07/11/2025 elucid.media  22min #295627

La Haine de la démocratie - Jacques Rancière Résumé et podcast du livre

publié le 07/11/2025 Par  Élucid

Depuis longtemps, la démocratie est accusée d'être « porteuse de désordre » et d'encourager les « désirs égoïstes des individus ». Aujourd'hui, on nous répète que l'égalitarisme démesuré et l'individualisme exacerbé, caractéristiques de la démocratie, l'ont fait entrer en crise. Si la démocratie était perçue comme une délivrance face aux totalitarismes, elle est aujourd'hui source d'une haine nouvelle.

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Podcast La synthèse audio

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Dans La haine de la démocratie (2005), Jacques Rancière s'efforce d'analyser ces critiques en remettant en question le véritable sens de la « démocratie » et les liens complexes que la notion entretient avec le politique.

Ce qu'il faut retenir :

Aujourd'hui se déploie une pensée qui fait de la démocratie un mal créateur de désordre en raison de la liberté qu'il laisse aux désirs individuels. Mais, la démocratie n'est pas une société ou un gouvernement : elle est le titre à gouverner de ceux qui n'ont aucune légitimité de nature à gouverner. Elle est le titre de l'absolue égalité qui sous-tend toute société inégalitaire. Le sens véritable de la démocratie tient dans le pouvoir de n'importe qui, la compétence des incompétents.

Aujourd'hui, nous ne sommes pas « en démocratie », mais dans des États de droit oligarchiques. Au travers des remaniements qu'ils exécutent entre public et privé, ils tendent à imposer la domination de la richesse et de la nature. Le mouvement démocratique, remettant en cause ces délimitations entre public et privé, combat l'oubli du politique en affirmant l'égalité des hommes.

Biographie de l'auteur

Jacques Rancière, né en 1940 à Alger, est un philosophe français professeur à l'université Paris VIII. Influencé par le mouvement de Mai 68, l'ancien étudiant de l'ENS milite au sein de la gauche prolétarienne, avant de se consacrer pleinement à la recherche.

Ses travaux portent principalement sur la politique et l'esthétique. Dans les années 1980, il se penche sur la question de l'égalité intellectuelle, qu'il présente comme le point de départ de l'humanité. Ces recherches le conduisent à s'intéresser plus particulièrement aux questions de philosophies politiques, notamment celles touchant à la démocratie.

Avertissement : Ce document est une synthèse de l'ouvrage de référence susvisé, réalisé par les équipes d'Élucid ; il a vocation à retranscrire les grandes idées de cet ouvrage et n'a pas pour finalité de reproduire son contenu. Pour approfondir vos connaissances sur ce sujet, nous vous invitons à acheter l'ouvrage de référence chez votre libraire. La couverture, les images, le titre et autres informations relatives à l'ouvrage de référence susvisé restent la propriété de son éditeur.

Plan de l'ouvrage

 Introduction
 I. De la démocratie victorieuse à la démocratie criminelle
 II. La politique ou le pasteur perdu
 III. Démocratie, république, représentation
 IV. Les raisons d'une haine

Synthèse de l'ouvrage

Introduction

La démocratie est souvent accusée d'être la source des crises modernes, en tant qu'elle est « le règne des désirs illimités des individus de la société de masse moderne ». La haine de la démocratie n'est pourtant pas un phénomène propre à la modernité. Déjà, chez les philosophes grecs, le terme, désignant le pouvoir du peuple, portait une connotation négative, car réputé apporter le désordre.

Les critiques de la démocratie sont diverses. Certains ont appelé à limiter le pouvoir du peuple pour favoriser le gouvernement des meilleurs. D'autres, au contraire, ont dénoncé l'imposture bourgeoise contenue dans la constitution et les droits formels, qui limite le pouvoir du peuple. La critique moderne de la démocratie est autre. Elle ne demande ni une démocratie plus réelle ni un renforcement du pouvoir des dirigeants. Paradoxalement, les intellectuels qui défendent cette thèse critique souhaitent élargir le pouvoir démocratique du peuple, afin de contrôler ce dernier. Autrement dit, « il n'y a qu'une seule bonne démocratie, celle qui réprime la catastrophe de la civilisation démocratique. »

Comment une chose peut-elle être à elle-même son propre mal et son propre remède ? Ce paradoxe invite à interroger les notions de politique et de démocratie.

