
par Franck Ntasamara
L'Europe face à son futur fournisseur : comment l'Afrique s'apprête à redessiner la carte mondiale des engrais
L'histoire industrielle mondiale est en train de s'inverser sous nos yeux. Pendant plus d'un siècle, l'Afrique fut présentée comme un réceptacle passif des produits finis du Nord, dépendante des engrais, des machines et des technologies importées. Mais dans le domaine stratégique des fertilisants, la dynamique s'inverse.
D'ici la fin de la décennie, l'Afrique pourrait non seulement atteindre l'autosuffisance, mais devenir le principal fournisseur d'engrais de l'Europe, bouleversant ainsi des décennies de hiérarchie économique et d'influence géopolitique.
Ce basculement silencieux, en gestation depuis une décennie, n'est pas le fruit du hasard. Il résulte d'un faisceau de facteurs, crise énergétique européenne, nouvelles infrastructures africaines, réorientation stratégique des États producteurs et mutation démographique, qui convergent vers un même point : le déplacement du centre de gravité de la production d'engrais vers le Sud.
Un contexte mondial explosif : la guerre de l'engrais a commencé
Depuis la guerre en Ukraine, l'Europe s'est réveillée brutalement face à sa dépendance. Les sanctions contre la Russie et la Biélorussie, qui représentaient jusqu'à 40% des exportations mondiales de potasse et une part majeure de l'ammoniac, ont provoqué une flambée des prix.
Les coûts énergétiques, eux, ont réduit à néant la compétitivité de la production européenne. L'industrie des engrais, fortement dépendante du gaz naturel, a vu ses marges s'évaporer sous le poids des prix records du gaz, des quotas carbone et des réglementations environnementales.
Pendant ce temps, l'Afrique, riche en gaz, en phosphates et en terres rares, a investi massivement dans la construction de nouvelles usines modernes. Du Nigeria au Maroc, de l'Égypte à la Tanzanie en passant par l'Éthiopie, le continent se couvre d'unités industrielles flambant neuves, alimentées par des ressources locales et conçues pour répondre à la demande intérieure... et bientôt extérieure.
Ce contraste marque un tournant historique.
Là où l'Europe ferme des usines, l'Afrique en ouvre. Là où Bruxelles débat de subventions carbone, Lagos et Casablanca inaugurent des complexes de plusieurs milliards de dollars.
Les nouvelles usines africaines : symbole d'une révolution industrielle silencieuse
La raffinerie et usine d'engrais Dangote, au Nigéria, est devenue l'emblème de cette transformation. D'une capacité dépassant 3 millions de tonnes d'urée par an, elle est la plus grande d'Afrique et l'une des plus vastes au monde. Autour d'elle, des dizaines de projets similaires se multiplient :
L'OCP marocain, déjà géant mondial du phosphate, investit dans des usines intégrées au Nigeria, en Éthiopie et au Kenya ;
L'Égypte modernise ses unités de production d'ammoniac et d'urée pour l'export ;
Le Sénégal, l'Angola et la Tanzanie développent des pôles régionaux d'engrais, appuyés par leurs réserves de gaz.
Ce n'est plus un phénomène isolé : c'est une stratégie continentale.
L'Union africaine a fixé l'objectif clair de tripler la production d'engrais d'ici 2035. Ce plan repose sur un constat lucide : un continent qui dépend de l'extérieur pour nourrir sa population ne sera jamais souverain.
Mais cette ambition dépasse l'autosuffisance.
Derrière l'effort industriel se cache une stratégie géopolitique : devenir indispensable à l'Europe.
L'Europe piégée par sa propre transition
Alors que Bruxelles prône la décarbonation, elle découvre la face cachée de sa politique environnementale : la dépendance extérieure.
En fermant ses centrales au charbon et en réduisant sa production d'ammoniac, l'Union européenne a transféré sa vulnérabilité énergétique au secteur agricole. Produire un kilo d'engrais azoté exige une quantité massive de gaz naturel, une ressource rare et chère en Europe, mais abondante au Nigeria, en Algérie ou en Egypte.
Le calcul est implacable :
- En Europe, produire une tonne d'urée coûte environ 400 à 600 dollars,
- En Afrique, 200 à 250 dollars suffisent.
Dans un marché mondialisé, ce différentiel condamne la production européenne à la marginalité.
Les usines africaines, modernes, automatisées et alimentées par une énergie bon marché, sont déjà plus compétitives que les vieilles unités européennes construites dans les années 1970.
L'écart ne fera que se creuser.
Une dépendance inversée : le scénario 2030
La trajectoire est claire.
• Entre 2025 et 2028, la majorité des nouvelles capacités africaines entreront en service.
• Dès 2027-2028, le continent devrait atteindre l'autosuffisance en engrais, selon les prévisions du groupe Dangote et de la Banque africaine de développement.
