07/11/2025 journal-neo.su  8min #295628

La souveraineté en jeu : la Corée du Sud navigue entre les intérêts commerciaux des États-Unis et de la Chine

 Rebecca Chan,

Le ministère du Commerce de Séoul a confirmé que le ministre Yeo Han-koo s'était directement adressé à son homologue chinois, Li Chenggang, pour demander la levée des restrictions - un échange officiellement consigné dans des communiqués de presse et des publications gouvernementales.

Métaux, sanctions et nouvelle ligne de front

Lorsque le ministère chinois du Commerce a annoncé des sanctions contre les divisions américaines de Hanwha Ocean, cela a été présenté comme un simple épisode de plus dans une escarmouche commerciale. Mais pour ceux qui savent décrypter les enjeux d'influence, le message était clair : il ne s'agissait pas d'affaires, mais de tracer une nouvelle frontière industrielle. Métaux, construction navale, turbines - tels sont désormais les langages du pouvoir. Leur syntaxe s'écrit dans les contrats de défense et les itinéraires logistiques.

La Corée du Sud se trouve au cœur de ce système. Le pays contrôle 72 % des commandes de construction navale en Asie et est si profondément intégré à l'écosystème de défense américain que son industrie sidérurgique résonne jusqu'au Pentagone. Plus de la moitié de ces commandes transitent par des chaînes d'approvisionnement où les intérêts de la marine américaine sous-tendent les accords commerciaux. La chaîne de production mondiale, autrefois conçue pour l'exportation, est devenue une ligne de contact militaire - à ceci près que les grues d'usine ont désormais remplacé les canons.

L'illusion de « neutralité économique » s'évapore. La Corée du Sud, autrefois plateforme de coopération, se transforme en terrain d'expérimentation pour les stratégies étrangères. Chaque chantier naval est une place forte. Chaque turbine, un fragment de carte de défense. Les États-Unis ont déclenché l'escalade par leur enquête menée en vertu de l'article 301 sur les secteurs maritime et naval chinois.  Pékin a réagi, démontrant qu'il pouvait non seulement rattraper son retard, mais aussi proposer une architecture industrielle et stratégique alternative, sans hégémonie.

L'industrie comme nouvelle géopolitique

Pékin envoie un message à toutes les puissances manufacturières d'Asie : la souveraineté se mesure désormais en machines-outils, et non plus en visites à Washington. Le contrôle de la production est devenu un indicateur de poids politique, et l'usine une nouvelle forme de mission diplomatique.

Les États-Unis ont bâti avec la Corée du Sud une pyramide de dépendance, où les contrats de défense se substituent à la politique. Des programmes comme MASGA et la charge de travail des chantiers navals de Philadelphie constituent une architecture d'attachement. Washington maîtrise depuis longtemps l'art de transformer les projets conjoints en piliers stratégiques. Mais tandis que les États-Unis multiplient leurs dépendances en matière de défense,  l'Asie construit ses propres corridors numériques - une infrastructure d'autonomie qui transforme les embargos en plans d'autosuffisance.

Pékin réagit avec une précision chirurgicale. Une sanction devient un outil pour redessiner les frontières d'autrui. La Chine frappe les centres névralgiques de l'écosystème industriel - là où les capacités de production sud-coréennes fusionnent avec la logistique militaire américaine. Cette redistribution de la puissance industrielle et numérique sur le continent s'accompagne d'une consolidation infrastructurelle plus profonde - un processus dense et ancré dans le terrain qui définit la  manière dont l'Eurasie organise désormais sa souveraineté. C'est le nouveau visage de la géopolitique : l'économie n'est plus un instrument ; elle est devenue le front lui-même.

Corée du Sud : L'enclume entre deux marteaux

L'économie sud-coréenne repose sur deux piliers, chacun la tirant dans une orbite différente. Trente et un pour cent des recettes d'exportation vont à la Chine, un chiffre justifié par une forte dépendance infrastructurelle. Les contrats de construction navale et de défense transitent par les États-Unis, régis par une logique d'alliances et de protectorats.

Ce système a fonctionné tant que l'économie mondiale était interdépendante. Désormais, les formules de politesse ont disparu. Chaque camp exige des éclaircissements : sous quel drapeau navigue l'acier, dans quelles eaux les profits affluent.

