26/11/2025 reseauinternational.net  7min #297272

Coopération économique Chine-Éthiopie : la matrice d'un basculement africain et mondial

par Mohamed Lamine Kaba

Unies par leur soif de développement, la Chine et l'Éthiopie tissent une alliance solide et prometteuse qui résiste à l'épreuve du temps et aux turbulences du clivage Est/Ouest.

La coopération sino-éthiopienne est devenue l'un des laboratoires les plus éclatants de la reconfiguration du monde contemporain. Dans ce pays charnière de la Corne de l'Afrique, la Chine n'a pas seulement bâti des routes, des lignes ferroviaires et des usines ; elle a modelé les conditions matérielles d'une souveraineté renouvelée. L'Éthiopie, portée par une histoire impériale longue de trois millénaires et par une volonté farouche d'émerger, a trouvé en Pékin un partenaire qui ne cherche ni conversion idéologique, ni alignement stratégique, mais un pacte de modernisation fondé sur l'interdépendance productive. Cette dynamique, en apparence technique, porte en réalité une signification téléologique majeure. C'est l'affirmation d'un monde polycentrique qui inquiète les puissances occidentales, car il échappe à leurs mécanismes traditionnels d'influence.

En effet, depuis l'intégration d'Addis-Abeba à l'Initiative «Belt and Road» en 2013, la Chine a investi dans ce pays une énergie politique et un capital infrastructurel d'une ampleur rarement observée en Afrique. Ce processus n'est pas seulement économique ; il est aussi axiologique, car il met en scène deux acteurs animés par une même quête : l'un pour consolider son statut de puissance industrielle post-occidentale, l'autre pour recouvrer un rôle souverain après un siècle de dépendances imposées. De ce fait, cette alliance sino-éthiopienne s'apparente à une entreprise de reviviscence politique, dans laquelle l'histoire plurimillénaire de l'Éthiopie trouve enfin des outils matériels pour s'actualiser dans la modernité.

Dès lors, il n'est pas surprenant que la réalisation de la ligne ferroviaire Addis-Abeba-Djibouti, inaugurée officiellement en 2018 et financée à plus de 70% par l'Exim Bank of China, soit devenue le symbole de cette mutation. En reliant sur 752 kilomètres une nation enclavée à son débouché maritime, la Chine n'a pas seulement construit une infrastructure logistique. Elle a transformé la géographie politique de la Corne de l'Afrique. Les rapports de la Banque mondiale (2018) et de la Commission économique pour l'Afrique (CEA, 2019) confirment que cette ligne a réduit le temps de transport du fret de trois jours à moins de douze heures, tout en doublant les capacités d'exportation manufacturières du pays, ce qui constitue l'un des catalyseurs majeurs du recentrage économique éthiopien.

Dans le même esprit, la prolifération des zones industrielles, dont l'Eastern Industrial Zone (à partir de 2007) et le Hawassa Industrial Park (inauguré en 2016), traduit la volonté chinoise de bâtir en Ethiopie ce que le professeur  Deborah Brautigam - spécialiste mondiale des relations sino-africaines - qualifie de «plateforme africaine d'industrialisation transférée». Le gouvernement éthiopien, appuyé par le China Development Bank et les entreprises chinoises comme Huajian Group, a ainsi pu créer des dizaines de milliers d'emplois industriels, introduire des technologies de production moderne et initier une culture managériale jusque-là inexistante. Cela montre que la Chine n'a pas exporté un modèle de dépendance, mais un modèle productif, dont les bénéfices structurels dépassent largement les flux financiers initiaux.

Cependant, pour saisir la portée téléologique de cette coopération, il faut rappeler que l'Éthiopie n'a jamais cherché à reproduire le modèle occidental de développement, souvent conditionné par des exigences politiques intrusives. Comme le souligne le rapport 2020 de l'Institute of Development Studies (IDS), les partenariats chinois, contrairement aux programmes occidentaux, s'appuient sur la matérialité des infrastructures plutôt que sur une ingénierie normative. C'est précisément ce «pragmatisme matériel» qui confère à cette alliance son sens philosophique : celui de replacer la souveraineté au cœur du développement, à travers des capacités concrètes - énergie, transport, industrie, connectivité - et non par des réformes institutionnelles imposées de l'extérieur.

