
par La Quadrature du Net
L'article 31 du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2026 renforce l'obligation pour les professionnels de santé de reporter les données de santé de leurs patients dans leur Dossier Médical Partagé (DMP), et introduit l'obligation de consultation du DMP par les professionnels avant certaines prescriptions. Cette mesure s'inscrit dans un rapport de force commencé par l'État il y a quelques années pour collecter et centraliser les données de santé de toute la population, au mépris du consentement des patients, et dans une vision technocratique du soin.
Chaque année, le Parlement est invité à se prononcer sur le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour l'année à venir. Celui pour l'année 2026 a été présenté par le gouvernement mi-octobre, discuté devant l'Assemblée nationale (qui n'a pas eu le temps de le voter) et transmis dans une version remaniée par le gouvernement au Sénat.
Au sein de celui-ci, par l'article 31, le gouvernement souhaite systématiser l'utilisation du Dossier Médical Partagé (DMP) par les professionnels de santé, d'une part en renforçant l'obligation d'y téléverser les documents médicaux, d'autre part en conditionnant certaines prescriptions à la consultation des DMP des patients, et enfin en introduisant des sanctions pour les professionnels qui suivraient pas ces obligations.
Le DMP, qu'est-ce que c'est ?
Le Dossier Médical Partagé (DMP) a été créé en 2011 dans l'optique d'améliorer le suivi médical et l'accès des patients à leurs documents de santé. Il était alors ouvert uniquement à la demande de chaque assuré («opt-in»). Constatant la sous-utilisation du DMP, le gouvernement a alors créé une nouvelle plateforme, Mon Espace Santé (MES), qui rassemble le DMP et un certain nombre de services additionnels comme une messagerie sécurisée, un agenda, un catalogue de services numériques de santé... Et surtout, cette fois-ci, chaque assuré se voit ouvrir un Espace Santé par défaut, à moins de n'exprimer explicitement son refus («opt-out») en répondant à un e-mail qui souvent est arrivé dans le dossier SPA À partir de 2022, Mon Espace Santé est déployé pour l'ensemble des assurés français, et à travers lui, chacun se voit ouvrir un Dossier Médical Partagé (DMP). À ce moment-là, La Quadrature alertait déjà sur les risques d'atteinte à la vie privée de cet outil.
Quatre ans plus tard, le déploiement est un succès d'après l'Assurance Maladie, avec près de 22,7 millions de DMP ouverts en septembre 2025 d'une part, et avec un document de santé sur deux déposé dans la plateforme d'autre part (1). Ceux-ci sont majoritairement des comptes rendus d'examens biologiques, déposés automatiquement par les laboratoires, et des prescriptions dont le dépôt sur le DMP a été rendu obligatoire.
Le DMP peine à gagner la confiance de la population
Nous voilà en 2025, et le gouvernement constate que malgré les obligations et les ouvertures imposées de dossiers en ligne, Mon Espace Santé n'est toujours pas suffisamment utilisé par les patients comme par les professionnels de santé. En effet, la plateforme a du mal à gagner la confiance des utilisateurs. Et pour cause les patients n'ont la main ni sur la gestion de leurs documents, ni sur le choix des équipes de soins qui peuvent y accéder. Quelques exemples :
• Le recueil du consentement d'un patient pour que les professionnels accèdent au dossier ? C'est une case à cocher... par les professionnels.
• Le choix des informations auxquelles les professionnels peuvent accéder ? Il est prédéfini dans la plateforme et n'est paramétrable qu'à la marge. Ainsi il existe une «matrice d'habilitation», qui définit que les professionnels d'une même spécialité auront accès aux données ajoutées par leurs confrères et consœurs, que le médecin traitant aura accès à l'ensemble des informations du patient, ou encore que les comptes rendus des consultations en ophtalmologie seront accessibles par le dentiste, pédicure-podologue ou diététicien...
• Le choix des documents téléversés dans le dossier ? Les patients ne peuvent pas s'y opposer «sauf à invoquer un motif légitime». Les professionnels de santé ont elles et eux l'obligation de téléverser les documents, et le PLFSS 2026 prévoit même d'instaurer une sanction financière à ceux et celles qui ne le feraient pas.
