13/11/2025 reseauinternational.net  6min #296097

Rambo, colère froide

par Amal Djebbar

«En ville tu fais la loi. Ici, c'est moi. Alors fais pas chier. Fais pas chier, ou je te ferai une guerre comme t'en as jamais vue» ~ John Rambo

Il marche seul, silhouette frêle, mais indomptable. Un ancien soldat, devenu gibier dans son propre pays. First Blood - ou Rambo pour le grand public - n'est pas seulement un film d'action, c'est une tragédie sociale, un pamphlet brut, un cri étouffé. Rambo, c'est l'image même de l'homme sacrifié par le système, puis pourchassé lorsqu'il n'a plus d'utilité. Il incarne ces vies broyées par la machine étatique et recrachées sans remords, comme un avertissement muet : servez ou disparaissez.

Le film de Ted Kotcheff, sorti en 1982, semble prophétique. Car ce qu'il raconte, c'est déjà notre présent. Un monde où les plus dévoués sont les plus abandonnés. Où la loyauté ne mène pas à la reconnaissance, mais à l'oubli. Rambo n'est pas une anomalie. C'est une conséquence. Le fruit monstrueux d'un monde qui fait de ses enfants des soldats, avant de les jeter à la rue avec leurs cauchemars et leurs cicatrices encore ouvertes.

Comme tant d'autres, Rambo a cru. Il a servi. Il a exécuté des ordres sans poser de questions, porté les couleurs de son pays jusqu'à l'absurde, jusqu'à l'horreur. Et quand il rentre, ce n'est pas un héros qu'on célèbre, mais un homme qu'on humilie. Il n'a plus de place. Il dérange. Il rappelle à tous que derrière le confort des vitrines, il y a du sang sur les drapeaux. Et, il ne faut pas le dire, ni le montrer.

Alors, un jour, et cela, malgré lui, il explose. Il se rebiffe. Et il devient, à lui seul, une guerre. D'ailleurs le Colonel Trautman le dit au Shériff Will Teasel :

«I don't think you understand. I didn't come here to rescue Rambo from you ; I came here to rescue you from him».

La phrase du colonel résume tout. Rambo, ce n'est pas un soldat en cavale. C'est une colère, un retour du refoulé. Ce que la société a produit puis ignoré revient frapper à sa porte. Il ne fait pas la guerre à son pays. Il la révèle. Rambo est le miroir tendu à une nation arrogante, sûre d'elle, qui ne supporte pas de voir les conséquences de ses actes. Une société qui préfère cacher les misères plutôt que de les soigner.

Et aujourd'hui, en 2025, ce n'est plus un vétéran qui hurle dans les bois. Ce sont des centaines de Rambo silencieux, enfermés dans des tours de béton, des foyers oubliés, des bidonvilles numériques. Des laissés-pour-compte, des anciens ouvriers, des artisans sans atelier, des poètes sans lecteurs, des génies sans tribune, des créateurs sans scène, des musiciens sans public, des écrivains sans éditeur. Des âmes écartées, classées, déclassées. Toutes pressées jusqu'à la dernière goutte, puis jetées, rayées, reléguées au rang de fardeaux. On les nomme incasables, marginaux, inadaptés, assistés, instables, dangereux, inutiles... Mais la vérité, c'est qu'ils sont, pour la plupart, usés. Usés par l'indifférence, brisés par le mépris, lessivés par l'absurde. Trahis par un monde qui ne sait accueillir que les dociles et rentables. Mais la vérité, c'est qu'ils sont, pour la plupart, en colère !

«- Rien n'est terminé ! Rien ! Tout continue à cause de vous. C'était pas ma guerre. C'est vous qui m'avez appelé, pas moi. Et j'ai fait ce qu'il fallait pour gagner, mais on n'a pas voulu nous laisser gagner. Et je suis revenu dans le monde, et j'ai vu ces larves m'attendre à l'aéroport, me conspuer comme un criminel. Ils m'ont traité de toutes les saloperies, ils m'ont appelé «le boucher». Mais qui sont-ils pour me faire des reproches, hein ? Qui sont-ils ? Est-ce qu'ils étaient à ma place, en pleine jungle ? Ils nous jugent sans savoir de quoi ils parlent.
- C'était un moment dur pour tout le monde, Rambo. Tout ça, c'est du passé, maintenant.
- Pour vous ! Pour moi la vie civile c'est rien. Au combat, on avait un code d'honneur : tu couvres mes arrières, je couvre les tiens. Mais ici, il y a plus rien.
- Tu es le dernier d'un groupe d'élite. Ne finis pas comme ça.
- Là-bas, je pilotais un avion de chasse, je pouvais conduire un tank, j'avais en charge un million de dollars de matériel. Mais ici, j'arrive pas à avoir un boulot de gardien de parking !
»~ Rambo et Le Colonel Trautman.

«Pour moi, la vie civile c'est rien». Oui, Rambo, pour moi aussi, à vrai dire. Pas parce qu'on a fait la guerre, pas parce qu'on a traversé la jungle, mais parce qu'on revient d'un autre front. Un front plus silencieux, plus insidieux. Celui du quotidien, des humiliations banales, des rêves étouffés sous des formulaires, des regards qui jugent sans savoir. On y meurt à petit feu, sans fusil, sans drapeau, sans honneur. Ici, personne ne couvre tes arrières. Pas de code. Pas d'issue. Juste des jours qui s'alignent, vides. Alors oui, la vie civile... c'est rien.

Et puis il y a ce cher shérif Teasle. Parfait archétype de la bien-pensance rigide, de l'autorité en uniforme qui croit pouvoir façonner le monde à coups de matraques, de mépris et d'arrogance. Il veut effacer Rambo parce qu'il dérange le décor de sa petite ville proprette, lisse, bien peignée. Il le veut soumis, invisible, rentré dans le moule ou hors champ. Surtout, pas là, pas chez lui. Comme aujourd'hui, où l'on voudrait que les gens «de rien» restent cloîtrés dans leurs zones de relégation, loin du centre, loin des vitrines, loin des regards.

Certaines colères ne meurent pas. Elles hibernent. Elles apprennent. Elles s'arment.

Moi aussi, je l'avais rangée, ma colère. Bien au chaud, sous les compromis, les factures, les humiliations polies. Je l'avais muselée pour survivre dans ce monde de sourires creux et de caméras partout. Mais elle est revenue. Entière. Aiguisée. Comme The Arkansas Knifesmith de Rambo. Et cette fois, je ne l'ai pas fui. Je l'ai reconnue. Je l'ai honorée.

Parce que ce n'est pas une colère de caprice, ni d'ego blessé. C'est une colère de justice. Une colère née d'un monde qui écrase ceux qui doutent, qui pensent, qui résistent. Une colère née du mépris social, de l'exploitation, des lois absurdes, du cynisme hautain de ceux qui dirigent en costume depuis leurs tours climatisées.

Le monde ne changera pas sous les tweets indignés ni sous les débats aseptisés. Il changera quand la colère cessera d'être honteuse. Quand elle se lèvera, froide, déterminée, prête à déloger les puissants, non pas par vengeance, mais parce qu'il n'y a plus rien à perdre.

À vous, qui tenez les rênes : nous sommes les produits de votre système. Vous nous avez façonnés pour obéir, puis trahis. Vous avez forgé nos colères, et maintenant qu'elles se dressent droites, vous paniquez.

À vous, qui tenez les chaînes : craignez la colère de ceux que vous croyez brisés. Ils ne viendront pas mendier. Ils viendront vous déloger manu militari.

«Pour survivre à la guerre, il faut devenir la guerre» ~ Rambo

 Amal Djebbar

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