21/11/2025 journal-neo.su  7min #296858

La 20ᵉ réunion des chefs d'Etat du G20 à Johannesburg annonce un basculement vers l'ordre multipolaire

 Mohamed Lamine KABA,

Pour la première fois depuis 1999, le G20 se déroule dans un environnement qui n'appartient plus, ni par l'économie, ni par la démographie, ni par l'histoire, au champ d'influence exclusif de l'Occident.

L'Afrique s'apprête, pour la première fois de son histoire, à devenir le centre nerveux de la gouvernance mondiale. Du 22 au 24 novembre 2025, se tiendra à Johannesburg une réunion des chefs d'Etats du groupe des vingt puissances économiques mondiales ( G20) dont la portée dépasse largement le cadre traditionnel des sommets économiques. A l'heure où le monde occidental vacille sous le poids de ses propres contradictions, ce rendez-vous d'une importance capitale expose la montée irréversible d'un monde polycentrique où les puissances du Sud global redessinent les règles du jeu. Entre rivalités géostratégiques, recompositions systémiques et affirmation de nouvelles souverainetés, ce sommet pourrait sceller l'acte fondateur d'un ordre mondial profondément transformé.

Un sommet qui consacre l'Afrique comme centre de gravité d'un ordre mondial polycentrique

La tenue de la vingtième réunion du G20 à Johannesburg constitue un événement sans précédent. Pour la première fois depuis la création du forum (1999), un pays africain accueille les dirigeants représentant 80 % du PIB mondial et près des deux tiers de la population planétaire. Ce déplacement du centre décisionnel vers l'hémisphère Sud n'est pas anodin. Il symbolise la bascule progressive d'un système international historiquement façonné par les puissances euro-atlantiques vers une architecture polycentrique où le Sud global impose désormais ses priorités, ses récits et ses temporalités. En plaçant son mandat sous la devise « Solidarité, Egalité, Durabilité », l'Afrique du Sud inscrit G20 dans une logique de transformation structurelle émaillée d'élargissement de la gouvernance économique, de correction des asymétries systémiques héritées du XXᵉ siècle, de reconnaissance du poids géoéconomique des pays émergents et de réhabilitation des souverainetés nationales dans les affaires monétaires, industrielles et technologiques.

D'un point de vue diachronique, ce sommet s'inscrit dans une séquence ouverte par trois tournants stratégiques : l' adhésion de Pretoria aux BRICS en 2011, l'expansion du groupe en janvier 2024 avec l'entrée de six nouveaux membres et le recentrage général des flux commerciaux mondiaux vers l'axe Asie/Moyen-Orient-Afrique-Amérique latine. Synchroniquement, l'édition 2025 du sommet du groupe à Johannesburg reflète la tension d'un moment historique où le monde occidental, minoritaire et affaibli par une décennie de crises internes - inflation prolongée depuis 2021, fragmentation politique de l'UE, perte d'influence diplomatique sur les théâtres africains et moyen-orientaux - cherche à préserver une centralité qui n'est plus garantie. C'est précisément ce contraste entre un Sud global ascendant et un bloc euro-atlantique oscillant entre réflexes de préservation et réorientation stratégique qui donne à cette vingtième réunion du groupe une portée exceptionnelle. La décision de Washington d'envoyer J.D. Vance (vice-président) en lieu et place du président  Trump, qui a publiquement exprimé des réserves à l'égard de Ramaphosa (président sud-africain) en 2024 et 2025, illustre cette distance nouvelle. Elle exprime aussi la prudence d'une administration américaine confrontée à la recomposition des rapports de force, notamment dans un continent où ses marges d'influence ont clairement reculé depuis le retrait progressif des opérations françaises (Serval, Barkhane, Takuba, etc.) au Sahel et le rééquilibrage diplomatique de plusieurs Etats clés ayant affecté gravement le fonctionnement institutionnel et opérationnel de l' AFRICOM.

