26/11/2025 ssofidelis.substack.com  18min #297308

Dialogue à Hiroshima

Miyajima

Par  Emmanuel Todd, le 15 novembre 2025

Le 18 octobre dernier j'ai été invité par monsieur Mitsuo Ochi, président de l'université, à donner une conférence à Hiroshima. J'avais dû annuler il y a juste un an une première invitation pour raison de santé mais il était important pour moi, compte tenu de l'ambiance guerrière qui nous envahit, de retourner à Hiroshima.

Suivent :

  • la présentation de la conférence par l'université,
  • le texte de ma conférence
  • enfin le résumé par l'université de la discussion que nous avons eue, monsieur Mitsuo Ochi et moi, après la conférence.

Monsieur Ochi est né en 1952. Je suis moi-même né en 1951. Il a été diplômé de la faculté de médecine de l'Université d'Hiroshima en 1977, professeur à l'Université de médecine de Shimane en 1995. Après avoir été directeur de l'hôpital universitaire d'Hiroshima, il est devenu président de l'Université de Hiroshima en 2015. Il est chirurgien orthopédiste spécialisé dans l'articulation du genou et la médecine du sport. Membre du Conseil scientifique du Japon (2017-2022), Membre associé du Conseil scientifique du Japon (2011-2017 et depuis 2022).

"Le Japon d'aujourd'hui face à la crise morale de l'Occident"- Les choix du monde et du Japon, et une réflexion sur la paix -
Le 18 octobre 2025, sur le campus Kasumi de l'Université de Hiroshima, nous avons eu l'honneur d'accueillir l'historien, démographe et anthropologue de la famille français, M. Emmanuel Todd, pour une conférence intitulée « Le Japon d'aujourd'hui face à la crise morale de l'Occident ». M. Todd a analysé avec perspicacité, depuis sa perspective unique, la crise éthique et sociale à laquelle la société occidentale contemporaine est confrontée, et a offert des propositions riches en suggestions sur le rôle que le Japon pourrait jouer dans ce contexte. Après la conférence, il s'est entretenu avec le président de l'Université de Hiroshima, M. Ochi, approfondissant la discussion sous divers angles sur les thèmes de la pensée, de la culture et de la paix.

Ma conférence

Je suis très heureux et très reconnaissant à monsieur Ochi, président de l'Université d'Hiroshima, de m'avoir invité. Je suis particulièrement ému de revenir à Hiroshima. C'est ma deuxième visite. J'étais venu une première fois il y a 33 ans, lors de mon premier voyage au Japon. Invité par la fondation du Japon, j'avais demandé que ce premier voyage inclue un pèlerinage à Hiroshima. Je suis venu dans votre pays plus de vingt fois depuis.

Je suis retourné hier au Musée pour la Paix afin d'y réfléchir à la bombe atomique. Ce musée, que j'avais déjà visité il y a 33 ans, a changé. Mais ce qui m'a le plus surpris, c'est à quel point j'ai été plus impressionné cette fois-ci. Je suis clairement plus préoccupé maintenant par la question de l'arme nucléaire.

Je crois que je sais pourquoi. 1992 était un moment d'optimisme. Le communisme venait de s'effondrer. La guerre froide se terminait. Et même si l'attaque nucléaire sur Hiroshima et Nagasaki apparaissait comme quelque chose de terrible, elle semblait vraiment appartenir au passé. C'était terminé. Une erreur de l'humanité, une erreur des États-Unis. Mais quelque chose qui était dans le passé.

Les valeurs dominantes de l'époque, vers 1992, étaient celle d'un Occident libéral et prospère. C'était d'abord, avant même la consommation, la production, la production industrielle. C'était la liberté, l'égalité : l'égalité entre hommes et femmes, aux États-Unis l'égalité entre Blancs et Noirs. Et par-dessus tout, un espoir de paix après la guerre froide.

Mais maintenant, que voyons nous en Occident ? Je ne parle pas ici de valeurs, mais de la réalité. Nous voyons tout à fait autre chose. Nous voyons la désindustrialisation, la baisse du niveau de vie, le déclin des libertés.