I. De la démocratie victorieuse à la démocratie criminelle

Lorsque Saddam Hussein est renversé et que les premières élections se tiennent en Irak, les journaux félicitaient les États-Unis et le Royaume-Uni d'avoir instauré une démocratie et garanti ses bienfaits. Cependant, en apportant la démocratie, l'Occident a apporté le désordre. La mise en place d'un gouvernement démocratique s'est accompagnée de l'accroissement des demandes, exerçant une pression sur le gouvernement tout en rendant les individus rétifs au sacrifice pour le bien commun.

Ainsi, les arguments qui soutiennent ce type de campagnes militaires sont marqués par ce paradoxe : le bon gouvernement démocratique est celui qui peut maîtriser ce mal qu'est la vie démocratique. Dans The Crisis of Democracy (1975), M. Crozier, S. P. Huntington et J. Watanaki en font la démonstration. Selon eux, la démocratie constitue l'application du principe anarchique du pouvoir du peuple, qui a pour conséquence une contestation militante et permanente de l'activité de l'État et du savoir des experts. En réaction, il faut diriger les énergies démocratiques fiévreuses vers la recherche de la satisfaction individuelle, au risque de développer l'insouciance à l'égard du bien public. Le bon gouvernement démocratique est donc celui qui peut maîtriser ce double excès. Cela explique que les démocraties soient ingouvernables et prouve ainsi qu'elles doivent être gouvernées.

Un politicien pourrait se contenter de ce compromis politique imparfait. L'intelligentsia, en revanche, doit dénouer l'équivoque et prouver que la démocratie est un mal. C'est ce que prétend prouver l'ouvrage de Milner, Les penchants criminels de l'Europe démocratique (2003). Selon ce dernier, la paix démocratique européenne résulterait de l'extermination des Juifs d'Europe afin d'éliminer l'obstacle que ces derniers constituent à l'établissement des démocraties. En effet, Milner considère que les lois de transmission et de filiation incarnée dans le peuple juif empêchaient la dissolution du politique dans l'illimité, que réclame la mise en place d'une démocratie. La modernité, caractérisée par la volonté de dépasser toutes les limites à l'individualisme, a éliminé les limites représentées par le peuple juif.

Historiquement, cette thèse est discutable. Trouver le fondement de la démocratie européenne chez les nazis constitue un raisonnement plus qu'approximatif. Cependant, cette œuvre nous informe sur les modifications de la notion de démocratie. La théorie de Milner opère en effet un renversement de l'opposition traditionnelle entre la démocratie, régime de liberté et de participation politique, et l'État totalitaire qui, caractérisé par l'absence de dualité entre État et société, étend sa sphère d'influence à la totalité de la vie collective. Milner renverse cette idée et attribue à la démocratie les propriétés du totalitarisme. La démocratie, selon lui, est une société qui empiète sur la sphère étatique.

François Furet avait commencé ce processus d'identification dans son ouvrage Penser la Révolution française (1978), en remettant en cause l'opposition entre "démocratie" et "totalitarismes". Sa thèse identifie le règne de la Terreur stalinienne à la Terreur révolutionnaire, cette dernière n'étant que l'anticipation de la première. Le péché révolutionnaire n'aurait pas été le collectivisme, mais l'individualisme qu'il véhicule. Avec la Terreur, le jugement individuel a remplacé les structures et croyances collectives, en recréant, par l'artifice de la loi, la transcendance perdue au temps des Lumières. Furet reprend ainsi les thèses contre-révolutionnaires, dénonçant une révolution individuelle qui a déchiré le corps social.

