11/11/2025 ssofidelis.substack.com  10min #295975

Timour Trump, à la reconquête du Heartland. (Ah bon ?)

Par  Pepe Escobar, le 10 novembre 2025

Le président Donald Trump n'a pas déçu en qualifiant des siècles d'histoire complexe du Heartland du genre de boutade réductionniste faisant sa renommée :

"C'est une région du monde coriace- et personne n'est plus coriace ou plus intelligent".

Eh bien, tous les durs à cuire, de Gengis Khan à Timour, peuvent désormais être rassurés. En particulier les dirigeants des cinq "stan" d'Asie centrale - Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan, Turkménistan et Ouzbékistan - tous conviés à un dîner-photo à la Maison Blanche.

Comme le sait chaque grain de sable de la très ancienne Route de la Soie, la vantardise est la spécialité de Timour Trump.

Il a vanté les mérites d'un accord commercial "fantastique" avec l'Ouzbékistan, dans le cadre duquel Tachkent achètera et investira près de 35 milliards de dollars, et jusqu'à 100 milliards de dollars d'ici 2035, dans des domaines essentiels tels que les minéraux, l'aviation, les infrastructures, l'agriculture, l'énergie, les produits chimiques et les technologies de l'information.

Aucun détail n'a été fourni sur la manière dont Tachkent compte réunir une telle somme, ni sur la stratégie d'investissement précise.

Ce fut pourtant l'occasion rêvée pour le président ouzbek Shavkat Mirziyoyev, pragmatique avisé, de faire l'éloge de Timour Trump :

"En Ouzbékistan, nous vous appelons le président du monde (...) Vous avez réussi à mettre fin à huit guerres (...)"

Le président kazakh Kassym-Jomart Tokayev lui a servilement fait écho :

"Des millions de personnes dans de nombreux pays vous sont si reconnaissantes (...) Vous êtes le grand leader, l'homme d'État, envoyé par le ciel pour rétablir la raison et les traditions que nous partageons et apprécions tous (...) Sous votre présidence, l'Amérique entre dans un nouvel âge d'or (...) En tant que président de la paix, vous, M. Trump, avez mis fin à huit guerres en seulement huit mois".

Et comme prévu, Tokayev a dûment annoncé que le Kazakhstan est prêt à signer les accords d'Abraham, en voie d'effondrement, une information tout à fait redondante, Astana ayant déjà normalisé ses relations avec Israël en 1992 et tissé des liens relativement étroits avec Tel-Aviv.

Traduction : l'arnaque des accords d'Abraham fait partie d'un échange donnant-donnant entre les États-Unis et le Kazakhstan, qui ont signé un accord sur les métaux et terres rares utilisés dans le domaine technologique.

Le seul enjeu de cette affaire repose sur la course effrénée des États-Unis et d'Israël de contournement des restrictions chinoises sur les terres rares et continuer à approvisionner leur secteur technologique et militaire.

L'Asie centrale est en effet riche en terres rares et en uranium. Toutefois, le Kazakhstan exporte actuellement beaucoup plus de minerais vers la Russie et la Chine que vers les États-Unis.

Timour Trump, en tout cas, était ravi : "Un pays formidable, et un dirigeant formidable", a-t-il déclaré en référence à Tokayev.

Or, ce "formidable" pays est membre à part entière de l'OCS, partenaire des BRICS (tout comme l'Ouzbékistan), partenaire de la "Belt and Road Initiative" (BRI), particulièrement proche de la Chine, membre à part entière de l'Union économique eurasienne (UEE) et membre de plein droit de la Communauté des États indépendants (CEI).

Le Kazakhstan entretient donc des relations commerciales privilégiées avec le partenariat stratégique entre la Russie et la Chine. De plus, la langue des affaires reste essentiellement le russe.

Pour en revenir au fond du problème, Timour Trump semble déterminé à faire imploser le combo BRICS/SCO - à défaut des tentatives de révolution colorée proverbiales, bien entendu, si les "Stan" ne se comportent pas comme il faut.

Incidemment, ce sont Poutine et l'armée russe qui ont personnellement sauvé le gouvernement Tokayev lors de la dernière tentative de révolution colorée au Kazakhstan, coordonnée depuis le Kirghizistan voisin.

