
Par Nadera Mushtha pour The Electronic Intifada, le 20 octobre 2025
Toute cette histoire est insensée. Ma famille et moi avons été déplacés vers le sud, malgré notre refus obstiné de quitter le nord.
Et à présent, nous pouvons soudainement envisager de renrer chez nous. Peut-être que cette fois, nous pourrons rester.
Au cours des quelques jours précédant notre départ, lorsque nous étions encore dans le nord, les bombardements se sont intensifiés et les chars de l'occupant se sont rapprochés. Les obus n'arrêtaient pas de siffler au-dessus des tentes et des maisons. Des quadricoptères volaient à basse altitude et tiraient sur tous les passants.
Quelques jours avant notre départ, l'un de ces drones a soudain ouvert le feu. Le bruit a déchiré l'air et les balles ont entaillé les murs de la maison de nos proches, où nous nous étions réfugiés après la destruction de la nôtre. C'est là que nous avons décidé de fuir au sud, dans l'espoir de sauver nos vies, même si les bombardements menaçaient là aussi.
Le plus difficile a été de trouver un moyen de transport pour nous emmener vers le sud. Nous n'avions que nos matelas. Le trajet le moins cher pour une famille de quatre personnes coûtait plus de 2 000 dollars. Sans compter le prix d'une tente, du bois de chauffage ou de la location d'un terrain, sans parler des vivres et de l'eau.
C'était un dimanche matin, le 21 septembre. J'ai essayé de dire au revoir à ma ville. J'avais peur de rester et de mourir. J'avais peur de partir et de ne plus jamais pouvoir revenir.
J'aurais voulu pouvoir embrasser notre maison et l'emporter avec nous. Ma sœur Marah, âgée de cinq ans, assise à côté de moi, m'a demandé innocemment :
"On ne peut pas juste plier la maison et l'emporter avec nous vers le sud ?" Je lui ai répondu doucement : "Et si on pliait toute la ville à la place ? Ce serait encore mieux, non ?"
Plus tard, je suis descendue dans la rue pour voir comment notre literie était chargée dans le camion de transport. Puis, je suis allée voir le petit bout de terrain devant la maison. Ma famille était là, assise, en train d'éplucher et de manger des pomelos cueillis dans l'arbre devant la maison, le visage ravagé par le chagrin.
Un souvenir a resurgi dans mon esprit. C'était avant le génocide, le temps où la vie était encore douce. Installée sur mon lit, je lisais à la lueur d'une bougie. J'adorais par-dessus tout Ghassan Kanafani. Je n'en finissais pas de m'émerveiller devant la façon dont ses mots ressemblaient à nos vies, dont ses histoires ressemblaient aux nôtres. Je me suis souvenue d'un de ses récits, Le pays des oranges tristes, et de la façon dont les femmes pleuraient en cueillant la dernière orange du verger.
Sur la route
Ce souvenir m'a bouleversée quand j'ai vu ma famille tenir ces agrumes. Et s'ils étaient la dernière relique de notre terre ?
Nos affaires ont été transportées vers le sud avant nous. Il n'y avait pas assez de place dans le petit camion pour nous tous. Nous sommes restés dans la maison, espérant encore trouver une solution, mais en vain. Après mûre réflexion, nous avons finalement décidé de partir à pied. Notre seule crainte concernait les sept plus jeunes, âgés de 5 à 10 ans, si fragiles pour un tel périple.
Nous nous sommes mis en route - ma famille et mes proches, soit 31 personnes au total. Il n'y avait plus de rues, plus un seul bâtiment debout, rien que des décombres. Nous avons donc fait nos adieux à ces ruines, autrefois des maisons pleines de vie, puis nous avons marché.
Dès le départ, l'épuisement nous a accablés. Je ne sais pas pourquoi, c'était pourtant une route que nous avions empruntée d'innombrables fois auparavant. La chaleur était implacable.
Nous n'étions pas seuls. De nombreuses familles transportaient leurs affaires et leurs matelas, tandis que les bombardements faisaient rage tout autour de nous. Lorsque nous avons atteint la rue al-Rashid, qui surplombe la mer, j'en suis resté bouche bée. Je n'avais vu qu'une partie du quartier en mai. Avant la guerre, cette rue était le coeur de la ville : lumineuse, animée, pleine de cafés, de restaurants et de salles de mariage. Or, tout n'était plus que ruines. Tout baignait dans le gris.
Je me suis retournée pour voir al-Majdal, que l'on appelle maintenant Ashkelon, scintiller au loin. Le contraste était saisissant : ma ville était ensevelie sous les décombres et l'obscurité, tandis qu'au loin, une ville qui fut autrefois la nôtre brillait de mille feux. Nous pouvions clairement distinguer ses lumières. Mais eux, pouvaient-ils nous voir, nous et nos villes en ruines ?
Nous avions mal aux pieds et le dos brisé par l'épuisement. Nous nous sommes souvent arrêtés pour nous reposer par terre et reprendre notre souffle. Nous observions le flot continu de déplacés. Comme tout le monde, j'étais partie avec des vêtements propres qui se sont rapidement couverts de poussière et de suie.
Les heures et les minutes ont passé. Nous avons atteint Sheikh Ijleen, où, autrefois, s'étendait un beau terrain avec un immense figuier. Plus aucun repère n'était visible. Pourtant, en passant devant, j'ai ressenti comme quelque chose de chaud dans ma poitrine.
Nous avons traversé Netzarim, célèbre autrefois pour ses raisins et ses figues, et tristement célèbre aujourd'hui pour les nombreux massacres perpétrés par Israël. Nous avons atteint Wadi Gaza, à la frontière entre le nord et le sud de Gaza, alors que la nuit tombait. Et à partir de là, nous n'étions plus que des déplacés.
En arrivant dans le sud, des tentes bordaient les deux côtés de la route. Rien n'était plus comme avant. La ville que je connaissais avait disparu.
Nous sommes arrivés vers minuit à la maison que nous avions louée à une famille de Deir al-Balah, notre nouveau refuge. Je me suis effondrée de fatigue, sans même prendre le temps de me changer. Le lendemain matin, l'air ambiant avait quelque chose d'étrange. Je me suis réveillée troublée, sans comprendre pourquoi je n'étais pas chez moi.
Nous sommes restés dans le sud. Notre maison d' al-Shujaiya a été bombardée dans les derniers jours avant le cessez-le-feu. Nous n'avons plus nulle part où rentrer.
Traduit par Spirit of Free Speech
Nadera Mushtha est enseignante et écrivaine à Gaza.