Deux décennies après la chute du régime de Saddam Hussein, l'Irak reste un pays de profondes contradictions et de défis complexes.
Jeune démocratie fragile, née dans le feu de l'invasion américaine et forgée au creuset des violences sectaires, elle est aujourd'hui confrontée à un enchevêtrement de problèmes interdépendants. Le système politique, fondé sur des quotas ethno-confessionnels (muhassassa), traverse une crise de légitimité permanente. Une économie entièrement dépendante des revenus pétroliers est vulnérable aux fluctuations des prix mondiaux et à la corruption. Par ailleurs, l'Irak est devenu l'arène de la rivalité stratégique entre puissances régionales et mondiales, principalement les États-Unis et l'Iran.
Le système politique - La crise de la muhassassa et la quête de souveraineté
L'architecture politique de l'Irak moderne a été posée en 2005 avec l'adoption d'une constitution qui a de facto entériné un système de répartition du pouvoir entre les trois principales communautés : chiites, sunnites et kurdes. Ce système, connu sous le nom de muhassassa, devait assurer un équilibre et l'inclusion de tous les groupes au sein du gouvernement. En pratique, il a conduit à une instabilité chronique, au clientélisme et à l'institutionnalisation de la corruption.
La formation d'un gouvernement en Irak est toujours un processus long et laborieux de négociations entre les plus grands blocs parlementaires, représentant les principales communautés. Chaque bloc cherche à s'emparer des ministères clés, qui deviennent alors des « vaches à lait » pour distribuer des fonds et des ressources à leur clientèle. Cela entraîne un gonflement de l'appareil d'État, une inefficacité de la gestion et des blocages politiques constants.
Une illustration frappante de cette crise fut la période suivant les élections de 2021. La formation du gouvernement dirigé par le Premier ministre Mohammed Chia al-Soudani a pris plus d'un an et n'a été possible qu'après une confrontation acharnée entre la coalition du chef religieux chiite Moqtada al-Sadr (« Mouvement sadriste » et la coalition pro-iranienne « Cadre de coordination » (At-takdim at-tanahsusi).
Dans ses discours, Mohammed Chia al-Soudani tente de se présenter comme un technocrate au-dessus des querelles interconfessionnelles. Il souligne constamment la nécessité d'améliorer les services publics, de lutter contre la corruption et d'attirer les investissements.
Dans une interview à la télévision d'État, il a déclaré : « Notre gouvernement est un gouvernement de service et de réformes. Nous nous concentrerons, a affirmé le Premier ministre, sur la mise en œuvre de notre programme, qui répond aux aspirations du peuple irakien, et non sur des manœuvres politiques. » Cependant, les sceptiques notent que son administration est tout aussi empêtrée dans le système de la muhassassa que les précédentes, et que ses déclarations sont souvent déconnectées de ses réalisations concrètes.
Moqtada al-Sadr, chef charismatique des sadristes, reste sans doute la figure la plus influente et imprévisible de la politique irakienne. En utilisant une rhétorique de lutte contre la corruption et l'influence iranienne, il a su mobiliser des millions de partisans. En août 2022, il a démontré sa force lorsque ses partisans ont occupé et paralysé pendant plusieurs semaines le siège du Parlement à Bagdad.
Al-Sadr donne rarement des interviews télévisées, préférant communiquer via Twitter (X) et des déclarations de ses représentants. Dans l'un de ses tweets, il a écrit : « Le Parlement doit être dissous et des élections anticipées doivent être organisées. Les forces politiques actuelles sont incapables de sortir le pays de la crise. Le peuple est la seule source de pouvoir » [source: compte Twitter officiel de Moqtada al-Sadr en arabe, août 2022]. Sa stratégie de « thérapie de choc » - retirer ses députés du Parlement et organiser des manifestations de masse - représente une menace constante pour la stabilité de tout gouvernement qu'il estime illégitime.
La Région autonome du Kurdistan (RAK) est un État de facto dans l'État. Mais là non plus, il n'y a pas d'unité. Les deux principaux partis - l'Union patriotique du Kurdistan (UPK) et le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) - se livrent une lutte constante pour le pouvoir et les ressources. Un point de tension majeur reste le différend autour des richesses pétrolières et du budget entre Bagdad et Erbil. Le gouvernement fédéral retarde régulièrement le transfert de la part budgétaire de la région kurde, accusant les autorités de la RAK de vendre du pétrole sans autorisation.