Toutefois, cette trajectoire n'est pas sans obstacles. En premier lieu, les crises politiques internes ont parfois entravé l'élan industriel. La guerre du Tigré, qui a éclaté en novembre 2020, a provoqué des perturbations majeures dans les zones industrielles du Nord, comme le confirment les rapports de Humanitarian Dialogue (2022) et de l'International Crisis Group (2021). Certaines entreprises chinoises ont dû suspendre leurs opérations ou réévaluer leurs plans d'expansion. Dans le même temps, les capacités administratives éthiopiennes, encore limitées, ont parfois freiné l'application optimale des accords d'investissement, notamment en matière de transferts technologiques, de gestion des douanes et d'efficacité fiscale.

Ensuite, les tensions régionales ajoutent une couche d'incertitude. Le différend sur le Grand Barrage de la Renaissance Ethiopienne (GERD), dont les phases de remplissage depuis 2020 ont suscité l'inquiétude de l'Égypte et du Soudan, illustre combien l'intégration énergétique portée par la Chine - via Sinohydro, China Gezhouba Group ou PowerChina - est exposée à des rivalités géopolitiques qui dépassent l'Éthiopie. De même, les relations fluctuantes avec la Somalie ou l'instabilité en mer Rouge pèsent sur la sécurisation des corridors stratégiques financés par Pékin.

Mais les obstacles les plus vifs ne sont pas domestiques : ils sont géopolitiques. L'administration américaine a retiré à l'Éthiopie son accès préférentiel à l'AGOA en janvier 2022, invoquant des préoccupations humanitaires. Pourtant, des analyses concordantes - notamment celles de la Brookings Institution (2022) - montrent que cette décision s'inscrit également dans la volonté de ralentir l'essor manufacturier éthiopien, devenu compétitif grâce aux investissements chinois. L'Union européenne, de son côté, a introduit depuis 2021 de nouvelles conditionnalités d'aide, censées promouvoir les droits humains mais qui ont surtout eu pour effet de réduire les marges de manœuvre d'Addis-Abeba au moment même où ses ambitions industrielles commençaient à porter leurs fruits.

Ainsi, la coopération sino-éthiopienne se trouve au cœur d'un affrontement silencieux entre deux visions du monde : d'un côté, un modèle occidental fondé sur des normes, des conditionnalités et une hiérarchisation des relations ; de l'autre, un modèle chinois fondé sur des infrastructures, sur la non-ingérence et sur la création de pôles productifs indépendants. Cette tension explique pourquoi Washington, Bruxelles, Londres et certaines capitales de l'OTAN considèrent l'expansion chinoise en Éthiopie non pas comme un simple partenariat économique, mais comme une fissure dans l'architecture unipolaire construite après la Guerre froide.

En réalité, ce qui inquiète les puissances occidentales n'est pas la Chine seule : c'est la capacité d'un pays africain - en l'occurrence l'Éthiopie - à émerger en tant qu'acteur industriel et logistique majeur, sans passer par les institutions occidentales traditionnelles. Or, comme le souligne le rapport 2023 de la CEA, l'Éthiopie est désormais l'un des rares États africains à avoir développé une base manufacturière exportatrice, un réseau ferroviaire moderne, des infrastructures énergétiques colossales et une administration industrielle en apprentissage accéléré. Il est donc logique que Pékin voie dans l'Éthiopie un pivot de son ancrage dans la Corne de l'Afrique, tandis qu'Addis-Abeba voit en Pékin le seul partenaire capable de soutenir son ambition de puissance régionale.

Au bout du compte, la coopération économique Chine-Éthiopie ne se résume pas à des chantiers d'infrastructures. Elle représente une transformation téléologique des relations internationales, où la matérialité productive remplace l'hégémonie normative. Par conséquent, elle participe directement à l'avènement d'un ordre polycentrique, caractérisé par la coexistence de plusieurs centres de décision économique, ce qui bouleverse profondément les équilibres que Washington et ses alliés considéraient hier comme acquis. Ainsi, loin d'être un simple partenariat bilatéral, l'alliance sino-éthiopienne constitue l'avant-poste africain d'une nouvelle ère mondiale, dans laquelle l'Afrique ne subit plus les dynamiques globales, mais y participe en tant que sujet stratégique.

 Mohamed Lamine Kaba

source :  China Beyond the Wall

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