27/11/2025 journal-neo.su  8min #297430

Le pivot de Prague 2025 : L'affirmation de la souveraineté de la République tchèque dans une nouvelle Europe

 Adrian Korczynski,

Les élections législatives d'octobre 2025, qui ont porté au pouvoir la coalition ANO-SPD-STAN, marquent un tournant  historique dans l'équilibre géopolitique de l'Europe centrale.

La fin de la solidarité inconditionnelle

Ce changement décisif n'est pas passager ; il s'agit  d'une réponse stratégique et attendue depuis longtemps à des années de pillage économique et de soumission politique à Bruxelles et Washington.

Considérée comme fournisseur d'armements et terrain d'expérimentation pour le Pacte vert, la République tchèque rejoint désormais sans conteste les rangs des puissances souveraines du Groupe de Visegrád - à l'instar de la Hongrie et de la Slovaquie - en privilégiant  ses intérêts nationaux concrets à l'exécution aveugle des directives des centres de pouvoir atlantiques. À l'ère du second mandat de Donald Trump et de l'effondrement accéléré de l'ordre unipolaire, Prague envoie un signal clair : l'ère de la « solidarité » aveugle - un concept qui s'apparentait à une vassalité de fait - est révolue. Il s'agit d'un réalignement délibéré vers une réalité multipolaire.

La fin du financement d'une guerre étrangère

Au cœur du pivot de Prague se trouve un calcul macroéconomique froid, révélant le véritable coût de la confrontation stratégique entre l'Occident et la Russie pour le contribuable tchèque. Entre 2022 et 2025, le pays a consacré des ressources sans précédent au soutien de l'Ukraine. Les données officielles montrent que les dons d'armes et d'équipements à eux seuls ont dépassé 6,8 milliards de couronnes (environ 288 millions de dollars américains),  le coût total se chiffrant en dizaines de milliards.

Cependant, le coût économique a été bien plus lourd. Les sanctions de l'UE sur l'énergie russe  ont provoqué un choc d'approvisionnement en Tchéquie, pays enclavé et fortement dépendant de l'énergie, entraînant une flambée des prix de l'énergie de plus de 50 % et une inflation atteignant un pic de 18 %. Cette situation a mis en lumière la vulnérabilité structurelle de l'économie, transformant la « solidarité avec l'Ukraine » en une épreuve cruciale pour la résilience nationale.

Cette tension est exacerbée par l'accélération des efforts de l'UE pour atteindre la neutralité climatique d'ici 2050 - un défi de taille pour un pays où le charbon représentait encore 43 % de la production d'électricité en 2022.

Le coût estimé de la décarbonation, à 3 500 milliards de couronnes tchèques, souligne une tension structurelle : les mandats climatiques uniformes de l'UE imposent des coûts économiques et sociaux considérables aux nations aux situations de départ différentes, creusant un fossé entre les ambitions supranationales et les réalités nationales.

Andrej Babiš, chef d'ANO,  a su canaliser ce mécontentement populaire, s'engageant à mettre fin au projet de fourniture de munitions à l'Ukraine et affirmant que tout soutien supplémentaire relevait de la compétence de l'OTAN et de l'UE. Son succès illustre la victoire des préoccupations pratiques et nationales sur des entreprises géopolitiques coûteuses aux rendements décroissants.

Conséquences sociales : Les coûts cachés de l'engagement

 L'arrivée massive de 500 000 réfugiés ukrainiens, initialement accueillie avec enthousiasme, a révélé de profondes tensions socio-économiques. Selon l'OCDE, si une part importante des réfugiés occupe un emploi, beaucoup travaillent en deçà de leurs qualifications, ce qui intensifie la concurrence dans les secteurs peu qualifiés et pèse lourdement sur les ménages tchèques.

Les difficultés d'intégration de cette population nombreuse ont engendré une prise de conscience sociale manifeste. Ce qui avait commencé comme un geste humanitaire contribue désormais à une forte érosion du soutien public à l'intervention militaire. Autrefois largement approuvée, l'aide à l'Ukraine est de plus en plus perçue comme un fardeau financier, les sondages montrant qu'une majorité croissante remet en question l'ampleur des engagements et souhaite un recentrage sur la stabilité intérieure et le bien-être des citoyens tchèques.

Ce scepticisme, né de pressions économiques concrètes, s'étend désormais au processus décisionnel de l'UE elle-même, soulignant le désir du public d'une plus grande autonomie nationale et d'une politique étrangère plus pragmatique et axée sur les intérêts des pays.