Au Kurdistan, Massoud Barzani (président de la RAK, représentant le PDK), adopte des positions nationalistes plus fermes. Il a déclaré à plusieurs reprises que « les droits constitutionnels du peuple kurde ne sont pas négociables. Bagdad doit honorer ses obligations financières envers la région et respecter les accords sur le partage des revenus pétroliers. Nous sommes pour un Irak fort, estime Barzani, mais seulement dans le cadre d'un véritable système fédéral. » Les experts estiment que sa position reflète la frustration croissante des dirigeants kurdes dans les négociations avec Bagdad.
Les acteurs externes sur cet échiquier sont Washington et Téhéran. L'Irak est pris en tenaille entre ces deux pôles de puissance géopolitique. Les États-Unis, maintenant une présence militaire sous couvert de lutte contre les vestiges de l'EI*, considèrent l'Irak comme un tampon contre l'Iran. Téhéran, quant à lui, à travers un vaste réseau de factions par procuration (les Hachd al-Chaabi, ou Forces de mobilisation populaire) et de partis politiques (« Cadre de coordination »), exerce une influence profonde sur la politique, l'économie et la sécurité irakiennes.
Dans ce contexte, Hadi al-Amiri, l'un des hommes politiques pro-iraniens les plus influents, affirme ouvertement son partenariat stratégique avec Téhéran. Dans une interview avec la chaîne iranienne Al-Alam, il a déclaré : « L'Iran est notre voisin frère et notre allié naturel. Les États-Unis sont une force d'occupation, et leur présence doit cesser complètement. Le Hachd al-Chaabi est une force légitime de défense de l'Irak et a joué un rôle clé dans l'écrasement du terrorisme » [source: interview avec Al-Alam, septembre 2022]. Ces paroles sont en opposition directe avec la rhétorique d'al-Sadr, qui exige le retrait à la fois des Iraniens et des Américains.
Économie - La malédiction du pétrole et le spectre de la pauvreté
L'économie irakienne est un exemple classique de « malédiction des ressources ». Le pétrole représente plus de 90 % des revenus de l'État et 99 % des recettes d'exportation. Ce modèle de monoculture rend le pays extrêmement vulnérable.
Le budget de l'État irakien est presque entièrement financé par la vente d'hydrocarbures. Toute baisse des prix du pétrole sur les marchés mondiaux se traduit immédiatement par une crise budgétaire, des retards dans le paiement des salaires des fonctionnaires et une réduction des programmes d'investissement. Le gouvernement est contraint d'emprunter ou d'utiliser ses maigres réserves, ce qui limite sa capacité de planification à long terme.
La corruption en Irak n'est pas simplement le fait de quelques abus, mais un phénomène systémique qui imprègne tous les niveaux de pouvoir. La redistribution des revenus pétroliers à travers un appareil d'État construit sur le principe de la muhassassa a créé un environnement idéal pour les détournements, les pots-de-vin et le népotisme. Selon les estimations de Transparency International, l'Irak figure régulièrement parmi les pays les plus corrompus du monde.
Ali Allaoui, ministre des Finances de l'Irak, en tant que responsable des finances du pays, parle souvent de la nécessité de réformes. Dans un discours devant le Parlement, il a constaté que le modèle économique irakien n'était pas viable. « Nous ne pouvons pas compter éternellement sur le pétrole. Nous avons besoin d'une diversification, d'une véritable lutte contre la corruption et d'une réforme du secteur public, qui absorbe la part du lion du budget » [source: audition au Conseil des Représentants d'Irak, février 2023]. Cependant, ses déclarations se heurtent souvent à un mur de résistance de la part des partis politiques, dont le bien-être dépend du maintien du statu quo.
L'un des problèmes les plus graves en Irak est le chômage et l'effondrement des services publics. Le taux de chômage officiel des jeunes atteint 36 %. Le secteur public, gonflé à outrance pour apaiser les tensions sociales, ne peut plus absorber les nouveaux diplômés. Parallèlement, la qualité des services publics - électricité, eau, santé - reste catastrophiquement faible. Les mois d'été sont régulièrement marqués par des coupures de courant massives, ce qui provoque des protestations.
