nommons l'Archipel Stratégique Transoriental (AST), forme désormais la matrice concrète du monde multipolaire. Il incarne la revanche de l'histoire, celle des civilisations qui, après des siècles de domination coloniale et d'embastillement néocolonial, reprennent leur droit à la souveraineté, à la puissance et à la vérité. A l'inverse, le microcosme occidental - pris dans son narcissisme civilisationnel - se déchire dans une crise systémique : morale, économique, stratégique et cognitive.
Le conflit militaire en Ukraine, les tensions au Moyen-Orient, les provocations en mer de Chine et l'effondrement du modèle néolibéral américain ne sont pas des crises isolées. Elles ne sont que les symptômes visibles d'un effondrement global du paradigme unipolaire, celui né en 1991 sur les ruines de l' URSS. Face à lui, le macrocosme planétaire (Sud global) s'organise en réseaux de résistance géoéconomique et civilisationnelle, déployant une stratégie transorientale d'interconnexion entre les continents, les mers et les peuples. C'est cette nouvelle architecture du monde que cet article explore en deux axes.
De la Méditerranée au Pacifique, la revanche géohistorique du Sud
L'Archipel Transoriental n'est pas une simple idée géopolitique : c'est une réalité tectonique. Des côtes du Levant à celles de la mer de Chine méridionale, en passant par le Golfe de Guinée et l'Océan Indien, s'étend une chaîne d'espaces stratégiques où le Sud global recompose la carte du monde.
Tout d'abord, le Moyen-Orient qui passe du protectorat occidental à la diplomatie multipolaire. Autrefois réduit au rôle d'un champ de bataille pour les ambitions occidentales, le Moyen-Orient devient aujourd'hui le cœur diplomatique du monde multipolaire. L' accord irano-saoudien de mars 2023, négocié à Pékin, a marqué une rupture historique : la Chine a remplacé Washington comme médiateur central. Cette bascule diplomatique a mis fin à quatre décennies de rivalité et annoncé la fin du monopole occidental sur la sécurité régionale. En parallèle, la Syrie, réintégrée à la Ligue arabe, a consolidé son axe stratégique avec Moscou et Téhéran, tandis que la Turquie, oscillant entre OTAN et Eurasie, illustre la désoccidentalisation rampante du monde musulman. Ainsi, l'Arabie saoudite, jadis pilier du pétrodollar, adhère aux BRICS+ en 2024, confirmant la transition vers un ordre monétaire post-dollar. C'est ainsi que le Moyen-Orient cesse d'être une périphérie et devient une plaque tournante du monde multipolaire, pivot entre l'Eurasie et l'Afrique.
Par ailleurs, le Golfe de Guinée devient l'enjeu vital des relations entre l'Afrique et le reste du monde. C'est-à-dire, un champ de compétition et de jeux d'influence entre puissances du Levant œuvrant pour un ordre mondial multipolaire et puissances du Couchant manœuvrant la reconquête du continent africain. Dès lors, en Afrique, la guerre n'est plus seulement militaire - elle est cognitive et économique. Du Mali au Niger, du Burkina Faso à la Guinée, du Tchad à Madagascar, un même mot d'ordre s'élève : « plus jamais la tutelle ». Les mutations politiques ou le recentrage du pouvoir autour d'un pôle militaire décisionnel opéré par endroit sur le continent d'août 2020 à ce mois d'octobre 2025 n'ont pas été de simples crises politiques ; ils ont constitué, dans certains cas, les premiers actes d'une libération civilisationnelle. Sous le feu croisé des sanctions européennes et de la diabolisation médiatique, les peuples africains ont massivement tourné le dos à la France et à ses élites paternalistes. La Russie, en accompagnant cette mutation stratégique - notamment par le Sommet Russie-Afrique de Sotchi (octobre 2019) et de Saint-Pétersbourg (juillet 2023) - a offert une alternative crédible à la servitude économique imposée par le FMI et l'Union européenne. Sachant que les sanctions et la diabolisation médiatique de la minorité occidentale ne signifient plus rien aux yeux de la majorité multipolaire, quelle sera l'issue des élections présidentielles majeures, tenues sous hautes tensions le 12 octobre dernier au Cameroun, et de celles prévues les 25 et 29 octobre en Côte d'Ivoire et en Tanzanie, ainsi que le 28 décembre en Guinée et en République centrafricaine ?
En attendant, le Golfe de Guinée, jadis carrefour du commerce triangulaire, devient le front énergétique du XXIe siècle, riche en hydrocarbures, cobalt, uranium et lithium. C'est là que se rejoue la bataille mondiale pour la souveraineté, où l'Afrique ne quémande plus : elle négocie.