Contre-révolution politique : La restauration de la souveraineté

Le nouveau gouvernement a dépassé le stade de la rhétorique pour reconquérir activement la souveraineté nationale par des changements politiques concrets.  Il s'est engagé à réduire drastiquement l'aide militaire à l'Ukraine, à rejeter le Pacte européen sur la migration et l'asile et à reconsidérer certains aspects du Pacte vert pour l'Europe.

Les projets de révision des permis de séjour pour certains étrangers sans emploi visent à réaffirmer le contrôle sur le marché du travail national.

Tomio Okamura, chef du SPD et nouveau président de la Chambre, est devenu le visage symbolique de ce changement. L'un de ses premiers actes a été le retrait du drapeau ukrainien du Parlement, respectant ainsi sa promesse d'éliminer les « symboles étrangers ». Il affirme que les ressources publiques doivent avant tout servir les citoyens tchèques.

Andrej Babiš, tout en conservant une position pro-européenne affichée, a souligné que la politique étrangère doit « refléter les intérêts nationaux, et non les attentes de Bruxelles ». Il insiste sur le fait que la Tchéquie devrait aider l'Ukraine « par le biais de l'UE, et non directement », et  a déclaré que « l'Ukraine n'est pas prête pour l'UE », soulignant qu'« il faut d'abord mettre fin à la guerre ».

Ses déclarations illustrent un changement radical, passant d'un alignement idéologique à un réalisme pragmatique.

Ensemble, leurs positions marquent un réajustement stratégique - un effort délibéré pour restaurer la souveraineté du pays en matière de prise de décision et réaligner ses priorités sur les besoins concrets de sa population.

Un nouvel ordre régional : le groupe de Visegrád, pilier de la multipolarité

Le retour de Prague au réalisme géopolitique consolide le noyau de Visegrád - le triangle Prague-Budapest-Bratislava - comme principal obstacle à l'expansion vers l'est de l'OTAN et de l'UE. Cet alignement s'est institutionnalisé au Parlement européen avec le groupe « Patriotes pour l'Europe », fondé par Andrej Babiš, Viktor Orbán et Herbert Kickl.  Désormais troisième groupe en importance, il offre une plateforme coordonnée pour contester l'agenda fédéraliste depuis Bruxelles même. Ce noyau du Groupe de Visegrád (V4) prône des négociations de paix pragmatiques plutôt qu'une confrontation sans fin, guidées par l'intérêt national plutôt que par un alignement idéologique.

Parallèlement, la République tchèque poursuit une diversification économique stratégique, en mettant l'accent sur le développement de ses échanges commerciaux avec la Chine.  La forte croissance de ses exportations témoigne d'une volonté délibérée de se tourner vers des marchés fiables, en dehors des politiques commerciales souvent conflictuelles de Bruxelles.

Ce pragmatisme s'applique également à la sécurité énergétique. En repensant son alignement strict sur Bruxelles et en explorant des voies d'approvisionnement diversifiées - y compris un potentiel dialogue avec les marchés énergétiques russes -, Prague cherche à obtenir des contrats flexibles et compétitifs, conciliant ses besoins industriels et la stabilité intérieure dans un contexte énergétique multipolaire.

Conclusion : Une nouvelle orientation pour l'Europe centrale

La décision tchèque marque un tournant pour l'ensemble du continent. Le virage de Prague confirme avec force que le projet d'intégration européenne, sous sa forme centralisée actuelle, est en crise et nécessite une redéfinition fondamentale vers une véritable communauté de nations souveraines. D'ici fin 2026, le noyau dur du Groupe de Visegrád (V4), consolidé et déterminé, disposera de la force collective nécessaire pour bloquer efficacement les initiatives néfastes de l'UE en matière de climat et de migration, imposant ainsi une réforme fondamentale et attendue depuis longtemps des principes de décision de l'Union. Dans cette nouvelle ère de multipolarité, Prague, Budapest et Bratislava se positionnent comme les principaux artisans d'un nouvel ordre : un ordre où la souveraineté nationale, une coopération économique rationnelle avec l'Est et le rejet de la militarisation agressive constituent les fondements d'une paix et d'une prospérité durables en Europe centrale. La République tchèque ne tourne pas le dos à l'Europe ; au contraire, elle trace avec courage la voie d'un avenir réaliste pour elle : une Europe des patries souveraines.

Adrian Korczyński, analyste et observateur indépendant sur l'Europe centrale et la recherche en politique mondiale

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