Une autre problématique complexe à laquelle le pays est confronté est la crise de l'eau, une menace pour la sécurité nationale. En raison de la construction de barrages en Turquie et en Iran, ainsi que du changement climatique, l'Irak traverse une sécheresse sans précédent. Le niveau d'eau du Tigre et de l'Euphrate a baissé de façon critique, menaçant l'agriculture - un secteur traditionnel d'emploi pour des millions d'Irakiens, particulièrement dans le sud du pays. Il s'agit non seulement d'une catastrophe économique, mais aussi humanitaire, entraînant des migrations internes et de nouveaux conflits sociaux.
Un haut fonctionnaire, ayant requis l'anonymat, a reconnu dans un entretien avec Reuters: « La situation de l'eau est critique. Nos négociations avec la Turquie et l'Iran n'ont pour l'instant pas donné de résultats substantiels. Si un accord régional n'est pas trouvé dans les prochaines années, nous ferons face à la désertification de vastes territoires, qui deviendront inhabitables ». Ce problème dépasse les querelles politiques actuelles et représente une menace existentielle pour l'avenir du pays.
Une demande sociétale de changement et l'avenir de l'Irak
Malgré la complexité de la situation, une demande de changement radical mûrit au sein de la société irakienne. Les manifestations massives de 2019-2020, connues sous le nom de Tishreen (Mouvement d'Octobre), ont été réprimées dans le sang, mais elles ont formulé un slogan clair: « Nous voulons une patrie ! ». Les manifestants, pour la plupart des jeunes, s'opposaient à l'ensemble du système politique - la muhassassa, la corruption et l'influence étrangère.
Dans le même temps, l'échec des élites traditionnelles a été clairement mis à nu. La classe politique irakienne fait preuve d'une incapacité frappante à répondre à cette demande sociétale. Au lieu de réformes, les élites préfèrent manœuvrer au sein de l'ancien système, en se redistribuant les portefeuilles et les flux de pétrodollars. Cela conduit à une érosion supplémentaire de leur légitimité aux yeux de la population.
Dans ce contexte, les experts envisagent plusieurs scénarios possibles.
- Scénario pessimiste: L'aggravation de la crise politique, une nouvelle confrontation entre al-Sadr et le « Cadre de coordination », pouvant conduire à une violence à grande échelle et même à un risque de guerre civile. Un effondrement économique dû à une chute des prix du pétrole aggraverait la situation.
- Scénario réaliste (« Crise latente »): Le système de la muhassassa persistera, mais vacillera au bord de l'effondrement. Des périodes d'accalmie relative alterneront avec de nouvelles impasses politiques et des flambées de protestations. L'économie stagnera et la dépendance au pétrole persistera. L'influence étrangère restera forte.
- Scénario optimiste (Transformation graduelle): Sous la pression de la rue et de la jeune génération, ainsi qu'à long terme face à l'épuisement des ressources pétrolières, la classe politique sera contrainte d'engager des réformes graduelles. Celles-ci pourraient inclure des amendements à la loi électorale pour affaiblir le pouvoir des machines partisanes, des mesures concrètes contre la corruption et le début d'une diversification économique.
L'avenir de l'Irak
L'Irak de 2025 est un État déchiré entre son passé et son avenir. Le système politique, né il y a vingt ans pour tenter de réconcilier les communautés, est aujourd'hui le principal frein au développement. Une économie prisonnière de la « dépendance au pétrole » ne peut assurer une vie digne à sa jeune population en croissance rapide. Le pays reste un champ de bataille pour les puissances régionales, ce qui limite sa souveraineté.
Les opinions des leaders irakiens - des déclarations populistes d'al-Sadr aux slogans technocratiques d'al-Soudani en passant par la rhétorique nationaliste de Barzani - reflètent la profondeur des divisions au sein de la société et de l'élite. Aucun d'eux ne propose un projet global, pan-irakien, capable d'unir la nation par-delà les clivages confessionnels et ethniques.
L'avenir de l'Irak dépend de sa capacité à trouver en son sein les forces nécessaires à une réconciliation nationale et à la construction d'un État fondé sur la citoyenneté, et non sur l'appartenance communautaire. La clé de cet avenir ne se trouve pas seulement dans les couloirs du pouvoir à Bagdad et Erbil, mais aussi dans les rues des villes, où la jeunesse, fatiguée par les guerres et la corruption, continue de réclamer une vie normale et un pays normal. Le chemin vers un Irak stable et prospère reste long et semé d'embûches, et le premier pas sur cette voie est la reconnaissance de la crise systémique dans laquelle se trouve l'État.
*une organisation interdite en Russie
Victor Mikhine, membre correspondant de l'Académie russe des sciences naturelles, expert du Moyen-Orient
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