Aux États-Unis, le déclin des libertés, ça va être la cancel culture du côté démocrate et ça va être ensuite les attaques anti-libérales de Trump dans toutes sortes de directions.

Historiquement, la France est un pays de liberté. Mais moi-même, en France, je suis pour ce qui concerne ma liberté dans une situation très particulière. Mon éditeur (les éditions Gallimard) est certes le plus prestigieux de France. Mais je ne peux plus m'exprimer, comme c'était le cas autrefois, sur les chaînes publiques de l'audiovisuel comme France-Inter, France-Culture ou France 2. C'est comme si, au Japon, j'étais interdit d'expression sur NHK. Ma réputation au Japon m'a d'ailleurs protégé contre ces interdictions françaises. Je suis infiniment reconnaissant au Japon de m'avoir protégé contre le nouvel autoritarisme d'État français.

Au présent, ce que l'on observe aussi, en Occident, ce n'est plus l'égalité, mais la montée des inégalités : aux États-Unis, en Europe. Aux États-Unis on ne marche plus vers l'égalité des Noirs et des Blancs mais on assiste à un retour des obsessions raciales.

A l'échelle la plus globale, on voit aussi un incroyable retour de l'arrogance occidentale vis-à-vis du reste du monde.

Par-dessus tout, et c'est la raison ultime de ma présence à Hiroshima, nous devons admettre le retour de la guerre. D'abord la guerre dans la réalité, en Ukraine ou au Moyen-Orient, mais au-delà de cette réalité, nous observons l'émergence d'une obsession de la guerre dans les mentalités.

Je vais rapidement parler de la défaite militaire occidentale en Ukraine parce que c'est l'analyse de cette guerre qui m'a conduit à travailler, en profondeur, sur l'ensemble de la crise occidentale. La guerre est un choc de réalité et c'est à partir de la guerre d'Ukraine que j'ai commencé à réfléchir sur le problème nouveau de la moralité occidentale.

Ce qui est d'abord incroyable, c'est la façon dont les États-Unis et l'Europe avaient surestimé leur puissance face à la Russie. Il est vrai que le produit intérieur brut de la Russie ne représentait, à la veille du conflit, que 3% du produit intérieur brut de l'Occident (en incluant, le Japon, la Corée et Taïwan). Et malgré cela, la Russie, avec 3% du produit intérieur brut de l'Occident, a réussi à produire plus d'armes que tout l'Occident. La guerre a dévoilé notre faiblesse industrielle et révélé que ce produit intérieur brut qu'on mesure par habitude ne représente plus une capacité réelle à construire des choses.

Cette insuffisance industrielle m'a renvoyé à la faible capacité des États-Unis à former des ingénieurs. La Russie, avec une population deux fois et demie plus petite que celle des Etats-Unis, forme plus d'ingénieurs. C'est la clef de la victoire russe.

Pour la formation des ingénieurs, la France et le Royaume-Uni ressemblent aux États-Unis. Mais le Japon et l'Allemagne ressemblent plutôt à la Russie, parce que ces deux pays gardent une forte capacité à former des ingénieurs. L'analyse de la guerre m'a donc amené à m'intéresser à la crise de l'éducation aux États-Unis, à la chute du potentiel éducatif, à la fois en termes de nombre d'étudiants par génération et de niveau intellectuel de ces étudiants.

Ensuite, pour comprendre la chute éducative, je suis arrivé au facteur ultime, celui dont tout découle, la mutation religieuse des États-Unis. Ce qui avait fait la force des États-Unis, de l'Angleterre, du cœur de l'Occident en fait, c'était la puissance éducative de la religion protestante. La disparition du protestantisme explique l'effondrement éducatif américain.

Ma réflexion sur la guerre, sur ce que tout le monde peut voir en regardant les informations télévisées (notre spectacle quotidien), m'a donc conduit à un intérêt nouveau pour la religion en tant que facteur historique. Observer au présent les conséquences de la disparition de la religion a même ouvert pour moi un domaine de recherche complètement nouveau. Lorsque je décris l'histoire de la disparition de la religion, je distingue désormais trois stades : religion active, religion zombie, religion zéro.