• La suppression de documents ? Impossible du côté patient, elle ne peut être réalisée que par le professionnel qui a mis les données en ligne. Or on se doute qu'aucun professionnel ne se reconnecte sur le DMP trois ans après la consultation d'un patient pour une grippe, une entorse ou une IVG afin de supprimer les documents devenus obsolètes. Le patient peut néanmoins «masquer» ces documents, un par un, dans la plateforme.
On imagine bien en quoi Mon Espace Santé fait «gagner du temps aux professionnels qui n'ont plus à rechercher les données de leurs patients» (2), facilitant le suivi et la coordination des soins. Surtout, on comprend que l'utilisation du MES «permet également aux professionnels d'éviter la prescription d'actes inutiles ou redondants» ce qui, dans le contexte budgétaire actuel de recherches d'économies, est un argument important pour les parlementaires.
Mais ce gain d'efficacité doit-il se faire au détriment du consentement des patients ? Les professionnels de santé, comme nous tous, peuvent avoir des biais, qui impactent leur jugement, conduisant à des prises en charges lacunaires, à des agissements discriminatoires, voire à des violences. Quand bien même cela ne concernerait qu'une minorité de professionnels, il est légitime que les patients souhaitent se protéger d'éventuelles violences médicales en ne divulguant pas leur identité trans, leurs recours à l'IVG, leur pathologie psychiatrique... En les empêchant de maîtriser leurs informations, et en les forçant à divulguer des pans de leur identité dans des termes qui ne sont pas les leurs, cette obligation d'usage du DMP éloigne les patients du soin, et encore plus les patients les plus discriminées, dont la précarité en santé n'est plus à démontrer.
Un renforcement de la vision gestionnaire du gouvernement
En renforçant les obligations des professionnels à consulter et à remplir le DMP, le PLFSS normalise un peu plus l'utilisation d'une plateforme construite en dehors du cadre du consentement des patients, et qui met tout le pouvoir entre les mains du corps médical. Dans cette vision de la relation médicale, est-ce que les patients sont trop bêtes, trop négligents, trop menteurs pour gérer leurs informations ? pour donner leur consentement ? pour choisir les informations qu'ils et elles sont prêts à divulguer ? Et est-ce que les professionnels prescrivent des «actes coûteux» car ça les amuse de regarder des radios ou d'envoyer des patients faire des prises de sang ?
Après avoir infantilisé les patients en leur retirant tout pouvoir sur les données de santé, le gouvernement exige que les professionnels de santé se rendent complices de cette confiscation. Ce faisant, il enlève aux professionnels de santé le choix de leurs outils, de leur manière de prodiguer des soins, de leurs modes d'interaction avec leurs patients. Avec cette loi, le gouvernement s'enfonce encore un peu plus dans sa logique gestionnaire, qui présuppose l'incapacité des individus à prendre des décisions sensées, intelligentes et adaptées à leurs situations, et met en place pour y pallier des outils de contrôle et des sanctions pour celleux qui y résistent.
À La Quadrature, nous sommes inquiets de la centralisation de nos données dans des plateformes privées, et de la construction de bases de données de plus en plus interconnectées. Nous craignons les risques technologiques, de fuite de données et de vulnérabilité à des attaquants informatiques. Nous sommes effarés de la volonté de certains parlementaires de passer les données du DMP à la moulinette des algorithmes d'intelligence artificielle (3). Nous sommes préoccupés par les volontés du gouvernement d'ouvrir nos données de santé à des entreprises privées à travers le Health Data Hub.
Enfin, nous sommes en colère, car en abimant toujours plus notre système de santé pour le remplacer par ses technosolutions, le gouvernement nous dépossède un peu plus de notre autonomie, et de notre droit à accéder à des soins selon nos termes, dans des circonstances qui nous soient adaptées et individualisées. Ce faisant, les choix du gouvernement ne peuvent que renforcer la précarisation en santé, d'abord des personnes discriminées, mais inéluctablement, de nous tous.
La Quadrature du Net appelle donc à la suppression de l'article 31 du projet de loi de financement de la sécurité sociale et au respect du droit de chacun de maîtriser les données de santé qui le concernent.
source : La Quadrature du Net