Avec la chute des régimes totalitaires, la défense des droits de l'homme, dont ces totalitarismes constituaient les principales cibles, peut alors s'étendre ailleurs et particulièrement aux démocraties modernes. C'est en prenant pour point de départ la critique marxiste selon laquelle les droits de l'homme seraient ceux des bourgeois, individualistes et égoïstes, que le mouvement a débuté. Cette critique a été détournée : l'individu égoïste est devenu le consommateur avide, ou l'homme démocratique. « La relation fondamentalement égalitaire qui s'établit entre un prestataire et son client » est source de tous les maux. L'inique égalité du marché, de l'exploitation, devient l'inique égalité des droits de l'homme. Cependant, cette démocratisation suppose que la démocratie soit une forme de société qui s'identifie au règne de l'individu égalitaire, et dont le but est la recherche d'un accroissement infini. Cette thèse met sur un même plan politique, sociologie et économie, en ne retenant de la pensée de Tocqueville que la « tyrannie de la majorité » interprétée, d'une façon simpliste, comme la « tyrannie de l'opinion démocratique ». Cependant, ce que craignait Tocqueville n'était pas cette tyrannie, mais la domination d'un État centralisé sur une société dépolitisée.

Résultat de l'effacement politique de la démocratie, cette doctrine prédit qu'avec le développement de la consommation de masse, la culture sera dominée par une valeur suprême, la « réalisation de soi », qui entre en contradiction avec la pensée du bien commun et les capacités de production.

Face à ce pessimisme, Gilles Lipovetsky garde une note d'espoir. Il enterre la critique marxiste qui faisait de la société de consommation une aliénation de l'individu en cachant les inégalités, mais, ne renonce pas à une critique de la démocratie marquée, selon lui, par un hyperindividualisme. L'homme démocratique serait un consommateur avide dont les choix électoraux varient comme des plaisirs intimes. Cependant, aux côtés de cet individualisme excessif, la modernité a produit un individualisme responsable caractérisé par l'essor du bénévolat, des initiatives associatives, des demandes écologiques ou des actions humanitaires.

La criminalisation de la démocratie a ensuite été poursuivie par la critique résultant d'une querelle sur l'École. La démocratie est alors réduite à un état de société catastrophique, dans lequel le social empiète sur le politique. La question était celle de l'échec scolaire et de l'inégalité face au savoir selon la classe sociale. Une solution était donc d'adapter les contenus aux élèves des classes défavorisées, dépourvus d'héritage culturel. La critique républicaine y répondit qu'au contraire l'école se devait d'incarner la neutralité et de distribuer également le savoir universel à tous, sans distinction fondée sur la classe sociale. Pourtant, force est de constater la montée inexorable de l'inculture liée au déferlement de la culture de supermarché, et à l'élève devenu consommateur immature qui, ivre d'égalité, s'est attaqué à l'inégalité transcendante entre professeur et élève. Sous ce même mal démocratique se trouveraient pêle-mêle le refus d'enlever son voile, le syndicalisme, le terrorisme, le féminisme, la télé-réalité, etc. Le consommateur est le travailleur défendant égoïstement ses droits archaïques, le migrant illégal, le chômeur, etc. Un paradoxe surgit alors : « les représentants de la puissance consommatrice qui excitent la plus grande fureur de nos idéologues sont en général ceux dont la capacité de consommer est la plus limitée. »

Cette thèse reprend deux idées : les pauvres en veulent toujours plus et il y a trop de gens qui prétendent à l'individualité. Ainsi, le bon gouvernement n'est pas le gouvernement démocratique, régime représentant le règne d'une modernité funeste, mais la République, qui assure la reproduction du troupeau humain en le protégeant de son appétit pour les biens individuels. Il faut alors un gouvernement pastoral, et le crime de la démocratie est d'avoir réduit le rôle de pasteur à néant.