La religion active, c'est quand les gens croient en leur dieu et lui rendent un culte. Je parle ici de religion en un sens occidental, monothéiste. Je pense au christianisme, je pense au judaïsme.

Ensuite, le deuxième stade, c'est le stade zombie, quand la croyance en dieu a disparu, quand le culte a disparu, mais dans un monde social où les habitudes morales associées à la religion sont toujours vivantes. Les individus restent encadrés par un système de valeurs, ils restent capables d'action collective. La religion est remplacée par des idéologies de substitution, comme le sentiment national, les sentiments de classes, et toutes sortes de groupes idéologiques qui remplacent l'appartenance religieuse de départ.

Et puis il y a le troisième stade, dans laquelle nous sommes, le stade de la religion zéro, dans lequel les valeurs héritées de la religion ont disparu. On entre dans un monde où l'individu est vraiment privé de valeurs fondamentales ; il est désormais seul, privé de la capacité d'action collective. C'est un individu affaibli parce que les valeurs inculquées par la religion, puis reprises par l'idéologie, étaient une force pour sa personnalité.

Cet état zéro des croyances religieuses n'est pas vécu par l'individu comme une vraie liberté. L'être humain se retrouve confronté au problème très banal du sens de la vie. Que fait-il sur terre ? Quel est le but de son existence ? Dans ce genre de contexte, on voit apparaître ce que j'appelle le nihilisme.

L'angoisse du vide se transforme en glorification, en déification du vide. Une passion de la destruction des choses, de la destruction des hommes, de la destruction de la réalité, émerge peu à peu. L'état psychique actuel de l'Occident c'est en partie ça : le nihilisme, qui mène à une passion de la guerre dans les mentalités, et à une préférence pour la guerre en géopolitique. Nous saisissons l'arrière-plan moral de la nouvelle préférence occidentale pour la guerre.

Je vais évoquer quelques-unes des guerres dont l'Occident est responsable, mais sans que les Occidentaux, nihilistes sans le savoir, soient capables de comprendre leur responsabilité. C'est ça qui est impressionnant aujourd'hui : les Occidentaux provoquent des guerres, nourrissent des guerres en se racontant à eux-mêmes qu'ils sont du côté de la justice.

Commençons par la guerre d'Ukraine. La guerre d'Ukraine est vécue en Occident comme une invasion russe de l'Ukraine et j'admets bien sûr que c'est l'armée russe qui est entrée en Ukraine. Mais la réalité historique, c'est que c'est l'expansion de l'OTAN vers la Russie, à travers l'Ukraine, et la guerre menée par les Ukrainiens eux-mêmes, poussés par les Occidentaux, contre les Russes du Donbass, qui sont les vraies causes du conflit. Il est tout à fait exact que, pour les Russes cette guerre est défensive. Il est pour moi évident que les Américains, les Européens, sont les agresseurs, arrivés à moins de mille kilomètres de Moscou. Voilà pour la situation objective. Ce qui est fascinant c'est que ces agresseurs pensent qu'ils sont agressés et qu'eux-mêmes sont obligés de se défendre. Il y a un élément de folie dans notre situation en Europe.

Et puis il y a l'exemple encore plus évident du génocide de Gaza. Le début de génocide a été perpétré par l'État d'Israël, c'est une autre évidence historique mais, selon moi, l'État d'Israël est téléguidé par les États-Unis. Sans les armes américaines, et tant d'autres formes de soutien, l'armée israélienne n'aurait pu faire ce qu'elle a fait, tout comme l'armée ukrainienne, sans les armes américaines, n'aurait pu mener sa guerre d'agression dans le Donbass.

Et encore une fois, ce qui est frappant, au-delà de la violence et de la guerre, c'est la bonne conscience des Américains et des Israéliens, après que 60 000, 70 000, 80 000 Palestiniens ont été tués.

