13/11/2025 reseauinternational.net  9min #296127

Amérique latine : Trinité-et-Tobago, une autre brèche dans le bouclier percé des Caraïbes

par Resumen Latinoamericano

Comment expliquer le tournant conservateur du gouvernement de Trinité et les nouvelles «têtes de pont», que les États-Unis semblent avoir conquis dans la région des Caraïbes ?

Les Caraïbes sont aujourd'hui un bouclier percé. Un bouclier parce que c'est ainsi que les ont conçues la géopolitique des grandes Caraïbes d'Hugo Chávez (et avant, celle de Fidel Castro) qui, à partir de l'axe Caracas-La Havane ont su construire une architecture régionale dans laquelle les Antilles pouvaient et devaient former une espèce de constellation défensive face aux tentatives de re-colonisation des États-Unis que Juan Boch a défini, il y a des décennies comme la «frontière impériale».

La fondation en 2024 de l'ALBA-TCP avec la participation de 10 pays des grandes Caraïbes (et de deux autres avec le statut d'observateurs), la création de la très réussie plate-forme de coopération énergétique PETROCARIBE en 2005, l'irruption de personnalités comme le Premier ministre de Saint-Vincent et les Grenadines Ralph Gonsalves (qui est arrivé à être président tournant de la CELAC) ou le passage des Barbades de la monarchie constitutionnelle à la république, en 2001, sous les auspices de la première ministre travailliste Mia Mottley ont été à l'époque des événements indiquant un authentique tournant progressiste et souverainiste dans les Grandes Caraïbes en générale et dans les Antilles en particulier, même dans les très petits territoires de la Communauté des Nations.

Mais c'est un bouclier percé ou brisé parce que ce que la «diplomatie pétrolière» et les échanges non marchands organisés par Chávez avait su rallier a commencé à montrer de plus en plus de fissures. Les visites du secrétaire d'État Marco Rubio en Jamaïque, au Guyana, au Surinam, au Panama, au Guatemala et en République dominicaine (où il annoncé le déploiement de troupes, comme sur le canal de Panama, jusqu'à la découverte de gisements de minerais comme les terres rares dominico-haïtiennes convoitées), la récente tournée de l'ancien chef du Commandement Sud Alvin Holsey dans les Caraïbes orientales, les accords d'exploration et d'exploitation des hydrocarbures avec des compagnies nord-américaines comme ExxonMobil ou les négociations en matière de migration avec les États-Unis font partie des nombreuses initiatives destinées à percer les anciens équilibres sous-régionaux et à réduire à sa plus simple expression l'influence du Venezuela dans la corne des Caraïbe en plus de la gravitation, des grandes puissances émergentes au niveau mondial.

Et nous ne parlons pas seulement de ce qui est évident, de la soumission avec la laisse courte des territoires sous un statut colonial plus ou moins classique comme le fallacieux «État libre associé» de Porto Rico, les «départements d'outre-mer» français ou les territoires néerlandais non autonomes mais de pays souverains qui reviennent dans l'orbite du grand astre impérial et dont certains gouvernements tournent maintenant au rythme des initiatives et des pressions du Nord mondial. Certaines positions régressives de la communauté des Caraïbes (la CARICOM) - par exemple, concernant la question haïtienne - ou l'éloignement manifeste du Venezuela et de Cuba donnent le ton de ces déplacements suggestifs.

Dans ce cadre, le cas de Trinité et Tobago est instructif. Ce pays est passé rapidement de positions raisonnablement progressistes - ou au moins neutres sur certaines questions sensibles de l'ordre du jour international -, à se montrer de plus en plus aligné sur la géopolitique des États-Unis dans l'hémisphère sous le deuxième gouvernement de Donald Trump. Il faut rappeler que nous parlons d'un pays indépendant formé d'un archipel et multi-ethnique qui a deux caractéristiques qui leur rendent particulièrement important dans cette situation : des réserves prouvées - en rien négligeables - de 13 000 000 000 de pieds cubiques de gaz et de 137 000 000 de barils de pétrole (les plus importantes des Antilles), et une position géostratégique déterminante en tant qu'éventuelle «tête de pont» pour une agression contre le Venezuela, un pays dont il est à peine séparé par le golfe de Paria et par quelques 7 miles marins dans le détroit méridional.

Le Trinidadien Shabaka Kambon, fondateur et directeur exécutif du Caribbean Freedom Project, nous a fourni une description éloquente du gouvernement de son pays. Selon Kambon, la première ministre Kamla Persad-Bissesar «est arrivée au pouvoir avec une rhétorique progressiste et un style découlant de ses racines dans le mouvement ouvrier [mais représente], dans la pratique, l'un des deux partis dominants de Trinité-et-Tobago, fondés sur des critères ethniques [indo-trinidadiens ou afro-trinidadiens], tous deux d'orientation centriste ou de centre droite».

L'activiste perçoit un tournant prononcé depuis l'investiture du nouveau gouvernement après les élections d'avril de cette année aussi bien dans ses politiques que dans ses récits et souligne le déploiement policier dans les centres éducatifs, la politique sécuritaire de main dur et même le flirt avec des plans de déportations à grande échelle, ce qu'il définit comme une espèce de «bukelisation» de la politique nationale. Une chose que, de façon symptomatique, nous analysons depuis des mois dans le cas du gouvernement de Luis Abinader dans un autre pays insulaire : la République dominicaine.