II. La politique ou le pasteur perdu

Dans la perspective critique, le crime contre la filiation, ou l'organisation d'une communauté humaine sans liens avec Dieu, constitue un crime politique. Autrement dit, derrière l'idéal démocratique se cacherait la dénonciation de la politique dans son lien avec la transcendance. Cette déliaison entre politique et transcendance, qui produit un refoulement de la politique, a été opérée par les Grecs anciens. Platon constitue le représentant par excellence de cette pensée. Ce dernier reproche à la démocratie d'être le règne de la loi abstraite. Là où un médecin adapte son diagnostic, la loi démocratique se veut valable indifféremment pour tous les hommes. Cette prétendue universalité n'est que le bon plaisir de l'homme démocratique, indifférent au bien commun. L'universalité s'étend à toutes les relations structurant l'humanité, provoquant leur renversement : les gouvernements sont gouvernés, les femmes sont les égales des hommes, l'élève celui du maître, etc. On retrouve chez Platon une critique de l'égalité démocratique.

Mais comment cette concordance entre la critique d'un Grec ancien et celle de nos penseurs modernes est-elle possible ? Ne nous répète-t-on pas que la démocratie radicale d'Athènes, valable pour de petites bourgades grecques, n'est pas adaptée à nos immenses sociétés modernes ? Cette concordance provient d'une même opération de pensée qui vise à conjurer le problème de la politique : la démocratie n'est pas la société opposée au bon gouvernement, mais « le principe qui instaure la politique en fondant le "bon" gouvernement sur sa propre absence de fondement ». La démocratie, en bouleversant toutes les relations et différenciations, remet finalement en cause l'ordre naturel tout entier, sur lequel ces relations sont fondées. Or, l'ordre naturel et l'ordre social doivent être liés, et, à ce titre, ceux qui disposent, selon l'ordre naturel, des dispositions pour commander doivent, dans l'ordre social, être les gouvernants. La démocratie, en détruisant la liaison entre nature et société, remet en cause cette idée. La relation entre gouvernants et gouvernés s'en trouve bouleversée.

Dans La République, Platon définit sept titres à gouverner. Les quatre premiers se rapportent à la naissance : le gouvernement des parents sur les enfants, celui des vieux sur les jeunes, des maîtres sur les esclaves et des gens bien nés sur les hommes de rien. Ces titres reposent sur des principes hiérarchiques naturels : le gouvernement du plus fort sur le plus faible et celui du plus savant sur le moins savant. Ainsi, ces six premiers titres fondent leur légitimité sur la nature, et la filiation entre nature et social. Au contraire, le septième titre sur lequel peut se fonder un gouvernement est le choix des Dieux, c'est-à-dire le hasard sous la forme d'un tirage au sort par lequel un peuple d'égaux décide de la distribution des places. Ce titre est le scandale des six autres, ne trouvant pas sa source dans la nature. Le hasard n'est pas un titre. Il est l'absence de titre, le titre qui se refuse lui-même. Il est le trouble démocratique.

Nous sommes donc face au paradoxe d'un gouvernement fondé sur l'infondé. On pourrait alors décider d'ignorer ce septième titre. Cependant, si Platon ne l'exclut pas, c'est parce qu'il est nécessaire pour empêcher le gouvernement de ceux qui aiment le pouvoir et qui sont habiles à le prendre par les manigances. Ce titre ne favorise pas les incompétents, mais n'avantage pas non plus les compétents. En effet, parvenir à accaparer le pouvoir n'implique pas d'être qualifié à l'exercer.

Lorsqu'on souhaite se soustraire à la continuation des inégalités issues de l'ordre naturel, la démocratie nous enseigne que la seule solution est un gouvernement fondé sur l'absence de titre à gouverner, un gouvernement politique. Le titre fondé sur le hasard remet en cause la légitimité des puissants. Et la politique commence lorsque cette puissance est remise en cause. La démocratie est donc bien la rupture du principe de filiation, qui réalise la séparation de la société et du gouvernement, source de l'existence de la politique.