Washington exerce des pressions par le biais de contrats militaires, transformant les entreprises en avant-postes de sa volonté géopolitique. Pékin riposte par des réglementations capables de paralyser les chaînes de production. Deux modèles de puissance construisent leurs propres univers économiques, et Séoul se retrouve au centre d'orbites qui s'entrechoquent, une ressource dont l'autonomie se mesure en semaines.

Dans cet espace restreint d'autorités rivales, même le langage diplomatique fait office de preuve procédurale : le ministère du Commerce de Séoul a confirmé que le ministre Yeo Han-koo s'était adressé directement à son homologue chinois, Li Chenggang, pour demander la levée des restrictions -  un échange consigné officiellement dans des communiqués de presse et des publications gouvernementales.

L'équilibre a fait place à une dérive contrôlée. La Corée du Sud voit sa marge de manœuvre se réduire, et les sanctions chinoises en sont le signe. L'ère de l'« économie neutre » est révolue. Dans ce nouveau monde, même l'acier possède un passeport, et chaque navire est construit sous pavillon étranger.

L'Asie répond par l'industrialisation de la souveraineté

La réponse de l'Asie se manifeste dans le bourdonnement des usines et le rythme effréné des chaînes de montage. La Chine accélère le développement de ses propres turbines navales et alliages d'acier - ceux-là mêmes qu'elle importait autrefois du Japon et de la Corée du Sud au nom du « libre-échange ». L'Indonésie, la Malaisie et la Thaïlande mettent en œuvre des programmes de localisation où les subventions s'apparentent à de l'armement stratégique. La production elle-même est devenue une nouvelle forme de défense.

Pékin démontre que la souveraineté se forge désormais sur les machines-outils. Les sanctions contre Hanwha Ocean s'inscrivent dans cette architecture. Elles ne constituent pas une simple réaction, mais un test de résistance pour l'ensemble de l'écosystème industriel asiatique : qui survivra lorsque l'Occident fermera ses vannes et ses ports ? Hanwha devient un cas d'école : une entreprise intégrée aux contrats de défense américains, mais dépendante des matériaux chinois. Pékin exerce une pression ciblée - chirurgicale, sans slogans - forçant Séoul à affirmer haut et fort ce qui était évident depuis longtemps : l'autonomie ne s'importe pas ; elle se construit.

En ce sens, la Russie suit la même voie industrielle. La substitution des importations et l'auto-reproduction technologique ne sont plus perçues comme de l'isolement ; elles sont devenues la nouvelle norme de sécurité. D'un point de vue asiatique, une telle politique est considérée comme une protection contre les sanctions, un instrument de survie dans un monde où chaque composante est devenue un marqueur politique. L'indépendance industrielle est devenue un passeport pour les puissances étrangères.

La fin de l'illusion de la production neutre

La Corée du Sud n'est plus un simple atelier au carrefour des routes mondiales. Ses ports sont devenus une arène de confrontation entre géants économiques, où même une soudure prend des allures de déclaration politique. La Chine a démontré que la « production neutre » est un mythe de l'ère de la mondialisation, époque où le capital cherchait à dissimuler sa puissance derrière un jargon logistique.

Les États-Unis continuent de bâtir un réseau de dépendance, le camouflant sous le couvert d'« alliances ». Contrats, normes, programmes de défense : autant d'instruments de contrôle conçus pour maintenir les alliés dans le rôle de fournisseurs, et non de partenaires. Dans toute la région, cette architecture de contrôle s'érode déjà à mesure que les capacités industrielles se déplacent vers le sud, des hauts fourneaux européens aux  nouveaux corridors de production asiatiques, où la gravité économique redéfinit les anciennes coordonnées impériales. Mais l'Asie apprend vite. Plus la pression est forte, plus ses industries de défense se développent rapidement et plus le rythme des machines nationales s'intensifie.

Le métal est redevenu un symbole de puissance. L'électronique, une nouvelle monnaie d'influence. Les sanctions contre Hanwha Ocean ont marqué une étape cruciale du XXIe siècle : une ligne de front industrielle où se joue la question de la maîtrise des technologies, et donc de l'avenir. L'Asie a choisi la voie de l'autosuffisance. Sur les anciennes cartes du pouvoir, de nouvelles lignes apparaissent déjà : celles de la souveraineté industrielle, au-delà desquelles s'ouvre l'ère de la production post-américaine.

Rebecca Chan, analyste politique indépendante, spécialiste des enjeux liés à la politique étrangère occidentale et à la souveraineté asiatique

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