Nous arrivons ces jours-ci à un problème de compréhension historique très intéressant. Les États-Unis depuis bien longtemps, et Trump, plus récemment, ont encouragé, peut-être même décidé, l'action israélienne. Trump, lors de sa première présidence, avait établi l'ambassade des États-Unis à Jérusalem. Quand on lit les textes des gens qui sont avec Trump, on y trouve une véritable adoration de l'État d'Israël. Trump, le premier, a imaginé qu'on puisse transformer Gaza en une station balnéaire vidée de ses habitants. Trump est à l'origine de la tentative de génocide. Mais voici le problème.

Très récemment, Trump a décidé que c'était terminé. Il a donné l'ordre à Israël d'arrêter. Il a dit à Netanyahu de s'excuser auprès du Qatar qui avait été bombardé. Il a imposé, sans difficulté, une trêve, ce dont on peut tirer deux conséquences. D'abord la preuve que ce sont bien les États-Unis qui conduisent la guerre au Moyen-Orient puisqu'ils contrôlent le frein autant que l'accélérateur. Première chose.

Deuxième chose, extraordinaire. Un président américain, un jour promoteur d'un génocide, exige le lendemain le prix Nobel de la paix parce qu'il a changé d'avis et établit une trêve. Ce revirement est l'illustration, mieux, la preuve d'une absence totale de sens moral. La moralité zéro issue de la religion zéro permet en effet de vouloir un jour un génocide et le lendemain le prix Nobel de la paix.

Jusqu'ici, j'ai surtout parlé du risque américain. Mais je crois qu'il est important que les Japonais soient conscients de l'apparition d'un nouveau risque, européen, dans la progression du nihilisme.

Au moment de la guerre d'Irak, quand je venais au Japon, je disais : "Les Américains sont dangereux, mais les Européens sont des gens raisonnables, et les Japonais devraient se rapprocher des Européens, puisque les Japonais eux-mêmes sont raisonnables".

Or, ce qu'on a vu apparaître récemment en Europe, c'est une russophobie spécifiquement européenne, un bellicisme spécifiquement européen, centré sur l'Europe du Nord, sur l'Europe protestante.

L'Europe protestante, c'est le Royaume-Uni, c'est la majorité de l'Allemagne, c'est la Scandinavie, c'est deux des pays baltes sur trois. J'ai été en contact ou même visité plusieurs pays à la suite des traductions de mon dernier livre, et j'ai pu constater que l'Espagne, l'Italie, les pays catholiques en général, ne sont ni russophobes, ni bellicistes.

Je voudrais, pour terminer cette conférence, tenter d'expliquer pourquoi le protestantisme est plus dangereux dans son état zéro, que le catholicisme. Le protestantisme est plus capable de laisser derrière lui une société nihiliste. J'essaierai ensuite de situer le Japon, trop rapidement sans doute, par rapport à cette différence entre protestantisme et catholicisme.

Le protestantisme, et on pourrait dire la même chose du judaïsme, était une religion très exigeante. Il y avait Dieu, il y avait le fidèle, et le monde était secondaire. La beauté du monde en particulier était rejetée avec, entre autres, un refus des images, un refus des arts visuels. Quand de telles religions, obsédées de transcendance, disparaissent, il ne reste rien. Le monde n'est en lui-même pas intéressant, vide. Ce vide intense ouvre une possibilité particulière de nihilisme.

Le catholicisme est une religion moins exigeante, plus humaine, qui peut accepter l'idée que le monde est, en lui-même, beau. Les images n'ont pas été rejetées dans le monde catholique, et le monde catholique est rempli de merveilles artistiques. Dans un pays catholique, si vous perdez Dieu, il vous reste le sentiment de cette beauté du monde. Si vous êtes français, il vous reste le sentiment que vous vivez - une illusion sans doute - dans le plus beau pays du monde. Si vous êtes italien, vous vivez effectivement dans le pays du monde où il y a le plus de belles choses, puisque l'Italie est en elle-même devenue un objet d'art. Dans de tels contextes, la peur du vide métaphysique est moins intense, et donc le risque de nihilisme moins grand. Selon moi le pays d'Europe le moins menacé par le nihilisme, c'est l'Italie, parce qu'en Italie tout est beau.

