Par Oleg Nesterenko

Le zugzwang est une situation dans le jeu d'échecs dans laquelle le joueur n'a aucun mouvement favorable possible – toute action qu'il fera entraînera une détérioration imminente de sa position sur le plateau de jeu.
Dans le cadre des actuelles négociations officieuses de l'accord de paix entre l'Ukraine et la Fédération de Russie ou, pour être plus précis, entre le bloc de l'OTAN et Moscou, la question du nombre du contingent de l'armée ukrainienne de la période post-guerre est présentée comme un des points clés du désaccord entre les Russes et les Ukrainiens, avec les « va-t-en-guerre » européens derrière.
Sans présenter l'analyse de l'ensemble des clauses d'un éventuel accord de paix, je m'arrêterai sur la question quantitative de la future armée ukrainienne, dont l'importance, singulièrement sous-estimée, transcende les narrations propagandistes des grands médias occidentaux.
Le récit dominant oppose la volonté de Moscou de minimiser le nombre de militaires dans l'armée ukrainienne à la position du camp ukraino-européen, réticent à toute réduction d'effectifs.
Le plan de paix proposé par l'administration Trump préconise une réduction de l'armée ukrainienne à 600 000 militaires actifs, tandis que les exigences de l'Union Européenne oscillent autour de 800 000 individus.
Cela étant, il est à souligner que la focalisation sur l'aspect sécuritaire de cette question s'avère non seulement fallacieuse, mais aussi déconnectée des impératifs socio-économiques de la réalité que l'Ukraine connaîtra dans un avenir proche. L'équation est considérablement plus complexe.
Les effectifs de l'armée
Aujourd'hui, le nombre exact de soldats et d'officiers servant dans l'armée ukrainienne reste indéterminé. Les estimations, issues de sources officielles et non officielles, suggèrent une fourchette de 800 à 950 mille individus, incluant un nombre significatif de déserteurs, estimé entre 200 et 300 mille selon diverses sources ukrainiennes (le chiffre officiel de plus de 120 000 poursuites judiciaires intentées contre des militaires ayant déserté les rangs de l'armée ukrainienne ne ne reflète guère l'ampleur réelle de l'exode).
En conséquence, l'effectif réel de l'armée ukrainienne se situerait entre 500 et 750 mille personnes, dont environ 200 mille sont directement engagées dans les combats sur la ligne de front.
Quelle est la signification de ces chiffres présentés ?
Le fait que ces effectifs s'inscrivent bien dans la « zone de marchandage » proposée par Washington, suggérant une absence de demande de sacrifices en termes d'effectifs de la future armée ukrainienne, constitue un aspect non éclairé par les médias mainstream occidentaux, mais, néanmoins, secondaire de la problématique.
Il est pertinent de rappeler qu'avant l'entrée de la Russie en guerre, l'ensemble des forces armées ukrainiennes comptait environ 200 mille soldats et officiers. Ce chiffre tenait déjà compte de la guerre menée par Kiev dans la région du Donbass depuis avril 2014.
Parallèlement, les armées les plus importantes des pays de l'Union Européenne en termes d'effectifs actifs, telles que celles de la France et de la Pologne, comptent également près de 200 mille militaires chacune. Cette taille relativement réduite s'explique par le fait qu'en temps de paix, des armées plus importantes pour des pays ayant le poids démographique et économique de la France constitueraient une charge économique excessive. Une augmentation hypothétique des effectifs militaires français de 200 à 300 mille serait fortement préjudiciable à une économie se situant déjà au bord de la récession.
L'Ukraine, confrontée à un effondrement économique et démographique avéré, ne sera pas en mesure de financer une armée de 800 mille hommes, ni même de maintenir un effectif de 200 mille militaires actifs comme avant 2022. À l'issue du conflit, le pays sera plongé dans une récession profonde et durable.
Qu'ils le veuillent ou non, même une fois le conflit actuel achevé, les contribuables européens devront inéluctablement continuer de financer Kiev par le biais de dotations massives, se chiffrant à plusieurs dizaines de milliards d'euros par an et grevant ainsi durablement les finances publiques des pays européens.
