Journal dde.crisis de Philippe Grasset
24 novembre 2025 - Le texte présenté ici a la vertu d'être extrêmement clair bien qu'il concerne un problème philosophique et métahistorique de la plus haute importance et de la plus grande complexité : le rôle central de la raison et de la place qu'on lui a attribuée dans la vie intellectuelle, - dans le développement de l'épisode terminal de notre civilisation qu'est la modernité... L'appréciation générale correspond absolument à notre vision, ou bien à ma vision dont je vais donner deux exemples. On peut bien entendu remonter à ce que je considère comme le texte fondateur du domaine dans la démarche de ce site, dans le 'Glossaire-dde', sur « La crise de la raison-subvertie »
On présente ainsi, au début du texte référencée, cette "crise de la raison humaine", ou "raison-subvertie" :
« La crise de la raison humaine qui s'impose aujourd'hui reflète une autre crise qui est celle de notre civilisation, en la rendant plus fondamentale encore qu'elle ne paraît. Nous avons proposé l'expression de "deuxième civilisation occidentale" pour caractériser cette période qui vient depuis la fin du XVIIIème siècle; il s'avère que cette période ainsi décrite pourrait l'être encore mieux comme une "contre-civilisation" qui s'est instaurée à partir de cette fin du XVIIIème siècle pour entreprendre le Grand Œuvre final de la déstructuration, c'est-à-dire la transformation maléfique et destructrice de ce qui était alors la civilisation occidentale. Cette "contre-civilisation", dans sa puissante envolée caractérisée par sa formation en un système général bientôt défini par un système du technologisme et un système de la communication, se révèle aujourd'hui, de plus en plus puissamment, au-delà même de cette crise destructrice qu'elle incarne... C'est à ce point que nous proposons l'hypothèse que cette crise de civilisation, ou "contre-civilisation", s'exprime en réalité dans la crise de la raison humaine. »
Depuis, comme d'ailleurs auparavant dans les divers fragments qui conduisirent à ce texte référencé, nous n'avons pas et je n'ai pas cessé de mettre en cause la raison et l'usage que nous en faisons, à la place que nous lui avons assignée. Il y a une lutte constante absolument nécessaire, contre ce que l'esprit sain a détecté comme l'ennemi intérieur, le "monstre en soi-même", et cette lutte implique soi-même contre soi-même parce que nous nous trouvons dans un système, - le " Système", - qui englobe tout et nous oblige à des manœuvres tactiques constantes d'acceptation temporaire de certaines de ses règles, avant de les dénoncer en pleine connaissance de cause.
Voici ce que j'écrivais alors que nous avions pénétré de plein fouet dans l'année du Covid, et qu'il était constamment fait appel à notre raison de citoyen et de personne civilisée, de "personne de raison" :
« Alors, bien entendu et aussitôt, j'ajouterais que je ne tiens en rien du tout la raison comme un instrument assurant la mesure et la sagesse, encore moins l'harmonie, l'équilibre et l'ordre. "Que j'aime à voir cette superbe raison humiliée et suppliante", écrit Pascal, voilà plutôt ce qui me va diablement. Dans sa 'Nuit de Gethsemani : Essai sur la philosophie de Pascal' où il fait un parallèle saisissant entre Pascal et Nietzsche, qui eurent toute au long de leur vie, la maladie et la souffrance pour les hisser au-dessus de la raison laquelle, ["par ses vérités propres, fait de notre monde le royaume enchanté du mensonge"], Leon Chestov observait ceci qui implique d'autres personnages :"Platon disait à Diogène qu'il n'avait pas l''organe' nécessaire pour voir les 'idées', et Plotin savait que la vérité n'est pas 'un jugement obligatoire pour tous' : Pour voir la vérité, enseignait-il, il faut 'survoler' toutes les choses obligatoires, il faut s'élever 'au-delà' de la raison et de la conscience"... On comprend bien que je me range derrière cette noble cohorte lorsque je parle, par exemple, - car je change de désignations pour personnaliser ces choses que je ne connais pas mais en l'influence et à l'inspiration desquelles je crois, - de ces "fameuses forces suprahumaines". »
A la fin du même texte, qui avait été suscité par un texte d'Israël Shamir, je citais un extrait de sa plume concernant également le Covid et les diverses hypothèses qui étaient développées par ses adversaires. Cette fois-ci, la raison était à nouveau ma cible bien qu'elle fût cette fois utilisée par les adversaires de l'ordre général de vaccination (« Il nous faut trouver une conspiration pour expliquer tout cela... »). C'est de toutes les façons une manifestation de plus de la généralisation de notre décadence : le "complotisme" est basé sur le besoin de la raison de tenir en mains toutes les explications possibles, et même impossibles, de tous les événements et autres phénomènes du genre. (On trouve du complotisme dans les deux camps, il suffit de savoir choisir le moment pour décamper du sien pour montrer des qualités de tacticien dont il est question plus haut.)