Sur le plan international, les récents accords entre le gouvernement de Trinité et le gouvernement Trump sont explicites et ont été mis en évidence dans les manœuvres militaires conjointes entre le Commandement Sud et les forces armées locales qui ont compris le déploiement de la deuxième unité expéditionnaire des marines et du destroyer USS Gravely à Puerto España. Pour Kambon, les antécédents de cette relation bilatérale cordiale sont anciens et datent au moins de l'an 2000. quand l'UNC - le parti au gouvernement - a commencé à engager des conseillers étasuniens sur les questions électorales et de sécurité (comme le tristement célèbre ancien maire de New York, Rudy Giuliani), certains originaires des agences nord-américaines du renseignement. L'activiste rappelle aussi d'autres précédents au sein de la CARICOM, comme quand en 2019, et depuis le camp de l'opposition, l'UNC a soutenu le «président en charge» du Venezuela auto-proclamé Juan Guaidó et a qualifié le gouvernement de Nicolas Maduro d'«antidémocratique, anticonstitutionnel et illégal».

Concernant la «coopération militaire», il faut souligner que celle-ci ne pourrait pas être plus asymétrique entre un petit pays insulaire et la principale puissance militaire de la planète, et que cette sorte d'accord a généralement un caractère secret, sale et néo colonial. Et nous pouvons être sûrs que les motifs officiels évoqués ne sont en rien convaincants. D'un côté, la «résilience régionale» dont on parle est une totale abstraction. D'autre part, les «menaces partagées» ne sont pas du tout partagées. Les États-Unis sont le principal importateur et consommateur de stupéfiants du monde et ont un très grave problème de santé publique lié surtout à la consommation mortelle d'opiacés synthétiques (le fentanyl seul a causé plus de 87 000 décès en octobre 2023 et septembre 2024.)

Mets Trinidad et Tobago ne jouait qu'un rôle dans la production de narcotique et ne se trouve pas sur les routes des économies illicite (d'autres îles, comme la Jamaïque et La Española jouent ce rôle) il n'a aucun problème de consommation particulier. D'autres part, il faut tenir compte du fait que la DEA elle-même et l'UNODC considère les Caraïbes, comme une troisième route, assez marginale en volume par rapport aux routes dominantes qui sont celles du Pacifique et de l'Amérique centrale.

Pourquoi accueillir, alors, à un moment de si forte, tensions régionales, sept bateaux de guerre étrangers pour des manœuvres militaires «conjointes» qui ont été très critiquées par la société civile de Trinité ? Pour notre analyste, «étant donné l'ampleur et le moment auquel se sont produites les récentes activités militaires des États-Unis dans la région et les récits contradictoires de Washington concernant leurs objectifs, beaucoup de citoyens locaux pensent que ces manœuvres ont des implications stratégiques ou politiques plus larges».

Ceci dit, nous avons deux raisons qui pourraient expliquer au moins une partie cet alliance singulière et bienvenue. D'un côté, la propre trajectoire personnelle de la Première ministre qui a été la bénéficiaire d'une bourse Fullbright et a fait des conférences dans d'importantes, universités des États-Unis. En plus de ce que souligne Kambon, Persad-Bissesar est partisane d'une politique migratoire intransigeante qui touche surtout la population émigrée vénézuélienne, a critiqué l'exploitation conjointe du gaz entre Caracas et Puerto España et soutient le Guyana dans le différend territorial que celui-ci a avec le Venezuela. Elle en est même arrivée à affirmer qu'elle soutiendrait militairement le Guyana en cas d'attaque du Venezuela, contredisant ainsi la définition de la CELAC et de la CARICOM de la région comme zone de paix.

Mets la raison la plus probable, et, évidemment, lié aux hydrocarbures, la ressource centrales dans l'économie des deux pays. Dans une synchronie curieuse, Trinité-et-Tobago a signé un contrat d'exploration dans les eaux profondes de l'est du pays avec ExxonMobil. Après 22 ans d'absence, le géant nord-américain revient dans l'archipel avec un investissement de 42 500 000 $. Ceci, suppose-t-on, créera de nouveaux emplois, plus d'activité économique et plus de devises pour l'État.

C'est annonce a été faite à la mi-août et à Kouider avec les premières rumeurs de déploiement militaires que nous voyons actuellement dans les grandes Caraïbes. Un autre motif, purement hypothétique et lié au caractère sale de cette sorte d'accords pourrait être le fait que les États-Unis aient promis au gouvernement de Trinité - si le «changement de régime» tant souhaité se concrétise - un certain type d'exploitation préférentielle de Campo Dragón, l'énorme gisement de gaz que le Venezuela partage avec Trinité et Tobago.

Mais au-delà de ces accords réels et de ces considérations hypothétiques, Trinité et Tobago a beaucoup à perdre dans ce retournement dangereux. Le premier effet immédiat a été l'annulation d'un large accord de coopération énergétique signé par les deux pays en 2015, annoncée par Nicolas Maduro le 27 octobre, ce qui aura certainement un impact économique à moyen terme sur l'archipel. Deuxièmement, un conflit généralisé en mer des Caraïbes pourrait avoir des effets catastrophiques en terme migratoire : à cause de sa proximité, Trinité et Tobago serait naturellement un point d'arrivée immédiat. Troisièmement, une agression directe du Venezuela par les États-Unis, et même une invasion, déstabiliserait toute la région des grandes Caraïbes et provoquerait une nouvelle et imprévisible «guerre éternelle», cette fois sur notre hémisphère.

À la question de savoir si ces mouvements préparatoires pourraient dériver vers une implication directe dans une agression militaire des États-Unis, le directeur du Caribbean Freedom Project considère que «le danger le plus réaliste serait de permettre l'utilisation du territoire ou des eaux de Trinité pour soutenir les opérations des États-Unis, une option à laquelle s'opposent la société civile caribéenne et la grande majorité de la population de Trinité».

source :  Resumen Latinoamericano via  Bolivar Infos

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