« La société démocratique n'est ainsi ni une société à gouverner ni un gouvernement de la société, elle est proprement cet ingouvernable sur lequel le gouvernement doit en définitive se découvrir fondé. »

III. Démocratie, République, représentation

Il n'y aura jamais un seul principe souverain des communautés humaines qui légitimerait absolument des gouvernements. Le gouvernement démocratique, à ce titre, n'existe pas. L'organisation sociale est toujours fondée sur une oligarchie, sur un gouvernement caractérisé par le pouvoir d'une minorité sur une majorité. Or, la démocratie, puisqu'elle s'oppose à l'inégalité, s'oppose au gouvernement. Cette idée nous renvoie à l'opposition entre démocratie directe, que l'on considère être inadaptée aux grandes sociétés, et démocratie représentative. Historiquement pourtant, la représentation n'a pas été inventée pour pallier l'accroissement des populations. Elle est une forme oligarchique permettant la représentation des minorités qui peuvent légitimement s'occuper des affaires publiques. De même, l'élection n'est pas l'expression de la volonté du peuple, mais une demande d'acquiescement faite par le pouvoir à un choix préfait.

Pour autant, démocratie directe et démocratie représentative ne s'excluent pas. Ce sont deux logiques qui se combinent souvent au sein d'un régime. En effet, le suffrage universel n'est pas la conséquence naturelle de la démocratie, qui n'a aucune conséquence naturelle puisqu'elle est la rupture d'avec l'ordre naturel. Le suffrage universel est une forme mixte, née de l'oligarchie, détournée par le combat démocratique et perpétuellement reconquise par l'oligarchie.

La volonté du peuple est toujours en deçà et au-delà d'une forme juridico-politique : en deçà, parce qu'elle est ce fondement nécessaire de tout régime, auquel il doit nécessairement en référer ; au-delà, parce que les formes de son pouvoir sont sans cesse accaparées par la logique « naturelle » des titres à gouverner. Cette logique « naturelle » conduit à confondre public et privé. En effet, lorsque le lien avec la nature est tranché, il existe une sphère publique et une sphère privée. La sphère publique est le lieu de rencontre et de conflit entre gouvernement naturel des compétences, et gouvernement de n'importe qui. Tout gouvernement tend à rétrécir cette sphère publique pour en faire son affaire privée. La démocratie est le processus de lutte contre cette privatisation du pouvoir et d'élargissement de la sphère publique.

Cet élargissement se traduit de deux manières. Dans un premier temps, il s'agit de donner la qualité de sujets politiques égaux à ceux que la loi rejetait comme des êtres privés ou inférieurs (femmes, esclaves, etc.). Dans un second temps, certains espaces et certaines relations, qui étaient jusqu'alors laissés au bon vouloir du pouvoir, sont reconnus comme publics. Au premier combat correspondent les luttes pour l'élargissement du droit de vote ; au second, les querelles pour faire reconnaître les questions salariales, le système des retraites ou de santé comme publics. Dans ces conditions, le terme "mouvement social" est trompeur. Il sous-entend une séparation entre social et politique, alors que, précisément, les mouvements sociaux ont un enjeu politique, concernant les questions d'égalité et d'inégalité.

La domination s'exerce dans la limite de la logique de distribution de ces deux sphères, publique et privée. Dans la sphère publique, grâce au jeu des institutions, l'égalité entre citoyens règne. Dans le privé, en revanche, le principe de la liberté de chacun s'appliquant, ceux qui détiennent le pouvoir exercent ainsi leur domination. L'idéal démocratique tend à limiter cette domination, en étendant l'application du principe d'égalité citoyenne de la sphère publique vers la sphère privée.

La dualité entre « Citoyen » et « Homme » est ainsi en perpétuelle tension, pour former un sujet politique. Le sujet politique n'est ni Homme ni citoyen ; il est l'intervalle entre les deux. Cette dualité permet la construction de sujets politiques dans la lutte contre la domination et en bouleversant la distribution des places entre public et privé. Le combat d'Olympe de Gouge pour les droits des femmes offre une illustration frappante de cette dualité et de sa complexité. Dans La Déclaration des Droits de la Femme et de la Citoyenne (1791), elle écrit que « La femme a le droit de monter à l'échafaud ; elle doit avoir le droit de monter à la Tribune. », montrant ainsi comment la tension entre la vie humaine et la vie citoyenne implique une appartenance de la femme à la sphère publique. Jusqu'alors, la femme existait uniquement dans le domaine privé, exclue de la vie citoyenne. Mais, dès lors qu'un pouvoir politique peut la condamner à l'échafaud, elle existe également dans la sphère publique. Cette condamnation est la reconnaissance d'une vie politique de la femme. Autrement dit, l'égalité de la sentence de mort révoque la séparation entre vie domestique et publique.