Les prémices d'un pivot stratégique

Timour Trump a même évoqué son intention de relancer les "connexions de la route de la soie". Heureusement, il n'a pas mentionné Hillary Clinton, qui, au début des années 2010, a tenté de lancer une ridicule version américaine de la Route de la Soie, avec, au centre, l'Afghanistan, toujours en guerre.

Il parlait en fait du club "C5+1" - les États-Unis plus les "stan". Tout ceci n'a évidemment pas grand-chose à voir avec la "stabilité" : il ne s'agit que d'expansion stratégique. D'autant que l'Empire du chaos, après deux décennies et des milliers de milliards de dollars, a réussi à remplacer les talibans par les talibans et est sur le point de dire adieu à l'Afghanistan, qui s'intègre progressivement à l'OCS et à la BRI, en tant que projet parallèle au Corridor économique Chine-Pakistan (CPEC).

Le show de Timour Trump consiste donc à promouvoir une potentielle déferlante d'investissements américains et, par conséquent, à s'ancrer davantage - et exercer davantage d'influence - dans la sphère centrasiatique. Les chaînes d'approvisionnement minière peu fiables ou les "investissements" mirobolants ne sont là que pour masquer une orientation stratégique. Un songe chimérique.

Et côté pipelines, le défunt criminel de guerre Dick Cheney a tout tenté au milieu des années 2000 pour permettre aux États-Unis de profiter du Pipelineistan dans le Heartland, dépêchant des "missions" commerciales 24 heures sur 24. En vain.

La Russie est parfaitement consciente que l'Empire du Chaos pourrait tenter de revenir sur l'échiquier du Heartland, avec l'influence bien établie de tous les suspects habituels, tels qu'une multitude d'ONG, de programmes "éducatifs" et de "comités de gestion".

Timour Trump perçoit le "formidable" Heartland comme un bloc monolithique, en supposant qu'il soit en mesure de le localiser correctement sur une carte (sans parler de son histoire). Ces pays faisaient autrefois partie de l'URSS et devraient donc désormais être soumis à l'assaut américain. C'est aussi simple que cela.

Comme on pouvait s'y attendre, la Russie n'en perd pas le sommeil. Dmitri Peskov, le porte-parole du Kremlin, a déclaré : "La coopération entre les pays d'Asie centrale et les États-Unis dans le cadre du C5+1 est tout à fait naturelle". Peskov et les dirigeants russes savent que la Russie et les "stan" d'Asie centrale se rencontrent régulièrement pour débattre de tout, la dernière fois il y a un peu plus d'un mois.

Alors, pourquoi cette offensive de Timour Trump aujourd'hui ? Tout simplement parce que l'Empire du chaos déchaîne sa fureur dans l'ensemble du sud, impuissant à soumettre la Russie et la Chine. Mirziyoyev (Ouzbékistan) et Tokayev (Kazakhstan) s'étaient auparavant entretenus avec des chefs d'entreprise américains en marge de la 80è session de l'Assemblée générale des Nations unies à New York. Bien sûr, ils ont parlé business.

Et ils connaissent la chanson. Washington exerce encore une toute-puissance sur le marché financier mondial. Il n'est pas judicieux de s'opposer au roi de la jungle. Des sanctions paralysantes ne sont jamais loin. Tant que les "stan" peuvent tirer profit de l'obsession impériale pour le pétrole, le gaz et les terres rares, tout va bien. Mais pour la Russie et la Chine, c'est une tout autre histoire lorsque resurgit la question des bases militaires américaines en Asie centrale.

Passons maintenant aux pyramides de crânes

D'autres parallèles fascinants relient Timour, Trump et son prédécesseur, le "Seigneur de fer", plus qu'on ne le soupçonne.

Photo © Maison Blanche

Timour, qui se vantait d'être un parent de Gengis Khan, le conquérant absolu, en faisait son modèle. L'histoire telle qu'elle est présentée par l'Occident le décrit comme une légende sanguinaire, auteur de massacres en série à une époque où il fallait infliger des horreurs indicibles pour être considéré comme véritablement cruel.

La légende de Timour/Tamerlan met en scène des piles ou d'immenses "pyramides" d'ennemis décapités et/ou de leurs crânes : une tradition mongole empreinte de signification religieuse que Tamerlan a élevée au rang de stratégie militaire. Pour Timour, l'horreur était suscitée par un ordre méticuleux. Ainsi, 120 tours de 750 têtes chacune furent érigées à Bagdad et 70 000 têtes furent réparties équitablement entre chaque corps d'armée à Ispahan.