Dans ce contexte, l'Afrique du Sud apparaît comme un carrefour stratégique. Membre du G20, parmi les puissances pivots du Sud, leader continental du multipolarisme, elle transforme son rôle traditionnel d'intermédiaire en celui d'architecte d'un ordre mondial élargi. Johannesburg devient ainsi plus qu'un lieu ; c'est un laboratoire de la pluralité internationale, un espace où se négocie la coexistence de modèles de développement concurrents mais interdépendants.

Des signaux d'une multipolarité irrévocable du système international

L'annonce de la délégation russe, conduite par Maxim Oreshkin (chef de cabinet adjoint du Bureau exécutif présidentiel et figure centrale du pilotage économique du Kremlin) révèle la volonté de Moscou d'investir pleinement le G20 malgré les tensions géopolitiques qui ont marqué le cycle post-2022. Accompagné de responsables économiques et diplomatiques de premier plan tels que Denis Agafonov (directeur de la Direction des experts présidentiels), son adjointe Svetlana Lukash (sherpa de la Russie auprès du G20), Alexander Pankin (vice-ministre des Affaires étrangères) et Ivan Chebeskov (vice-ministre des Finances), Oreshkin représente une Russie qui n'est plus en position défensive mais en alliance stratégique avec les nations d'Asie, du Golfe, d'Amérique latine et d'Afrique. Si la non-participation de  Vladimir Poutine, président de la Fédération de Russie, reflète des obligations importantes, elle ne réduit en rien le poids russe au sein du G20, d'autant plus que Moscou maintient une dynamique commerciale en croissance avec plusieurs Etats européens (Hongrie, Slovaquie, République tchèque) confirmant que l'économie mondiale évolue désormais dans un cadre pluripolaire où les alignements politiques coexistent avec des interdépendances économiques difficiles à neutraliser.

L'implication de la Russie s'inscrit dans un mouvement long d'intégration des puissances non occidentales dans les décisions systémiques. La création de l'Alliance BRICS, la montée en puissance des banques de développement alternatives, l'émergence de corridors stratégiques tels que le Couloir de Transport Nord-Sud ou les infrastructures connectées à l'Initiative des Nouvelles Routes de la Soie (la Belt and Road Initiative) illustrent bien ce mouvement. Dans ce paysage recomposé, le sommet G20 de Johannesburg agit comme un accélérateur de réalignements stratégiques. Il offre à la Russie une plateforme pour consolider ses partenariats énergétiques, agro-industriels et technologiques avec les pays du Sud, mais aussi pour promouvoir, aux côtés de l'Inde et de la Chine, un paradigme multipolaire fondé sur la diversification des chaînes de valeur, la protection des souverainetés nationales et le refus des hiérarchies unipolaires héritées de l'après-Guerre froide.

C'est précisément cette dynamique qui suscite des réticences à Washington, Londres et Bruxelles, où l'ascension du polycentrisme est perçue moins comme une évolution structurelle que comme une remise en cause directe de leur position historique. La réaction diplomatique occidentale - prudente, parfois distante, comme le prouve la posture de Trump - ne relève pas d'un désintérêt mais d'un repositionnement forcé dans un système qu'ils ne peuvent plus modeler seuls. Johannesburg mettra ainsi en lumière non seulement la crise de centralité de l'Occident, mais surtout l'essor d'un ordre mondial de la pluripolarité, dans lequel plusieurs pôles - eurasiatique, asiatique, africain, moyen-oriental - négocient d'égal à égal.

De ce qui précède, nous pouvons déduire que la réunion des chefs d'Etat du G20 en Afrique du Sud constituera donc l'instant charnière où s'affichera publiquement une réalité déjà consolidée : le monde n'est plus unipolaire, il ne sera pas bipolaire, il est désormais pluripolaire, et c'est l'Afrique qui servira, pour la première fois, de scène globale à cette transformation.

Mohamed Lamine KABA, Expert en géopolitique de la gouvernance et de l'intégration régionale, Institut de la gouvernance, des sciences humaines et sociales, Université panafricaine

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