La démocratie renvoie ainsi à une politique impure, puisqu'elle récuse la prétention des gouvernements à incarner un principe unique de la vie publique. Il n'existe, ni un, ni même plusieurs principes, mais un nombre infini. Par ce mouvement de déplacement des limites, ce qu'illustre la lutte pour les droits des femmes, la démocratie constitue une illimitation politique. En cela, elle s'oppose à l'idéologie « républicaine » qui prévoit une délimitation stricte entre les sphères publique et privée. À cet égard, la tradition républicaine, au nom de ce principe de séparation de l'État et de la société, prévoit une séparation de la transmission privée de l'éducation, et de l'instruction publique. En réalité, cette séparation n'est qu'apparente puisque les lois de la République sont travaillées par une tension entre la volonté de donner forme à l'excès démocratique dans ses lois et institutions et celle de le supprimer en identifiant les lois de l'État aux mœurs d'une société. C'est un régime d'harmonisation entre les deux.

L'égalité qu'elle propose n'est donc pas arithmétique, absolue, mais géométrique. L'éducation dote chaque classe de la vertu propre à sa classe et à sa fonction. L'idée qui s'applique est celle de Platon, c'est-à-dire celle de lois sociales qui respectent l'ordre naturel. Jules Ferry avait ainsi tenté d'entrelacer instruction et éducation - idée opposée à celles de ceux qui se réclament de Jules Ferry aujourd'hui. L'apprentissage de l'écriture va avec celui de la morale qu'elle sous-tend. Cela lui vaut l'hostilité de ceux qui considèrent que c'est la confusion des milieux, l'égalitarisme ou l'individualisme. Comment l'individualisme peut-il être dénoncé par des gens qui haïssent le collectivisme ? La collectivité qu'ils souhaitent voir advenir est une collectivité hiérarchisée, sous le commandement d'élites éclairées. Autrement dit, la critique de l'individualisme démocratique est la marque de la haine de l'égalité.

IV. Les raisons d'une haine

Pourquoi cette intelligentsia, qui n'aspire pas à vivre sous d'autres lois, accuse-t-elle la démocratie de tous les maux ?

L'oligarchie donne plus ou moins de place à la démocratie. On tend vers la démocratie seulement lorsque le gouvernement se rapproche de celui de n'importe qui et qu'il existe des règles permettant d'équilibrer le pouvoir, de dissocier la représentation des intérêts privés et d'éviter le gouvernement de ceux qui aiment le pouvoir et sont capables de le briguer. Pourtant, aujourd'hui, la chose publique est accaparée par une alliance entre l'oligarchie étatique et économique. Nous vivons dans des États de droit oligarchiques. Les élections sont libres, non truquées, mais elles assurent la reproduction du personnel politique ; la presse est libre, mais il est difficile de se faire entendre lorsqu'on s'écarte de la pensée dominante, etc. Cependant, ces libertés ne sont pas des dons des oligarques ; elles ont été gagnées par l'action démocratique et elle seule peut les garder vivantes.

L'individualisme démocratique est contredit par les faits. Il n'est pas représenté par l'abstention. Au contraire, la constance civique est encore vigoureuse. C'est elle qui meut encore tous les citoyens vers les urnes, malgré l'homogénéité des candidats proposés, tous provenant d'une élite qui a prouvé sa médiocrité.