Les intellectuels, artisans, artistes et personnalités religieuses furent toutefois épargnés. Une fois encore, Tamerlan généralisa et réglementa un principe mongol selon lequel les prisonniers qualifiés et utiles devaient rester en vie.

La stratégie consistait à exterminer tous les rebelles pour gommer toute résistance et faire tomber les citadelles sans combattre. Avec Tamerlan, ce principe devint un code. La capitulation immédiate était récompensée par le droit de vivre. L'ennemi devait se soumettre et payer un tribut. Si la résistance s'éternisait, la ville en payait le prix, y compris sous forme de pillage, mais les civils étaient épargnés. En résumé, l'enfer, le viol, le pillage, et l'extermination totale.

Pourtant, Tamerlan ne régnait pas par la seule cruauté. Il a déclenché une guerre de terreur, mais n'a pas suscité de croyance collective de fin du monde. L'Europe, d'ailleurs, l'admirait. Parce qu'il a d'une part protégé les chrétiens orthodoxes russes de la Horde d'Or et d'autre part conclu un accord avec l'empereur byzantin avant de vaincre le pire ennemi du christianisme, le sultan ottoman Bajazet.

Timour était donc un allié potentiel de l'Occident. Il ne représentait aucun danger. De plus, il était particulièrement brillant en matière de diplomatie. Avant que la guerre de Cent Ans ne détruise son royaume, Charles VI de France reçut une lettre écrite sur parchemin doré et portant le sceau de Timour : trois cercles symbolisant la conquête de l'univers. Timour souhaitait conclure une alliance commerciale. Mais l'incompétence européenne en décida autrement.

La cour de Tamerlan n'avait rien à envier au bling-bling de Mar-a-Lago : c'était le summum de l'opulence et du luxe, avec des bijoux fabuleux, des éléphants en liberté, des vêtements et des demeures somptueux.

Il a été enterré à Samarcande, à l'écart des autres Timourides, dans un tombeau austère surmonté d'un monolithe de jade noir. Il repose aux côtés de son maître spirituel, Sayyid Baraka, et l'inscription sur l'entrée du sanctuaire est purement soufie :

"Béni soit celui qui a renoncé au monde avant que le monde ne le renie".

Timour à Shahrisabz, en Ouzbékistan. Photo © P. E.

Tamerlan était avant tout un Turc tribal, un musulman et, sur le plan idéologique, un Mongol. Une contradiction ambulante, en quelque sorte. Bien qu'il ait passé une partie de sa vie à combattre les chefs de la Horde d'Or et d'autres Mongols bien plus mongols que lui, il s'est proclamé successeur du roi des rois mongol.

Même s'il a vaincu l'Ottoman Bajazet, offrant de facto un sursis de 50 ans à Constantinople, il était et est resté turc.

Et même s'il s'est allié aux chrétiens et a rendu hommage aux divinités païennes dans la plus pure tradition chamanique, il se considérait également comme un homme du Coran : il est parti en guerre avec une mosquée itinérante.

Le rêve ultime de Tamerlan était de contrôler la Route de la Soie et de conquérir la Chine. Même lorsque l'unité mongole n'a plus été qu'une fiction, et que l'empereur Yuan a fini par se siniser et s'avérer très différent des Turcs-Mongols de Transoxiane, ces derniers ont persisté à reconnaître la suprématie de la dynastie Yuan.

Tombeau de Tamerlan à Samarcande. Photo © P.E.

Mais avec la dynastie Ming, l'histoire a pris une tout autre tournure. Tamerlan préparait une expédition de conquête lorsqu'il mourut de fièvre à Otrar en 1405, dans le sud de l'actuel Kazakhstan, après avoir dicté son testament et privé 100 000 soldats de leur chef.

La dynastie Ming a ainsi échappé au péril suprême. L'histoire semble donc avoir décidé qu'aucun conquérant venu de l'ouest ne traverserait le Pamir, comme ce fut le cas avec Alexandre le Grand et l'islam.

Mais cette fois, l'histoire pourrait bien se répéter avec Timour Trump, le conquérant de la Chine. Du moins dans son esprit, bien sûr.

Traduit par  Spirit of Free Speech

 strategic-culture.su

 ssofidelis.substack.com