« Dans le dernière phrase, qui est une adaptation de "One wants to find a conspiracy to explain it away", je croirais presque distinguer de l'ironie... C'est cela, il faut une bonne dose d'ironie pour observer ces efforts désespérés de la déesse-Raison pour fournir clef-en-main des explications extraordinairement abracadabrantesques pour éclairer d'une lumière fantomatique cette étonnante succession et cet enchaînement irrésistible, et à quelle vitesse, des événements vers l'effondrement... Ah, les charmes du précipice, la fascination des abysses.» Je crois que nous tenons la preuve suprême, d'"au-dessus" de la raison bien entendu, de la GrandeCrise à son terme : quand tout est complotisme, c'est que nous sommes au terme.
» Quant à moi, mes amis, je me garderai bien de vous confier à quel complot je me suis inscrit... Il y a tant de choix. »
Venons-en au fait
Dire qu'il a fallu endurer tout cela pour en venir à la présentation du texte de Daniele D'Innocenzio dont j'ai loué la clarté et la simplicité dans un domaine célèbre pour son amour de la complication et de la complexité. Son attaque contre Descartes, - « Cogito, ergo sum », - c'est-à-dire contre la raison triomphante et maîtresse du monde suffit, par la clarté de son évidence telle qu'elle se développe, à prononcer une condamnation terrible du monstre enfantée par cette idée et de la période pseudo-civilisationnelle qu'il a enfanté.
Bien au contraire, D'Innocenzio nous offre la clef de l'énigme qui est en vérité un retour à la vision de la tradition immémoriale. D'une puissance fermée et implacable dans son affirmation de se suffire à elle-même, la raison se transmue en une partie d'un tout, ouverte et "accueillante", s'offrant comme instrument prêt à offrir son aide à toutes les entreprises ;
« La raison, alors, n'est plus une tour d'ivoire: c'est un jardin à cultiver, où l'intuition et la mesure, la poésie et les mathématiques, le sang et l'idée s'irriguent mutuellement.» Douter ne suffit plus, mais il faut accueillir. Accueillir la vulnérabilité de sa propre respiration. Seul un sujet qui se reconnaît dépendant peut concevoir une moralité qui ne soit pas aussi domination. C'est la fin de l'homme cartésien - et peut-être le début de l'émergence de l'humain. »
Certes, cela est réduire l'opération à une esquisse minimaliste, bien que l'auteur ne manque pas d'illustrer son propos par des références de haute culture, mais nous devons prendre cette démarche comme une application excellente du concept d' inconnaissance. La foule grouillante des démonstrations, des théories, des longues thèses, est écartée au profit d'un trait droit et puissant. On s'appuie, comme le fait l'auteur et définissant sa base d'appui, sur 'L'erreur de Descartes' d'Antonio Damasio ; une simple "erreur" d'un si grand esprit que fut René Descartes, et tout le reste, qui est bouleversement catastrophique, s'enchaîne logiquement. Il est alors inutile de s'attacher aux multiples guetteurs qui débattent pour ou contre l'origine du "bouleversement catastrophique", du moment que l'on tient cette origine. Car enfin, puisque l'on sait que Descartes est un très grand esprit, 'L'erreur de Descartes' ne peut être que très grande dans ses effets.
Le texte de Daniele D'Innocenzio est à l'origine sur ' ariannaeditrice.it' ; fans son interprétation française, il est sur ' euro-synergies.hautetfort.com'
PhG - Semper Phi