Le système politique est sous-tendu par une contradiction entre deux principes de légitimité contradictoires qui s'incarnent dans le système représentatif et la souveraineté du peuple, inclusion de l'excès démocratique. Mais cette contradiction n'est pas un problème, elle est vivifiante : c'est l'action extra-parlementaire qui donne sa vitalité à l'action parlementaire. Or, cet équilibre conflictuel est aujourd'hui remis en cause, paralysant le système. L'affaiblissement des mouvements sociaux a permis l'instauration d'une vision unique du monde qui, portée par l'oligarchie, appelle une seule réponse : l'économie.

Nos gouvernants se donnent comme tâche de gérer les effets de l'économie mondiale sur leur population. Cela nécessite une population une et objectivable, opposée au peuple des divisions et des métamorphoses. D'où ce paradoxe : légitimité savante et populaire s'opposent. Science et richesse ont fait alliance pour exclure la division du peuple. Mais, la division chassée revient inexorablement, dans le système électoral par exemple : le référendum européen a rappelé qu'un référendum n'est pas juste une demande d'adhésion face à une logique inexorable, mais une question posée à la souveraineté populaire. On peut donc y répondre non.

Face à cela, les élites ont trouvé une solution. Lorsque la science n'arrive pas à imposer sa légitimité, c'est en raison de l'ignorance des masses. Toutes les formes de refus du consensus sont à ce titre rangées sous le nom de populisme. L'élite voudrait gouverner sans les limites de la politique, c'est-à-dire sans le peuple. Les lois de l'économie qu'elles voudraient imposer n'ont pourtant rien d'historique ou d'inéluctable. Dans cette logique, l'État providence est progressivement détruit. Nos systèmes de préventions sont présentés comme des dons abusifs d'un État paternel et tentaculaire, alors qu'elles sont nées des combats ouvriers et démocratiques. La fin de l'État providence correspond ainsi à la réappropriation par les capitalistes et les membres de l'État du pouvoir sur ces institutions. Cette nouvelle logique explique la haine de la démocratie qui s'est développée. Le consommateur démocratique insatiable, à qui nos intellectuels reprochent de vouloir choisir ses dirigeants comme il choisit un produit dans un supermarché, est simplement celui qui s'oppose, qui hait, le règne des oligarchies financières et étatiques.

La démocratie a ainsi été privée de la politique. Elle n'est plus qu'un système de domination. Pour parfaire cette figure, il fallait une rupture de l'histoire, qui indiquerait que celle-ci a un sens. Cette rupture a été fournie par Milner. Ce dernier considère que l'holocauste constitue le moment où l'humanité a abandonné la logique de la filiation, représentée par les juifs, pour préférer l'auto-engendrement et la démesure démocratique. Milner soutient ainsi que l'Europe aurait voulu l'extermination des juifs. Les nazis sont ainsi sortis du raisonnement, réduits à un rôle secondaire, se faisant la main invisible, travaillant au triomphe de l'Europe démocratique. Selon Milner, l'extermination des juifs constitue le crime de la démocratie, contre la filiation représentée par le peuple juif. Cette dénonciation conduit à augmenter la confusion autour du mot démocratie et à le dépolitiser, en déniant les formes de domination qui structurent nos sociétés.

Dans le mot démocratie se joue une bataille. Depuis Platon, la vision de la démocratie sert à cacher que « la démocratie est d'abord cette condition paradoxale de la politique, ce point où toute légitimité se confronte à son absence de légitimité dernière, à la contingence égalitaire qui soutient la contingence inégalitaire elle-même. » C'est la raison pour laquelle la haine de la démocratie ne s'arrêtera jamais. Elle est la haine de l'égalité, par ceux qui possèdent des titres de pouvoir (richesse, naissance ou science). La démocratie est donc cette puissance qui doit aujourd'hui se battre contre la confusion des pouvoirs rassemblés en une seule et même domination.

La démocratie n'est fondée dans aucune nature des choses, garantie par aucune forme institutionnelle. Il n'y a pas de sens à l'histoire qui conduirait sans détour, depuis l'inégalité, à la société démocratique. « La société égale n'est que l'ensemble des relations égalitaires qui se tracent ici et maintenant à travers des actes singuliers et précaires. »

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