De plus, les mers de Chine deviennent le champ de bataille des illusions occidentales. Pendant que l'Occident se ruine dans la guerre par procuration qu'il a lui-même conçue et déclenchée à partir du coup d'Etat de Maïdan en Ukraine, la Chine contrôle et régule les routes de la mer. Les tensions en mers de Chine méridionale et orientale - autour des archipels Senkaku, Paracels et Spratleys - traduisent la panique stratégique américaine : contenir Pékin avant qu'il ne redessine l'ordre du Pacifique. Mais la stratégie d'endiguement de Washington, matérialisée par l' AUKUS (2021) et le QUAD, s'essouffle face à la réalité : la puissance chinoise, tout comme la puissance russe, n'est plus contenable. L'économie chinoise, adossée à la Nouvelle Route de la Soie de Xi Jinping, connecte désormais l'Asie du Sud-Est, l'Afrique et l'Amérique latine dans un système d'échanges Sud-Sud autonome des circuits financiers occidentaux. Les incursions américaines en mers de Chine, sous prétexte de « liberté de navigation », ne sont que les dernières convulsions d'un empire maritime à l'agonie.
Le naufrage occidental et la consolidation du bloc transoriental
L'Occident collectif, autrefois autoproclamé gardien de la civilisation, traverse une crise existentielle. Il ne croit plus en ses valeurs, qu'il a vidées de substance à force de mensonge et d'ingérence. Son économie chancelle sous le poids des dettes, son soft power s'effrite, son armement (hard power) s'enlise dans les champs ukrainiens, et son influence diplomatique (smart power) s'éteint là où le Sud global bâtit des ponts.
A cet effet, loin des logiques mensongères de l'empire euro-américain, l'Ukraine (instrument de la politique étrangère de Washington) n'est que le miroir de la décadence occidentale. Le conflit d'Ukraine, commencé en 2014 et devenu total en 2022, a mis à nu la faillite stratégique de l'OTAN. Présenté comme une croisade pour la liberté, il s'est révélé être un suicide économique pour l'Europe, prisonnière de son allégeance à Washington. Les sanctions antirusses ont déclenché un boomerang : inflation énergétique, désindustrialisation, effondrement du modèle allemand, récession française. Pendant ce temps, la Russie - loin d'être isolée - a redessiné son espace d'influence du Caucase à l'Arctique, consolidant ses liens avec la Chine, l'Iran et l'Afrique. L'Occident, aveuglé par son arrogance, a perdu la guerre des récits, celle où le mensonge médiatique ne trompe plus personne.
Pour sa part, l'Amérique latine prend sa revanche ; celle d'un continent humilié. A l'autre bout du monde, le Venezuela, harcelé depuis deux décennies par les sanctions américaines, s'est transformé en symbole de la résilience anti-impérialiste. Sous la houlette de Nicolás Maduro, Caracas s'est rapprochée de Pékin et Moscou, a réintégré l'OPEP+, et a trouvé dans les BRICS+ un espace politique pour respirer hors du joug américain. La même dynamique traverse le Brésil, la Bolivie, Cuba et le Nicaragua, où la mémoire de Bolívar, Guevara et Chavez ressuscite face à la prédation occidentale. L'Amérique latine, autrefois chasse gardée de Washington, devient un maillon clé du bloc transoriental. L'axe Pékin-Moscou-Téhéran-Caracas illustre ce basculement : la géopolitique du Sud se pense désormais sans l'Occident, et souvent contre lui.
En plus de cela, une guerre systémique de récits, d'économie et de souveraineté caractérise l'échiquier global. Le XXIe siècle n'est plus simplement une guerre de chars, mais de récits et de monnaies. Le dollar, arme de domination depuis 1945, perd son aura au profit des échanges en yuan, rouble et roupie. Le soft power occidental, autrefois hégémonique, s'est mué en propagande moralisatrice, tandis que les médias du Sud - de RT à CGTN, de Sputnik à Afrique Média, de TeleSur à Press TV - imposent une contre-narration mondiale. L'AST incarne cette guerre cognitive : une archipélisation des puissances émergentes, connectées par la technologie, la logistique et une même conscience historique. Là où l'Occident exporte la peur, le Sud exporte la stabilité ; là où Washington brandit la démocratie, Moscou, Pékin et Téhéran parlent de respect mutuel et de non-ingérence.
Pour faire court, l'Archipel Stratégique Transoriental n'est pas une utopie géopolitique, c'est le plancher continental du XXIe siècle. De la Méditerranée orientale à l'océan Pacifique, un même souffle traverse les nations : celui de la désobéissance stratégique face à l'ordre ancien. L'Occident, épuisé par ses mensonges, ses guerres et sa nostalgie impériale, regarde ce basculement sans le comprendre. Le Sud global, lui, ne demande plus la permission : il avance, bâtit, relie, pense et agit. Ce n'est plus le temps des satellites, mais celui des souverains pluriels. L'Archipel Transoriental devient le centre nerveux d'un monde multipolaire conscient, libéré des tutelles, maître de ses mers et de ses routes. Et dans le silence des chancelleries occidentales, c'est désormais le bruit des ports africains, des chantiers asiatiques et des alliances latino-américaines qui dessinent la nouvelle carte du monde.
Mohamed Lamine KABA, Expert en géopolitique de la gouvernance et de l'intégration régionale, Institut de la gouvernance, des sciences humaines et sociales, Université panafricaine
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