J'en viens maintenant au Japon, pour conclure, et je vous prie de m'excuser si je dis des bêtises sur le Japon. Les Japonais se définissent souvent comme un peuple sans religion et ne semblent pas très angoissés par cette absence de religion. En fait, ça n'a pas toujours été vrai : le Japon a été un pays très religieux. Le bouddhisme japonais a eu des phases assez violentes, je pense en particulier à la montée de la secte du Jōdo Shinshū, la vraie secte de la Terre Pure, qui a conduit à des insurrections paysannes, et dont la simplicité de doctrine rappelait par certains traits le protestantisme. Mais le Japon a toujours gardé une grande diversité religieuse, une vraie complexité, avec plusieurs sectes bouddhistes, avec un fond shinto lui-même très varié et proche de la nature. En résumant très fortement, je dirais que jamais la religion n'a fait disparaître au Japon le sentiment de la beauté du monde.

Je crois que l'atteinte d'un état zéro de la religion au Japon a dû produire un état d'esprit plus proche de celui des pays catholiques que de celui des pays protestants. Ce qui est une autre façon de dire que le Japon ne me semble pas terriblement menacé par le nihilisme.

C'est pour solidifier en moi cette intuition qu'avant d'aller visiter le musée de la paix à Hiroshima, nous sommes allés avec ma fille Louise à Miyajima, où le sentiment de la beauté du monde est impressionnant.

Je vous remercie.

Notre discussion avec M.Ochi

M. Ochi : Monsieur Todd, quel genre d'enfant étiez-vous ?

M. Todd : J'étais très gentil et très colérique. Maintenant que je suis âgé, je suis toujours gentil mais je ne suis plus colérique.

M.Ochi : Je crois que monsieur Todd est toujours capable d'être en colère contre certaines choses.

Monsieur Todd, j'ai le sentiment qu'à la racine de vos recherches se trouve un esprit de "résistance à l'idéologie". Comment avez-vous cultivé cette pensée depuis votre enfance ? Et quelle est la chose la plus importante que vous ayez apprise dans cet environnement, ayant pour grand-père le philosophe Paul Nizan et pour parent éloigné Claude Lévi-Strauss ?

M. Todd : Je pense que, fondamentalement, je n'ai pas changé et que je conserve ma colère contre l'injustice. Ma famille est ancrée dans une pensée de gauche. La chose la plus importante que j'ai apprise dans cet environnement est "d'être libre face à la pensée dominante". Ce n'est pas une question de courage personnel, mais plutôt une sorte d'immunité intellectuelle que ma famille m'a transmise.

M. Ochi : J'ai l'impression que les biais idéologiques que vous contestez sont liés à la critique contemporaine de l'"élitisme".

M. Todd : Oui. Il est certain que la proportion de personnes très diplômées a augmenté, creusant un fossé avec la société réelle. Je pense que pour qu'une société fonctionne sainement, les gens qui travaillent de leurs mains, qui fabriquent des choses - ceux qui exercent ce que l'on pourrait appeler un "métier" - doivent être respectés au sein de la communauté.

La théorie de la "famille" qui résonne au Japon - Ce qui se cache derrière la résonance culturelle

M. Ochi : Votre typologie des systèmes familiaux a eu un grand écho au Japon. Pourquoi est-elle si bien accueillie par les lecteurs japonais ?

M. Todd : La raison est claire. C'est parce que le Japon est un pays de "famille souche", qui transmettait le patrimoine à un enfant, généralement l'aîné des garçons. Dans une culture paysanne qui valorise la continuité de la famille, l'unité de base de l'ordre social et des relations humaines est enracinée dans la famille elle-même. C'est pourquoi, au Japon, mes recherches sont comprises sans qu'il soit vraiment besoin de les expliquer. À l'inverse, dans une société française fondée sur la "famille nucléaire", où n'a jamais existé, dans le bassin parisien notamment, que le couple avec ses enfants, la liberté individuelle est certes considérée comme la valeur suprême. Mais je dis que les gens sont pour ainsi dire prisonniers d'une injonction à "être libre". Porter un fardeau au nom de la liberté - tel est le paradoxe de l'Occident. Admettre une détermination anthropologique de la liberté est insupportable

M. Ochi : Cela signifie donc que les pays de culture de famille souche, comme le Japon et l'Allemagne, partagent une structure mentale commune.