Le piège ukrainien : zugzwang
Les narratifs véhiculés par les canaux de propagande du bloc otanien quant au rôle futur et crucial de l'armée ukrainienne dans la défense de l'Union européenne divergent considérablement de la réalité. Contrairement aux affirmations publiques, aucun gouvernement européen, aussi russophobe soit-il, ne consentira à des sacrifices substantiels au profit d'une armée étrangère, dont la fonction se limite à constituer un rempart temporaire face à l'armée russe, un « consommable » stratégique pendant les quelques années nécessaires au renforcement des forces armées nationales.
A l'issue de ce processus, il est certainement prévu que l'armée ukrainienne, déjà chroniquement sous-alimentée même en période de guerre, soit progressivement abandonnée à son propre sort, faute d'une dotation annuelle de plusieurs dizaines de milliards d'euros, indispensable au maintien du niveau de capacité affiché dans les déclarations officielles.
Cela étant, le futur drame réputationnel des capitales européennes réside dans le fait que, sans reléguer l'Ukraine au statut d'État paria et sans fermer hermétiquement sa frontière avec l'UE, l'interruption des perfusions financières susmentionnées s'avérera irréalisable, même en cas d'accession massive au pouvoir, dans les pays de l'Union, de gouvernements souverainistes, voire ouvertement anti-ukrainiens.
Pourquoi ?
Actuellement, la rémunération d'un soldat de rang directement engagé dans les zones de combat excède fréquemment 100 000 hryvnias, soit près de 2 000 euros par mois. Depuis plusieurs années, plus de 200 000 individus, sur un effectif total estimé entre 500 000 et 750 000 militaires d'active au sein de l'armée ukrainienne, se sont non seulement familiarisés avec la confrontation directe à la mort et l'acte de tuer, mais également habitués à percevoir une rétribution qui, pour la majorité d'entre eux, représente un multiple de 5 par rapport à leurs revenus civils antérieurs au conflit. À titre indicatif, le revenu moyen de la population ukrainienne en 2021 s'élevait à 14 018 hryvnias par mois, soit environ 434 euros bruts (ministère des Finances de l'Ukraine, 2021).
Au sortir du conflit armé, des centaines de milliers de combattants retrouveront une vie civile désenchantée, confrontés à une économie en ruine et à la quête ardue d'un emploi précaire, rétribué au mieux quelques centaines d'euros mensuels.
Les sondages déjà réalisés en Ukraine sont sans équivoque et n'ont aucun effet de surprise : tout au moins, plusieurs dizaines de milliers de personnes habituées à tuer, et avec la psyché détruite par la guerre, prendront le chemin de l'Union Européenne afin d'y retrouver le niveau de rémunération auquel elles se sont habituées depuis des années de guerre, et ce par tous les moyens qui seront à leur disposition.
Les capitales européennes seront alors confrontées à un choix très restreint : soit maintenir un financement substantiel et pérenne de l'armée et de l'économie ukrainiennes, soit accueillir sur leur sol des dizaines de milliers d'individus déséquilibrés ayant l'expérience de tuer, en quête d'un niveau de vie confortable, soit, comme mentionné plus haut, mettre l'Ukraine sous le statut d'état paria et fermer sa frontière à la libre circulation avec l'UE.
Au regard des politiques menées ces dernières années par Bruxelles et la majorité des gouvernements européens, et considérant les risques inhérents pour les « élites » à la seconde option, le maintien d'un financement conséquent de Kiev apparaît comme le moindre mal.
Cependant, l'indignation affichée par les décideurs européens face à la proposition de l'administration Trump de ramener les effectifs de l'armée ukrainienne à 600 000 hommes à la fin du conflit relève d'une grossière chimère dont l'objectif véritable serait d'empêcher la signature d'un accord de paix et de faire perdurer la guerre le temps nécessaire pour l'Union Européenne de restructurer ses armées au prix de sacrifices socio-économiques que ses contribuables feront de gré ou de force.
Oleg Nesterenko
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Oleg Nesterenko : Président du CCIE, spécialiste de la Russie, CEI et de l'Afrique subsaharienne ; ancien directeur de l'MBA, ancien professeur auprès des masters des Grandes Ecoles de Commerce de Paris.
La source originale de cet article est Mondialisation.ca
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