• Dès 2030-2032, il disposera d'un excédent exportable, d'abord vers les marchés voisins, puis vers l'Europe.
Ce calendrier coïncide avec une Europe toujours plus dépendante du gaz importé, où les prix de l'énergie continueront d'handicaper la compétitivité.
Dans ce contexte, les ports africains, qui importaient autrefois massivement, deviendront des portes d'exportation vers le Nord.
Les mêmes routes maritimes qui amenaient le blé européen vers Dakar ou Abidjan serviront à expédier de l'urée africaine vers Marseille, Naples ou Barcelone.
La logistique n'aura qu'à s'inverser.
Vers 2030, l'Europe pourrait importer jusqu'à la moitié de ses engrais depuis l'Afrique, une dépendance aussi stratégique que celle du gaz algérien ou du pétrole saoudien autrefois.
Le basculement des rapports de force
Ce qui se joue ici dépasse l'économie.
C'est une reconfiguration du rapport de dépendance Nord-Sud.
Pendant des décennies, les pays africains ont subi les fluctuations des prix mondiaux, les conditionnalités du FMI, et la volatilité des marchés des matières premières.
Demain, c'est l'Europe qui sera contrainte de négocier ses approvisionnements auprès d'États africains désormais producteurs et exportateurs stratégiques.
Cette inversion de rapport crée un levier politique nouveau.
Un continent jeune, riche en ressources et doté d'une industrie émergente pourra enfin peser sur les équilibres internationaux autrement que par ses exportations de matières brutes.
Les engrais deviendront un outil de diplomatie économique.
De la même manière que le gaz russe fut utilisé comme levier de pression géopolitique, les engrais africains pourraient devenir un instrument de négociation pour les politiques agricoles, climatiques ou commerciales entre l'Afrique et l'Europe.
Pourquoi l'engrais africain sera le moins cher du monde
Le coût de production en Afrique réunit des avantages que peu d'autres continents peuvent cumuler :
- Ressources locales (gaz, phosphate, potasse) ;
- Energie bon marché ;
- Main-d'œuvre jeune et peu coûteuse ;
- Technologies modernes dans des usines neuves ;
- Proximité logistique avec les marchés européens.
Ajoutons à cela une fiscalité carbone quasi inexistante, et l'équation devient imparable.
À long terme, il sera tout simplement moins cher d'acheter un engrais africain livré à Marseille que de produire le même en Allemagne.
Cette compétitivité ne repose pas sur une exploitation déséquilibrée, mais sur un avantage structurel : l'Afrique a tout sur place, là où les autres continents doivent importer au moins un des trois éléments essentiels (azote, phosphore, potassium).
Un monde en recomposition
Le marché mondial des engrais est l'un des plus stratégiques au XXIe siècle, car il conditionne la sécurité alimentaire mondiale.
Celui qui contrôle la production d'engrais contrôle, en partie, la capacité des autres à se nourrir.
Dans cette nouvelle géographie, l'Afrique s'impose comme un acteur pivot, capable d'alimenter à la fois sa propre croissance démographique et les besoins agricoles de ses voisins européens.
Le continent, souvent perçu comme dépendant, devient l'assureur de sécurité alimentaire du Nord.
L'ironie de l'histoire
Pendant que l'Europe débat de son «autonomie stratégique», c'est son voisin du Sud, longtemps marginalisé, qui s'apprête à lui fournir la matière première la plus essentielle à son agriculture.
Ce basculement symbolise une vérité plus large : le XXIe siècle ne sera pas seulement celui de la technologie ou du numérique, mais aussi celui du rééquilibrage géoéconomique.
L'Afrique, avec ses ressources, sa jeunesse et sa géographie, est appelée à devenir non pas la périphérie, mais le cœur d'un nouvel ordre productif.
Et si hier elle importait pour survivre, demain, c'est elle qui exportera pour nourrir le monde.
Conclusion : de la dépendance à l'influence
L'Europe entre donc dans une ère paradoxale : celle où sa sécurité alimentaire dépendra, en partie, de l'Afrique. Ce n'est ni une menace ni une revanche, mais un rééquilibrage historique.
L'Afrique, forte de ses ressources et de son énergie, peut enfin monétiser son potentiel industriel, non plus en vendant ses richesses brutes, mais en exportant de la valeur ajoutée.
Si les prévisions se confirment, d'ici 2030 à 2032, l'Europe sera dépendante des engrais africains comme elle l'a été du gaz russe.
Mais cette fois, la dépendance pourrait être mutuellement bénéfique, à condition qu'elle soit bâtie sur un partenariat équitable et une vision partagée de la sécurité alimentaire mondiale.
Car au fond, l'histoire de l'engrais africain n'est pas celle d'une revanche, mais celle d'une renaissance industrielle. Et cette fois, ce n'est plus l'Afrique qui attend d'être nourrie : c'est elle qui nourrira le monde.