M. Todd : Exactement. Les deux pays ont en commun un respect pour la discipline et l'ordre. Cependant, les Japonais ont de l'humour, alors que les Allemands sont peut-être un peu trop sérieux (rires).

Le monde multipolaire qui naîtra après "le déclin de l'Occident"

M. Ochi : Vous avez proposé le concept de "défaite de l'Occident". Quel avenir envisagez-vous pour le monde après la propagation du nihilisme ?

M. Todd : Je ne pense pas que le monde entier sombrera dans le néant. Au contraire, il se diversifiera. Nous entrerons dans une ère où des États-nations de toutes tailles coexisteront, chacun avec ses propres valeurs. L'important est de savoir comment nous pourrons stabiliser un monde qui ne soit pas dominé par une seule puissance.

M. Ochi : C'est aussi la voie vers un "monde multipolaire et pacifique".

M. Todd : Oui. Avec le déclin démographique, les motivations pour faire la guerre s'affaibliront à long terme. Cependant, le véritable danger réside dans ces nations qui sont sur le point de perdre leur puissance. L'instabilité du déclin constitue l'étincelle qui peut embraser le monde.

Au-delà de l'"excès de perfection"

M. Ochi : Vous avez mentionné la "beauté" de la société japonaise. Dans un monde en pleine mutation, avec l'immigration et l'évolution des valeurs, que pensez-vous qu'il adviendra de cette beauté ?

M. Todd : La "beauté" dont je parle n'est pas celle du paysage, mais "la sensibilité qui permet de percevoir le monde comme beau". Le problème du Japon n'est pas le nihilisme, mais un excès de recherche de la perfection. Accepter parfois un peu d'"imperfection" ne mène-t-il pas à la maturité humaine ?

S'interroger sur l'essence de la paix - Depuis Hiroshima

M. Ochi : Pour finir, j'aimerais vous interroger sur le nucléaire et la paix. Vous adoptez une position qui tolère l'armement nucléaire, quelle en est la raison ?

M. Todd : C'est l'idée que "l'équilibre de la terreur est préférable à l'asymétrie". Autrement dit, un état d'équilibre de la terreur entre des pays qui possèdent l'arme nucléaire est préférable à une situation asymétrique où un pays la possède et son adversaire ne la possède pas. Les armes nucléaires sont une réalité qui existe déjà, et la question ne peut être résolue par une simple dichotomie entre le bien et le mal. L'essence de la paix consiste à regarder en face des choix difficiles avec rationalité.

M. Ochi : Il est du devoir de chaque citoyen de réfléchir et d'agir pour protéger le Japon des autres pays. Cependant, en ce qui concerne l'armement nucléaire, ici à Hiroshima, ces mots ont un poids particulier. Je pense que la dissuasion nucléaire, tant sur le plan logique qu'éthique, est difficile à accepter pour les citoyens d'Hiroshima. Le Japon, où la population ne détient pas d'armes à feu, est plus sûr que la société américaine où l'on se protège avec des armes, et je pense que si le monde s'arme nucléairement, le risque nucléaire augmentera également. Cependant, je souhaite que nous dépassions nos divergences de vues pour progresser vers une véritable compréhension par le dialogue. J'ai la conviction renouvelée que l'université est précisément le lieu où ce "dialogue rationnel" peut se concrétiser.

M. Ochi : Une dernière question, si vous, M. Todd, deviez promouvoir un mouvement en faveur de l'abolition du nucléaire militaire, quelle stratégie adopteriez-vous ?

M. Todd : Je ne réfléchis jamais sur les choses impossibles. La vie est trop courte.

En conclusion

M. Ochi À travers ce dialogue, j'ai ressenti une fois de plus que la paix n'est pas un idéal statique, mais le résultat d'une "réflexion dynamique" constamment remise en question. L'Université d'Hiroshima continuera à cultiver le dialogue, en unissant le savoir et la conscience du monde, et à former des personnes capables de créer une paix durable.

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