
par Mohamed Lamine Kaba
À l'heure où l'Occident se désintègre, l'Afrique, l'Asie et l'Amérique latine réinventent ensemble un front de souveraineté capable de remodeler l'ordre mondial. Nous assistons à l'émergence d'un front tricontinental face à l'effritement du monde occidental.
Le basculement actuel de l'ordre mondial révèle une tension profonde. Alors que l'Occident, fragilisé par ses crises internes et ses contradictions géopolitiques, tente de préserver un leadership en déclin, l'Afrique, l'Asie et l'Amérique latine recomposent discrètement les lignes de force du Sud Global. Portées par des mémoires communes de domination et par des aspirations renouvelées à la souveraineté, ces régions tissent aujourd'hui des convergences stratégiques qui redonnent sens aux solidarités tricontinentales. Dans ce contexte, leurs luttes contre le néocolonialisme et le néo-impérialisme acquièrent une portée décisive pour redéfinir les équilibres du XXIe siècle et ouvrir de nouvelles perspectives pour leur avenir commun.
En effet, l'histoire mondiale s'écrit aujourd'hui dans une tension qui ne trompe plus personne. Tandis que l'Occident vacille sous le poids de ses propres contradictions - crise financière de 2008, perte d'autorité morale après l'Irak en 2003 et la Libye en 2011, retrait chaotique d'Afghanistan en 2021, fractures internes dans l'Union européenne - une dynamique silencieuse mais sûre relie de nouveau l'Afrique, l'Asie et l'Amérique latine. Cette dynamique n'est pas née d'un hasard géopolitique, mais d'une longue mémoire de luttes anticoloniales solidaires qui remonte à Bandung en 1955, au Mouvement des Non-Alignés de Belgrade en 1961 et à la Conférence tricontinentale de La Havane en 1966. Chaque moment historique a inscrit une matrice de résistance commune : refus de l'ingérence, lutte contre la dépendance économique et aspiration à une souveraineté capable de reconstruire des trajectoires confisquées pendant cinq siècles de domination occidentale.
Ces continuités historiques expliquent pourquoi, au XXIe siècle, les convergences d'intérêts entre les trois continents ressurgissent avec une force inédite. L'Afrique se souvient de l'ingénierie néocoloniale imposée après les indépendances, de la Françafrique des années 1960-2000 aux Programmes d'Ajustement Structurel du FMI et de la Banque mondiale entre 1981 et 1994. L'Amérique latine garde la mémoire des coups d'État soutenus par Washington : Guatemala (1954), Brésil (1964), Chili (1973), Argentine (1976), autant d'opérations destinées à préserver un ordre économique favorable aux multinationales occidentales. L'Asie, quant à elle, connaît l'impact de la guerre froide sur sa souveraineté : division de la Corée en 1953, guerre du Vietnam jusqu'en 1975, instrumentalisation de Taïwan dès 1949 comme pivot de containment contre Pékin, un invariant de la politique d'endiguement de Moscou. Ces expériences, chacune ancrée dans un contexte national, dessinent pourtant un même fil conducteur : une résistance à un système mondial conçu pour maintenir la centralité occidentale.
À partir des années 2000, la montée en puissance de la Chine reconfigure profondément ce paysage. Pékin devient le premier partenaire commercial de l'Afrique en 2009, un investisseur majeur en Amérique latine dès 2015 et un acteur structurant de l'Asie à travers l'Organisation de coopération de Shanghai (2001) et la Belt and Road Initiative (2013). Loin du récit occidental qui réduit cette présence à un «impérialisme déguisé», les pays du Sud y voient une alternative stratégique aux conditionnalités politiques imposées par les institutions occidentales. Le Mécanisme de coopération sino-africain (FOCAC) lancé en 2000, l'essor des BRICS élargis en 2024, l'intégration de l'Arabie saoudite et de l'Éthiopie la même année, ainsi que l'approfondissement des alliances Sud-Sud avec l' ALBA en Amérique latine (2004), témoignent de cette reconfiguration profonde de l'ordre international.
Cette convergence ne s'exprime pas seulement par l'économie, mais par une philosophie des relations internationales qui rompt radicalement avec l'hégémonie euro-atlantique. À l'image du Sahel, l'Afrique revendique la fin des bases militaires étrangères et le contrôle de ses ressources stratégiques ; l'Asie défend un ordre régional autonome où la toute-puissance américaine n'est plus une évidence ; l'Amérique latine se réapproprie un discours souverainiste qui ressuscite l'esprit de la doctrine Estrada de 1930 et du Projet pan-américaniste alternatif incarné par Hugo Chávez à partir de 1999. Ces visions distinctes se rejoignent dans une même idée : la souveraineté n'est plus un concept juridique abstrait, mais un instrument de libération économique et civilisationnelle.
Le Sud Global retrouve donc une colonne vertébrale intellectuelle et géopolitique que le Nord (minorité occidentale) n'a plus les moyens de contrôler. Plus les États-Unis tentent de réimposer une logique de blocs - notamment à travers le «pivot vers l'Asie» dès 2011 ou les pressions pour isoler la Chine dans les années 2020 -, plus les pays du Sud s'en détachent en affirmant un refus clair de l'alignement. Ce refus s'observe dans la neutralité africaine face à la crise ukrainienne en 2022, dans le rapprochement stratégique entre le Brésil et la Chine sous Lula en 2023, dans la non-participation de l'ASEAN aux politiques de découplage voulues par Washington après 2020. L'unité tricontinentale n'est donc pas un slogan idéologique : elle découle de décisions politiques concrètes visant à empêcher la reconstitution d'un ordre hiérarchique dominé par l'Occident.
Dans cette vérité crue que le moment impose, la fragmentation du Sud n'est plus tolérable. L'Afrique, l'Asie et l'Amérique latine voient clairement que le bloc euro-atlantique, affaibli mais encore influent dans une certaine mesure, tente de diviser leurs luttes par des récits opposant «démocratie» et «autoritarisme», «libéralisme» et «souveraineté», «droits humains» et «développement». Or cette dichotomie, construite historiquement pour justifier la domination, ne fonctionne plus dans un monde où l'Occident n'est plus exemplaire, ni économiquement, ni moralement, ni géopolitiquement. La crise ukrainienne, les fractures internes américaines depuis 2016, la dépendance européenne au gaz russe révélée en 2022 et les conflits intra-occidentaux sur le leadership mondial ont mis à nu l'effritement d'une puissance qui se bat désormais pour retarder l'inévitable.
Face à ce déclin, l'axe Afrique-Asie-Amérique latine ne se définit plus seulement par le rejet du passé colonial. Il s'affirme comme un projet civilisationnel destiné à reconstruire un monde sans centre impérial, fondé sur la pluralité des modèles, des trajectoires, des ethos et des visions politiques. La Chine, par sa puissance économique, technologique et culturelle, sert de point d'ancrage non pas pour dominer, mais pour catalyser une autonomie collective. Ainsi se dessine un nouvel horizon : un front tricontinental qui ne cherche pas à remplacer l'Occident, mais à le dépasser en redéfinissant les règles mêmes du pouvoir mondial.
De ce qui précède, nous pouvons déduire que l'émergence d'un front tricontinental s'explique par une réalité partagée : malgré des expériences distinctes, les nations du Sud Global demeurent unies par l'épreuve commune de la domination occidentale et par la volonté croissante d'en rompre le diktat.
source : China Beyond the Wall